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La Direction du travail, témoin d’un siècle de transformations sociales

L’économie et le travail ont profondément changé depuis la fondation de l’État fédéral. Cette évolution se reflète dans les tâches attribuées à la Direction du travail durant son siècle d’existence.
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L’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail a rapidement encouragé les femmes à occuper des positions dirigeantes. La juriste Nelly Jaussi était la fonctionnaire fédérale la plus haut placée au tournant des années 1950. (Image: Archives photographiques Ringier)

Les premiers temps de la Suisse moderne sont plutôt sombres. Ils sont notamment marqués par le travail des enfants, des horaires interminables et l’absence de protection des salariés contre les accidents et les maladies.

La Révolution de 1848, qui a détrôné l’Ancien Régime, instaure en effet un « État-veilleur de nuit » : concrètement, celui-ci se borne à harmoniser les bases juridiques du paysage politique et économique suisse, tout en abandonnant au marché le soin de régir les rapports de travail. Cette politique du laissez-faire entraîne une dégradation des conditions sociales durant la seconde moitié du XIXe siècle et la question de la protection des travailleurs surgit dans le sillage de l’industrialisation.

Une compétence fédérale dès 1874


Les cantons sont les premiers à légiférer dans le domaine du travail. La loi glaronnaise de 1864 sur les fabriques a ainsi introduit la journée de 12 heures, à une époque où la durée du travail dépendait du bon vouloir du patron. Il a fallu attendre la révision de la Constitution fédérale de 1874 pour que le droit du travail et la protection des travailleurs deviennent une compétence fédérale. La nouvelle loi sur les fabriques, applicable dans toute la Suisse, consacre en 1878 la semaine de 11 heures et le principe de responsabilité civile des entrepreneurs. L’Inspection fédérale des fabriques surveille depuis lors l’application de ces dispositions d’entente avec les cantons, et des inspecteurs contrôlent les usines.

La Confédération finance également les offices du travail, apparus à la fin du XIXe siècle, et leur délègue la tâche de soutenir les chômeurs. Les premiers bureaux du travail, qui voient notamment le jour à Berne en 1888 et à Genève en 1895, ont pour mission de placer et de contrôler les chômeurs ainsi que d’organiser les programmes d’emploi de crise financés par les pouvoirs publics.

Les ingérences croissantes de l’État fédéral dans un marché de l’emploi libéral ont lieu dans le contexte de la Première Guerre mondiale. En Suisse, la grève générale marque le débat politique. L’esprit révolutionnaire qui émerge alors dans la rue et les fabriques est combattu par la police et l’armée, avant que les responsables politiques ne répondent aux revendications des ouvriers : la Confédération adopte en 1919 la loi fédérale portant réglementation des conditions de travail, qui prévoit de créer un office fédéral du travail et d’attribuer à Berne le pouvoir de « déclarer les contrats collectifs de travail obligatoires […] et établir des contrats-types de travail »[1]. En 1950, l’Ofiamt estime ainsi que 800 000 personnes – soit trois cinquièmes des salariés – sont soumises à une convention étendue. Tenant compte de la nouvelle donne sur le marché de l’emploi, la loi sur le travail de 1964[2].

David Syz prend la direction du Seco en 1999. Jean-Daniel Gerber lui succède en 2004 avant de passer le témoin en 2011 à Marie-Gabrielle Ineichen-Fleisch. Le Seco compte dix unités, dont la Direction du travail[3]Ordonnance du 14 juin 1999 sur l’organisation du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche

  1. Loi fédérale du 27 juin 1919 portant réglementation des conditions de travail ; Feuille fédérale (FF), 1919, 3, 26, p. 880-888.[/fnd]. Bien que cette loi soit refusée par le peuple en 1920, la révision de la loi sur les fabriques adoptée la même année intègre cependant un autre abaissement de la durée du travail et des dispositions visant à protéger les travailleuses.

    Une naissance sous le signe de la paix


    Le Conseil fédéral décide dès 1919 de créer un Office d’assistance en cas de chômage. Celui-ci est toutefois dissous en 1921 et remplacé par l’Office fédéral du travail instauré en vertu de l’arrêté fédéral du 8 octobre 1920. L’ancêtre de l’actuelle Direction du travail du Secrétariat d’État à l’économie (Seco) est né. Le nouvel office a pour mission de surveiller les conditions de travail et notamment d’accomplir « les tâches qui incombent à la Suisse par le fait de son accession à l’Organisation internationale du travail. » Il doit également observer les conditions de travail, le coût de la vie et le marché de l’emploi pour « prévenir et apaiser les conflits du travail »[1]. Les motifs avancés par le Conseil fédéral pour créer un office du travail peu après le rejet de la loi par le peuple méritent qu’on s’y arrête. Le message qu’il adresse alors au Parlement contient en effet un extrait du Traité de paix de Versailles, qui a mis un terme à la Grande Guerre : les parties contractantes indiquaient notamment que la « paix ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale » et que, à cette fin, « il est urgent » d’améliorer les conditions de travail[2]. Le Conseil fédéral s’est donc inspiré des résolutions de l’OIT, fondée à Genève en 1919. Les débuts de l’Office fédéral du travail sont modestes : en 1925, il compte neuf collaborateurs, dont un secrétaire de département, un « secrétaire de première classe », un statisticien social, un statisticien auxiliaire et trois assistantes en statistique.

