Outre un désastre sanitaire, la pandémie de coronavirus a provoqué au printemps 2020 un séisme économique. Le Fonds monétaire international a fait la une des médias du monde entier en prédisant en avril la pire crise économique depuis la Grande Dépression des années 1930. Son analyse reposait sur une baisse record des perspectives de croissance de l’économie mondiale à -3 % pour 2020. Bien que ces prévisions parlent de « croissance », elles évoquent, du point de vue économique, l’évolution de la conjoncture à court terme. Cette distinction est pertinente, car les variations à court et à long terme du produit intérieur brut (PIB) sont dues à des facteurs différents.
Expliquons cette différence à l’aide d’un graphique simplifié (voir illustration) : la courbe rouge montre l’évolution modélisée du PIB. Il est important de souligner que les taux de croissance du PIB fluctuent assez fortement dans le temps. Les périodes de forte croissance succèdent à des phases d’évolution lente, voire négative du PIB. Ces fluctuations à court terme de la croissance du PIB déterminent ce qu’on appelle la conjoncture. Outre la courbe indiquant l’évolution économique réelle, le graphique contient une ligne droite qui affiche une pente positive : celle-ci indique le rythme auquel le potentiel de production et donc le niveau de prospérité réalisable varient en moyenne à long terme. Le potentiel de production montre quel serait le PIB de l’économie considérée à un moment donné si les capacités de production disponibles (travail et capital) étaient normalement utilisées. La pente de la droite est appelée croissance à long terme ou croissance tendancielle.
Croissance tendancielle et évolution conjoncturelle
Source : Aymo Brunetti / La Vie économique
L’illustration permet d’interpréter les principales phases du cycle économique. Considérons tout d’abord le moment t1 où la courbe rouge coupe la ligne droite. Le PIB réel correspond ici au PIB qui peut être atteint avec une pleine utilisation du potentiel de production. Dans ce cas, la situation économique est équilibrée sur le plan conjoncturel.
Passons au moment t2. Le PIB réel se trouve au point B et est donc nettement inférieur au PIB pouvant théoriquement être atteint (sur la ligne droite). Dans cette situation, l’économie n’utilise pas toutes les ressources disponibles : le chômage est présent et des capitaux sont inutilisés (les usines tournent au ralenti). La conjoncture est déprimée et l’économie vit une récession.
Abordons enfin le moment t3. Le PIB réel (point C) est supérieur à son potentiel : les ressources sont surexploitées, les travailleurs font des heures supplémentaires et les machines tournent à plein régime, y compris la nuit. L’économie connaît une phase de haute conjoncture.
En résumé, le graphique illustre la croissance tendancielle à long terme sous la forme de la pente de la droite et les fluctuations conjoncturelles sous la forme de la courbe rouge. La position de la courbe par rapport à la droite à un moment donné détermine la situation conjoncturelle.
Les déterminants de la croissance et de la conjoncture
Pour comprendre les notions de croissance et de conjoncture, l’analyse macroéconomique établit une distinction entre l’offre et la demande. Cette distinction est essentielle. L’offre macroéconomique détermine la quantité de biens pouvant être produite dans une économie à un moment donné. Celle-ci dépend principalement de la dotation en travail et en capital et de l’état actuel de la technologie. Il y a croissance lorsqu’une plus grande quantité de travail est effectuée au fil du temps ou lorsque le travail devient plus productif grâce au progrès technique ou à une disponibilité accrue de biens d’équipement. La ligne droite illustre cette croissance du potentiel de production au fil du temps.
John Maynard Keynes, probablement l’économiste le plus important du XXe siècle, a observé que cette analyse de l’offre – et donc du potentiel de production – pouvait certes expliquer la croissance à long terme, mais pas les fluctuations du PIB réel autour de cette tendance visibles dans l’illustration. Pour les comprendre, il faut tenir compte de la demande macroéconomique. La question est donc de savoir si et dans quelle mesure les biens produits sont effectivement achetés, que ce soit par les ménages (demande des consommateurs) ou par les entreprises (demande d’investissement). Cette demande dépend notamment des attentes futures des ménages et des entreprises, qui peuvent fluctuer considérablement.
Une récession est généralement induite par une diminution de la demande ; la demande d’investissement et de consommation faiblit, ce qui engendre une offre excédentaire et le stockage involontaire d’une partie de la production. Les entreprises réagissent durant la phase suivante en diminuant leur production (pour réduire les stocks et anticiper une conjoncture moins favorable). Cela entraîne une baisse du PIB conjuguée à une hausse du chômage, car toute la main-d’œuvre disponible n’est plus indispensable.
Il découle de cette distinction importante entre l’offre et la demande que la politique de croissance et la politique conjoncturelle ne sont pas équivalentes. La croissance à long terme (la ligne droite de l’illustration) peut être influencée par des politiques économiques qui augmentent l’emploi et la productivité du travail. Si l’on veut en revanche amortir les fluctuations du PIB, il faut agir sur la demande globale, à savoir la consommation et l’investissement.
Le choc exceptionnel du coronavirus
Dans le cadre de cette analyse, la crise du coronavirus est un événement macroéconomique exceptionnel, dans la mesure où l’effondrement économique est causé par une baisse simultanée de l’offre (totalement inédite) et de la demande (typique d’une récession) : du côté de l’offre, le confinement de la population réduit le potentiel de production, alors que du côté de la demande, la consommation et l’investissement ralentissent.
Le graphique aide à interpréter les événements actuels : en ce début d’été 2020, nous vivons une phase correspondant au point B (à savoir une récession classique), mais simultanément – et c’est ce qui rend la situation extraordinaire – la ligne reflétant la tendance à long terme s’est temporairement infléchie vers le bas, car la capacité de production et donc l’offre ont diminué en raison du confinement. Trouver les mesures de politique économique adéquates pour lutter efficacement contre le marasme actuel constitue ainsi un défi de taille.
Distinguons les deux principaux instruments de politique économique utilisés en Suisse : d’une part, les aides octroyées aux entreprises sous forme de liquidités sont destinées à amortir le choc de l’offre afin que les capacités de production existantes et – espérons-le – encore intactes puissent être relancées une fois la crise passée ; d’autre part, la forte augmentation des indemnités versées en cas de réduction de l’horaire de travail poursuivent le même objectif du côté de l’offre, tout en soutenant la demande, et notamment la consommation. Les premières indications montrent que ces mesures pourraient se révéler efficaces, mais il est encore trop tôt pour savoir si elles permettront d’éviter une récession prolongée.