Thomas Helbling, Directeur de l’Association suisse d’assurances (ASA), Zurich
La solidarité a de nombreux visages : le samaritain charitable qui se penche vers la victime blessée et dépouillée pour lui apporter son aide ; Saint Martin qui partage son manteau avec un mendiant à genoux devant lui ; ou encore le flux constant des dons privés et volontaires qui passent des bien-portants aux invalides, des privilégiés aux laissés-pour-compte, des individus sains aux malades. De nombreuses personnes s’investissent jour après jour bénévolement et gracieusement pour leurs semblables. Inconditionnelle, la solidarité naît de la proximité et de la compassion. Elle renforce la cohésion de familles, de communautés et de sociétés entières tout en les rendant plus résistantes face aux malheurs.
La solidarité est également un principe constitutif de l’État : un pour tous, tous pour un. C’est la devise qui figure au centre de la coupole du Palais fédéral autour de la croix blanche sur fond rouge, couronnée par les armoiries des cantons. Ces derniers se réunissent dans l’État fédéral ; ils s’entraident et posent les bases de la liberté, de l’indépendance et de la prospérité dans leur confédération.
L’exemple mythique d’Arnold de Winkelried met également en évidence la force énorme de cet engagement en faveur du bien commun. Selon la tradition, Winkelried se serait sacrifié pour tous les autres sur le champ de bataille de Sempach. En contrepartie, il aurait confié sa famille aux bons soins de ses camarades. La solidarité nationale avec les victimes des catastrophes naturelles et d’autres malheurs a également été importante pour le renforcement du sentiment d’appartenance au jeune État fédéral. Plus de 300 millions de francs (valeur actuelle), ont ainsi été récoltés après l’incendie de Glaris et les crues alpines au milieu du XIXe siècle : c’est plus du double de l’argent versé en faveur des victimes du tsunami de 2004 dans l’océan Indien.
La solidarité dans le monde des assurances
Avec la fondation de l’État fédéral moderne, les conditions territoriales et économiques étaient également réunies pour permettre la création du système d’assurance privée tel que nous le connaissons aujourd’hui. L’industrialisation du pays et les nouvelles ouvertures économiques qui en ont résulté lui ont donné l’impulsion décisive. On ne voulait plus se retrouver seul et dépendre de l’aide aléatoire des autres et de leur générosité en cas de coup dur. Il est dès lors devenu possible de se couvrir contre les risques de la vie de manière planifiée et dans un cadre sûr, moyennant le paiement d’une prime.
La solidarité a toujours joué un rôle crucial, hier comme aujourd’hui. Bien que la mise en danger potentielle dans la communauté de risque soit différente pour chacun, les primes sont identiques pour tous. Les membres des collectifs d’assurés acceptent ces disparités, parce qu’ils comprennent et approuvent la logique et la force du principe de solidarité. Celui-ci implique de se sacrifier pour les autres, mais il nous promet également de l’aide si un sinistre nous touche.
Solidarité et sécurité sociale
Parallèlement à l’émergence du secteur de l’assurance privée, l’État s’est également attelé à institutionnaliser le principe de solidarité étape par étape et, avec la bénédiction du peuple et des cantons, à instaurer un réseau de sécurité sociale étatique obligatoire. Contrairement au principe de l’assurance basée sur la solidarité privée et facultative, il s’agissait et il s’agit encore de davantage que la simple compensation des risques au sein d’un collectif : cette assurance populaire créée par l’État comprend avant tout la redistribution des riches vers les pauvres, répondant à un souhait de politique sociale. L’AVS en est l’exemple le plus connu.
Ces différents types de solidarité n’existent pas seulement côte à côte : leur regroupement a surtout une portée symbiotique, comme le prouve le succès du régime de prévoyance helvétique basé sur trois piliers. Aujourd’hui, ce système répartit les risques et les charges entre une assurance étatique obligatoire (AVS), une prévoyance professionnelle obligatoire (LPP) et un dispositif privé reposant sur une base volontaire (prévoyance individuelle).