    L’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail


    En 1930, l’Office fédéral du travail fusionne avec la division de l’industrie et des arts et métiers[3], qui existe depuis 1888. Cette division a pour attribution la protection des travailleurs (confiée à l’Inspection des fabriques) et la formation professionnelle. Elle a ensuite assumé les arts et métiers (ateliers) et la formation agricole et professionnelle des femmes. Cette fusion donne naissance, au sein du Département fédéral de l’économie publique (DFEP), à l’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail (Ofiamt) ; celui-ci comprend alors les Inspectorats fédéraux des fabriques, quatre commissions fédérales (fabriques, ateliers, statistique sociale et étude des prix) ainsi que trois collèges d’experts (un pour l’enseignement professionnel industriel, un pour l’enseignement commercial et un composé de femmes pour l’« enseignement ménager »). Parmi les « adjoints de direction » – l’équivalent des membres de l’état-major actuel –, Dora Schmidt est la première femme à occuper un poste élevé dans l’administration fédérale. L’Ofiamt est le premier service fédéral à promouvoir les femmes aux postes de cadre : Martha Bänninger est par exemple nommée cheffe de section en 1939. L’Ofiamt ne cesse de se réorganiser au cours du XXe siècle pour adapter le contrôle des rapports de travail (et donc la disponibilité de la main d’œuvre, sa santé et sa sécurité au travail) à l’évolution du cadre économique et social. Le marché du travail devient ainsi de plus en plus réglementé par la Confédération et les cantons.

    Économie de guerre et recherches économiques


    La lutte contre le marasme économique des années 1930, et en particulier le chômage, constitue la première intervention draconienne des pouvoirs publics, avec l’instauration de mesures de création d’emplois. Elle est suivie de la préparation à l’économie de guerre : la Suisse tire en 1938 les leçons de la Première Guerre mondiale, pour laquelle elle était insuffisamment préparée, et dote le Conseil fédéral de vastes compétences lui permettant de procéder à des saisies, à des expropriations et à des contrôles.

    Le DFE double les offices civils d’offices d’économie de guerre, de sorte que l’Office de guerre pour l’industrie et le travail gère les matières premières et la main-d’œuvre dès le 4 septembre 1939. Le travail obligatoire est instauré. Les problèmes liés aux assurances sociales sont confiés à l’Office de guerre pour la prévoyance, car ils ne font pas partie de la mission de l’Ofiamt, qui comprend encore en 1939 l’Inspection des fabriques et les commissions précédemment mentionnées, auxquelles est venue s’ajouter la Commission de recherches économiques.

    En 1940, la Confédération promulgue une loi sur le travail à domicile qui attribue au Conseil fédéral la compétence de fixer des salaires minimaux afin d’améliorer les conditions de travail, en particulier dans le secteur textile[4]. Grâce à ces dispositions qui atténuent les tensions sociales, la Suisse traverse sans trop de dommages les années de guerre, en tout cas mieux qu’en 1914–1918.

    L’essor économique de l’après-guerre


    Les politiques de l’emploi des pouvoirs publics évoluent au gré de l’envolée économique des années 1960, de la récession des années 1970 et de l’intégration dans le marché européen du travail dans les années 1990.

    La demande en main-d’œuvre augmente fortement après 1950. La Suisse recrute alors des travailleurs saisonniers dans les pays du sud de l’Europe selon le principe de rotation : elle n’octroie que des autorisations de durée limitée, de sorte que le contingent de travailleurs étrangers se renouvelle constamment. De 1950 à 1970, elle délivre ainsi 3 millions de permis à des saisonniers au prix d’un coût administratif considérable.

    C’est l’âge d’or de la politique sociale fondée sur le principe de parité, qui aboutit à des ententes entre les partenaires sociaux (syndicats et organisations patronales) encouragées par des organismes publics qui agissent en qualité de médiateurs. En 1941 déjà, un arrêté fédéral prévoit la possibilité d’étendre le champ d’application des conventions collectives de travail ; il sera remplacé par une loi en 1956[5] étend la protection dont bénéficient les ouvriers d’usine aux salariés d’autres entreprises, tant publiques que privées, de sorte qu’elle s’applique maintenant à quelque 2 millions de travailleurs. En 1965, l’Ofiamt se compose toujours de l’Inspection fédérale des fabriques et des collèges d’experts précédemment mentionnés, auxquels est venu s’ajouter un service de médecine du travail à Zurich. Selon l’Annuaire fédéral, les attributions de l’Ofiamt sont les questions liées au marché du travail et la statistique sociale. Quant aux commissions fédérales du marché du travail et des recherches économiques, elles sont rattachées successivement à différentes unités. L’Ofiamt excelle à s’attacher les services de fonctionnaires émérites qui ont fait ou feront ensuite carrière dans l’économie privée ou dans des organisations économiques. Il compte 109 employés en 1965. Selon la Fondation Gosteli, qui gère les archives sur l’histoire du mouvement des femmes en Suisse, la juriste Nelly Jaussi devient la fonctionnaire fédérale la plus haut placée de son époque lorsqu’elle est nommée première directrice adjointe en 1948[6].

