Rechercher

Extension de la prévoyance individuelle : bonne ou mauvaise idée ?

Demande d’extension de la prévoyance individuelle, individualisation de la prévoyance professionnelle : guère judicieuses d’un point de vue économique, ces tendances reflètent l’enlisement des réformes dans la prévoyance vieillesse.
Die Appenzell Innerrhoder zahlen durchschnittlich am meisten in die Säule 3a ein. Der Seealpsee im Alpsteingebirge. (Image: Keystone)

Environ 20 % des dépenses publiques en Suisse sont consacrées à la vieillesse[1]. Ce taux montre à quel point un système de prévoyance vieillesse bien développé est important. Les évolutions démographique et économique mettent cependant la prévoyance vieillesse sous pression : d’une part, le rapport entre la durée de la vie active et celle de la retraite se dégrade dans le premier pilier sous l’effet de l’allongement de l’espérance de vie ; d’autre part, le bas niveau des taux pèse sur la rémunération des avoirs du deuxième pilier et le taux de conversion est trop élevé.

Alors que d’autres pays confrontés à des problèmes similaires ont déjà réformé leur système de prévoyance, la Suisse peine à réaliser les réformes politiques nécessaires et à assainir durablement ses assurances sociales[2]. Selon le Baromètre de la prévoyance 2020 publié par la banque Raiffeisen[3], la confiance de la population dans le système national de prévoyance est faible. La prévoyance individuelle du troisième pilier y est jugée plus importante. Pourtant, celle-ci n’a guère été prise en compte dans les propositions de réforme du système suisse de prévoyance formulées jusqu’ici.

Le sentiment de la population se reflète dans deux grandes tendances actuellement perceptibles en Suisse dans la prévoyance vieillesse : d’une part, celle-ci est toujours plus individualisée ; d’autre part, le financement par capitalisation en vigueur dans la prévoyance professionnelle et individuelle gagne en importance par rapport au financement par répartition de l’assurance vieillesse et survivants (AVS). On le constate avec l’essor des solutions 1e (stratégies de placement individualisées) dans la prévoyance professionnelle et avec l’extension du pilier 3a dans la prévoyance privée demandée dans la motion du conseiller aux États PDC obwaldien Erich Ettlin (voir encadré). Mais le développement de la prévoyance individuelle par capitalisation est-il judicieux sur le plan économique ?

Des raisons politiques


La prévoyance vieillesse représente 53 % de toutes les prestations sociales. Le fait qu’elle soit en grande partie régie par la législation et non organisée de manière privée a des origines politiques : seul un financement obligatoire par répartition permettait d’introduire relativement rapidement une rente de vieillesse qui profite également à des personnes n’ayant guère cotisé, comme ce fut le cas de la première génération de rentiers AVS de 1948[4].

Mais la prospérité se serait-elle davantage accrue d’un point de vue économique si on avait introduit en 1948 un régime par capitalisation plutôt que par répartition ? Et aujourd’hui : une refonte du système avec un renforcement de la prévoyance individuelle privée au détriment de l’AVS améliorerait-elle la prospérité ?

Une refonte du système ne vaut pas la peine


On peut rapidement répondre à la première question : si l’on avait opté pour un régime par capitalisation en 1948, celui-ci aurait été économiquement supérieur au régime par répartition, car tout système de prévoyance qui se fonde sur une accumulation de capitaux augmente par principe le potentiel de rentes. Le fait que pratiquement tous les États aient malgré tout privilégié le régime par répartition est lié à des considérations politiques et non économiques, comme expliqué précédemment.

La situation se présente différemment aujourd’hui : on ne part pas de zéro et le régime par répartition en vigueur devrait donc être transformé. Mais selon la littérature scientifique, effectuer cette conversion aujourd’hui ne favoriserait pas la prospérité[5]. Pour que ce soit le cas, il faudrait déjà que les prestations perçues par les bénéficiaires dans le système de répartition soient réduites et que les montants ainsi économisés soient affectés à la constitution de l’épargne de la génération active. Or, une diminution des rentes en cours ne se produit pratiquement jamais et même les propositions politiques actuelles visant à renforcer la prévoyance individuelle et la prévoyance professionnelle ne le prévoient pas. La génération active devrait verser des cotisations supplémentaires pour constituer sa propre épargne en plus de celles déjà versées dans le régime par répartition. Autrement dit, une fois que l’on a opté pour le système de répartition (et cette remarque vaut également pour tout développement ultérieur), on en reste « prisonnier » tant que l’on n’est pas prêt à réduire les rentes. Chaque projet visant à développer l’AVS devrait donc être examiné très soigneusement.

L’individualisation diminue le rendement


Voilà pour le passage à un régime par capitalisation. Qu’implique maintenant la tendance à l’individualisation dans la prévoyance d’un point de vue économique ? Quelques indices suggèrent que l’individualisation ne permet globalement pas d’atteindre des rendements aussi élevés que dans des formes collectives de prévoyance par capitalisation, comme les caisses de pension. Ces dernières peuvent en effet prendre des risques importants sur le marché des capitaux sans que les assurés aient à les supporter individuellement. Les éventuelles variations de rendement peuvent être compensées par le taux de couverture. Et comme ces systèmes collectifs de financement par capitalisation investissent en prenant davantage de risques que les systèmes individuels, on peut s’attendre à des rendements plus élevés à long terme.

Le fait que les rendements diminuent avec la diversification provient également d’erreurs de placement comme l’absence de diversification, des stratégies de placement trop prudentes et des coûts élevés en raison d’une faible position de négociation vis-à-vis des prestataires de services financiers qui gèrent les avoirs de prévoyance. La performance du fonds de prévoyance de l’État suédois est par exemple plus élevée que les portefeuilles individuels des quelque 800 offres privées : ses coûts sont très bas du fait de l’important volume de placements et sa stratégie est claire. Ainsi, une individualisation de la prévoyance vieillesse par capitalisation dans le cadre de solutions 1e évite d’une part des éléments de répartition étrangers au système (comme c’est le cas actuellement, puisque les revenus des placements des caisses de pension servent principalement à verser des rentes de vieillesse trop élevées au lieu d’être crédités aux actifs dans le cadre du processus d’épargne). Mais l’individualisation diminue d’autre part le potentiel de rendement dans le système de la prévoyance.

Le passage à un régime individuel par capitalisation est-il économiquement judicieux aujourd’hui ? La réponse est non : ni le passage d’un régime par répartition à un système de capitalisation ni l’individualisation n’augmentent la prospérité. Ces développements sont uniquement le reflet de l’enlisement des réformes de la prévoyance vieillesse, mais ne sont pas la solution. Il serait plus important de mener les réformes nécessaires dans la prévoyance vieillesse, en adaptant par exemple le taux de conversion, beaucoup trop élevé, dans la LPP[6].

La prévoyance individuelle par capitalisation dans le cadre du pilier 3a est une composante centrale de la prévoyance. Elle sert cependant d’abord à compléter les deux autres piliers, et non à les remplacer. Elle est en outre facultative, même si elle est encouragée fiscalement. Dans la littérature scientifique, l’effet de ces incitations est d’ailleurs contesté. La question de savoir si la prévoyance individuelle favorise une épargne supplémentaire ou s’il s’agit simplement d’une réallocation de l’épargne vers le pilier 3a n’est pas tranchée. Il n’est pas certain non plus que les incitations fiscales atteignent leurs groupes cibles et que les personnes qui cotisent au pilier 3a soient également celles qui devraient épargner, comme les travailleurs à temps partiel (le plus souvent des femmes) ou les bas salaires, qui touchent une petite rente des deux premiers piliers. D’autres incitations et approches pourraient le cas échéant s’avérer plus efficaces, à l’image des « subventions de contrepartie » (« matching grants ») : au lieu d’accorder une déduction fiscale, l’État verserait alors un franc supplémentaire pour chaque franc versé dans le cadre du pilier 3a.

Seul un tiers des salariés cotisent au pilier 3a


Quels sont les chiffres de la prévoyance individuelle ? Fin 2018, les avoirs du pilier 3a totalisaient 123 milliards de francs[7] : 59 milliards se trouvaient sur des comptes de prévoyance et 18,5 milliards dans des fonds de placement gérés par des établissements bancaires. Les 45,7 milliards restants étaient investis dans des assurances-vie.

Selon la règle, chaque personne ayant un revenu soumis à l’AVS en Suisse peut cotiser au pilier 3a facultatif. Une analyse montre que les salariés ne versent pas tous chaque année le montant maximal actuel de 6826 francs : seul un contribuable sur trois environ a fait usage de cette possibilité en 2016. La situation financière joue un rôle déterminant sur la prévoyance individuelle : ceux qui en ont les moyens épargnent pour la retraite. La prévoyance individuelle augmente également à mesure que la charge fiscale s’accroît et que le revenu s’améliore. L’âge et un bon niveau de formation favorisent eux aussi la prévoyance individuelle. Il existe par ailleurs des différences entre les cantons (voir illustration 1). Genève enregistre les versements par contribuable les plus bas. Ils sont déjà beaucoup plus élevés dans les cantons ruraux, notamment en Suisse centrale. Les contribuables d’Appenzell Rhodes-Intérieures sont ceux qui, en moyenne, cotisent le plus au pilier 3a.

Ill. 1. Cotisation moyenne par contribuable au pilier 3a, par canton (2016)




Source : AFC / La Vie économique

D’importantes différences apparaissent également concernant le nombre de personnes qui cotisent et le niveau des cotisations. Bâle-Ville compte la plus grande part de contribuables qui ne versent rien au pilier 3a. En moyenne suisse, seul un gros quart des contribuables verse un montant proche du maximum déductible. De nouvelles données de l’Administration fédérale des contributions montrent en outre que plus d’un salarié sur deux ne cotise pas au pilier 3a (voir illustration 2).