    La crise pétrolière et le chômage


    Dans les années 1970, l’économie mondiale plonge dans une grave récession qui se traduit par une montée du chômage et par des restructurations, surtout dans le secteur horloger. L’immigration est en recul constant depuis le début de la décennie et chute de près de 60 % avant de se tarir. Plus de 300 000 personnes doivent rentrer dans leur pays d’origine, ce qui vaut à la Suisse d’être accusée d’utiliser la main-d’œuvre étrangère comme un « tampon conjoncturel ». Avant la crise pétrolière, un actif sur six seulement était assuré, de sorte que l’assurance-chômage est dans un premier temps totalement débordée. Elle sera rendue obligatoire dans le nouveau régime approuvé en votation populaire en 1976.

    Lors de l’embellie des années 1980, Jean-Pierre Bonny reprend les rênes de l’Ofiamt, qui compte désormais cinq divisions : celles-ci traitent respectivement de la protection des travailleurs et du droit du travail (y compris l’Inspection du travail), de la main-d’œuvre et de l’émigration, de l’assurance-chômage, de la formation professionnelle et de la statistique sociale – sans oublier le Service médical du travail et le nouveau Service des affaires internationales.

    La Direction du travail


    En 1994, le Conseil fédéral soumet aux Chambres son message concernant la modification de la loi sur le travail, qui vise à assouplir les prescriptions relatives à la durée du travail[7]. Après un premier échec en référendum, le Conseil fédéral modifie les dispositions de protection et la nouvelle loi entre finalement en vigueur en 1998. L’économie s’oriente désormais selon des principes néolibéraux : la libre circulation des personnes et l’intégration dans le marché du travail européen sont centrales. En parallèle, la Confédération procède à une refonte de ses structures politiques et administratives. L’Ofiamt est rattaché en 1998 à l’Office fédéral du développement économique et de l’emploi (OFDE) sous la houlette de Jean-Luc Nordmann[8]. Le 14 juin 1999, le Conseil fédéral décide, dans le cadre du projet Minerva, de regrouper l’OFDE et l’Office fédéral des affaires économiques extérieures (Ofaee) au sein du nouveau Secrétariat d’État à l’économie (Seco). Cette décision soulève des critiques au sein du DFE : celui-ci avait en effet demandé la création d’un office fédéral du travail en avril 1999, requête qu’il ne retire qu’en juin 1999 en faveur de l’intégration d’une direction du travail dans le Seco, estimant que la promotion de l’emploi fait partie intégrante de la politique économique[9].

    Des cultures irréconciliables ?


    Le DFE fait initialement valoir que l’OFDE et l’Ofaee présentent « bien moins » de doublons que ce qui avait été supposé à l’origine, de sorte que les effets de synergies seraient moindres. La réorganisation concerne 570 postes. Le rapport final publié en 2000 par la Chancellerie fédérale sur la Réforme du gouvernement et de l’administration signale qu’il est pratiquement impossible d’éliminer les différences de culture des deux offices et qu’il ne faudrait les harmoniser que dans la mesure où leur collaboration n’en souffrirait pas. Les auteurs du rapport misent sur des « facteurs mous » comme la coopération sous forme de projets et des groupes de travail aux structures souples.

    Le DFE s’inquiète des dimensions de l’office et estime que la juxtaposition de cultures différentes n’est pas efficiente. Il espère que l’autonomie des organes dirigeants, l’aplatissement des structures hiérarchiques et la souplesse de l’organisation compenseront les inconvénients. Quelques voix déplorent également que la formation professionnelle soit détachée des domaines de l’économie et de l’emploi pour s’intégrer dans le nouvel Office fédéral de la formation professionnelle et de la technologie. Le transfert de la section de la main-d’œuvre et de l’immigration du DFE au Département fédéral de justice et police est également contesté. Si le rapport de la Chancellerie fédérale constate effectivement une appréciation plutôt critique des réformes dans le domaine de l’économie et de l’emploi, il conclut néanmoins que l’intégration du domaine du travail dans la politique économique est judicieuse[10]Réforme du gouvernement et de l’administration, Rapport final, Berne, 2000, p. 76–77, 109. Concernant la «REODEC», « Réorganisation du DFE dans le cadre de la Réforme du gouvernement et de l’administration », 2000, voir la cote E7001D#2009/55#1411* dans les AFS. []

  2.  []

Proposition de citation: Koller, Guido (2020). La Direction du travail, témoin d’un siècle de transformations sociales. La Vie économique, 21. septembre.