Reste à savoir si l’extension du pilier 3a proposée dans la motion Ettlin, avec l’introduction de possibilités de rachat et les solutions 1e dans la LPP – qui sont toutes deux des stratégies individuelles par capitalisation – est vraiment de nature à résoudre les problèmes de la prévoyance vieillesse. Si ces solutions peuvent compléter les premier et deuxième piliers, des réformes dans l’AVS et la LPP n’en restent pas moins nécessaires.

Ill. 2. Part de cotisants au pilier 3a, par niveau de cotisation (2016)




Remarque : seuls les actifs salariés sont représentés.

Sources : AFC / La Vie économique

  1. Voir OFS, Comptes nationaux, Dépenses des administrations publiques par fonction en 2018[]
  2. Voir l’indice mondial Melbourne Mercer des systèmes de retraite[]
  3. Voir Raiffeisen (2020). []
  4. Blankart (2017), p. 288. []
  5. Blankart (2017), p. 288. []
  6. Loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité[]
  7. Voir Schüpbach et Müller (2019). []

Bibliographie

  • Blankart C. B. (2017). Öffentliche Finanzen in der Demokratie. Eine Einführung in die Finanzwissenschaft. Neuvième édition. Munich : Vahlen (chapitre 18).
  • Greber D. et Moor M. (2017). « Un report du risque sur les assurés ». La Vie économique, 2017/7 : 62–63.
  • Hofmann R. (2018). « Fiskalische Anreize für das Vorsorgesparen : Evidenz in der Schweiz ». ZBB Zeitschrift für Bankrecht und Bankwirtschaft, 4/2018 : 221–245.
  • Hofmann R. (2018). « Die gebundene Vorsorge ‹Säule 3a› in der Schweiz : finanzwissenschaftliche Aspekte der Sparförderung ». IFF Forum für Steuerrecht, 2/2018 : 122–140.
  • Raiffeisen (2020). Baromètre de la prévoyance 2020. 10.
  • Schüpbach S. et Müller S. (2019). « À combien s’élève le capital du pilier 3a ? » Sécurité sociale CHSS, 2019/4 : 57–59.
  • Sigg A., Grimm S. et Hofmann R. (2019). « Le nudge digital. Encourager l’épargne dans le 3e pilier par la digitalisation ». Prévoyance professionnelle suisse PPS, 2019/5 : 10–11.

Bibliographie

  • Blankart C. B. (2017). Öffentliche Finanzen in der Demokratie. Eine Einführung in die Finanzwissenschaft. Neuvième édition. Munich : Vahlen (chapitre 18).
  • Greber D. et Moor M. (2017). « Un report du risque sur les assurés ». La Vie économique, 2017/7 : 62–63.
  • Hofmann R. (2018). « Fiskalische Anreize für das Vorsorgesparen : Evidenz in der Schweiz ». ZBB Zeitschrift für Bankrecht und Bankwirtschaft, 4/2018 : 221–245.
  • Hofmann R. (2018). « Die gebundene Vorsorge ‹Säule 3a› in der Schweiz : finanzwissenschaftliche Aspekte der Sparförderung ». IFF Forum für Steuerrecht, 2/2018 : 122–140.
  • Raiffeisen (2020). Baromètre de la prévoyance 2020. 10.
  • Schüpbach S. et Müller S. (2019). « À combien s’élève le capital du pilier 3a ? » Sécurité sociale CHSS, 2019/4 : 57–59.
  • Sigg A., Grimm S. et Hofmann R. (2019). « Le nudge digital. Encourager l’épargne dans le 3e pilier par la digitalisation ». Prévoyance professionnelle suisse PPS, 2019/5 : 10–11.

Proposition de citation: Roland Hofmann ; Markus Moor ; (2020). Extension de la prévoyance individuelle : bonne ou mauvaise idée . La Vie économique, 19 octobre.

Rachats dans le cadre du pilier 3a

La motion du conseiller aux États Erich Ettlin (PDC/OW) demande d’autoriser les versements a posteriori dans le pilier 3a. Les Chambres fédérales ont adopté la motion en juin 2020, chargeant ainsi le Conseil fédéral d’autoriser les rachats a posteriori dans le cadre du pilier 3a. Les personnes qui n’ont pas pu cotiser au pilier 3a, ou seulement de manière incomplète (en raison d’un temps partiel, d’une activité indépendante ou encore d’une pause maternité) devraient pouvoir rattraper les versements manqués, mais avec des limites quant à la fréquence et au montant. Un rachat ne serait possible que tous les cinq ans, la somme serait limitée à 34 128 francs et tous les retraits anticipés effectués en vue d’acquérir la propriété d’un logement seraient déduits de la somme de rachat maximale.

La motion vise à renforcer la prévoyance privée de la classe moyenne. Au vu de la pression croissante sur les premier et deuxième piliers du système de prévoyance, la responsabilité individuelle prend de plus en plus d’importance. Le Conseil fédéral est à présent chargé de préparer des révisions légales détaillées. Les nouvelles dispositions ne devraient pas entrer en vigueur avant 2023.