Étatique et privée, obligatoire et facultative, solidaire et responsable : cette forme de prévoyance contribue à l’équilibre général et augmente ainsi la résilience du pays. La diversité, l’équilibre global et l’efficacité de chacun des trois piliers garantissent non seulement la solidité du système, mais en assurent également la pérennité – à l’instar de la biodiversité dans la nature.
La numérisation met la solidarité sous pression
Même si son histoire est faite de réussites, la solidarité ne va pas de soi, ni pour l’État ni pour l’assurance. En effet, la numérisation lui pose des défis.
La numérisation offre davantage d’efficacité, de possibilités et de connaissances. Devenue incontournable pour l’économie et la société, elle engendre une plus-value économique et un gain d’expérience pratique, tant à l’échelon individuel qu’au niveau de la communauté. D’un autre côté, la mise en réseau croissante et la hausse constante des quantités de données augmentent les effets de dépendance, élargissent le spectre des risques et facilitent le contrôle de soi et des autres. Le virage technologique restreint toujours plus la sphère privée et la souveraineté des individus, tout en multipliant les connaissances et les possibilités d’action.
La numérisation pénètre également le secteur des assurances et le transforme sans cesse et à un rythme élevé. En mesurant son propre comportement, on aide la prévention et la minimisation des risques. Apprendre à conduire de manière sûre et vivre sainement sont à cet égard des axes importants. La pression augmente également sur les assurés pour qu’ils adoptent un mode de vie correct du point de vue actuariel, mais avec une forme de contrôle venant de l’extérieur.
Le flot de données a emporté le voile de l’ignorance qui enveloppait jusqu’ici les collectifs d’assurés. La connaissance que l’on peut avoir de l’étendue de son propre risque incite à la comparaison avec la médiane du collectif. La disposition à payer pour les autres recule. Les nouvelles informations que les assureurs possèdent sur les assurés peuvent également les inciter à segmenter les collectifs d’assurés et à rendre les conditions plus attrayantes pour les bons risques ou des groupes spécifiques. La responsabilité individuelle s’en trouve certes renforcée, mais au détriment de la solidarité et de la cohésion. Et le fait de récompenser les bons risques amènera à sanctionner les mauvais risques pour que la facture totale soit correcte.
Néanmoins, la solidarité ne se mesure pas en francs, en nombre de pas ou en calories. C’est un bien moral. Seul l’être humain – et pas la sphère numérique – peut lui attribuer une valeur et la défendre en la comprenant et en étant convaincu de sa raison d’être. L’avenir nous dira dans quelle mesure les hommes sont prêts à sacrifier la solidarité sur l’autel de la numérisation dans le domaine de l’assurance. Les résultats d’un récent sondage mené par l’institut Sotomo sont à cet égard ambigus : l’acceptation de primes liées au comportement augmente alors que la solidarité continue dans le même temps de jouir d’une forte adhésion dans la communauté des risques. La devise des personnes interrogées semble être « aussi bien l’un que l’autre ». Le grand défi consistera à concilier ce slogan avec les contraintes de la transition technologique.
Le risque de l’institutionnalisation
Le principe de solidarité subit par ailleurs de fortes pressions venant d’un autre bord. La proximité, l’attachement et la volonté sont essentiels pour la solidarité et l’ennoblissent. Saint Paul le savait déjà : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir ». La solidarité étatique institutionnalisée n’est pas volontaire et la proximité personnelle, tout comme le fait de se sentir concerné, n’est pas l’élément moteur de l’action collective. Mais la solidarité est prévisible, constante et sûre. Elle est en outre largement reconnue et jugée indispensable à l’équilibre social et à la cohésion du pays et de la société. Son évolution constante suit également cette logique. Dans la « vraie » vie, dont la politique fait partie, donner et recevoir satisfont souvent les deux parties, contrairement à ce qui est écrit dans la Bible.
Dans ce cadre, le risque existe que cette institutionnalisation de la solidarité (et de la redistribution) soit encore développée et vide ainsi le principe initial de son contenu. L’introduction de nouvelles formes de solidarités obligatoires (comme celle entre les pères et les non-parents, ou la rente-pont pour les chômeurs âgés adoptée par le Parlement suivant une ligne inadéquate) ne doit donc pas être jugée de manière critique dans une perspective uniquement financière. Pour les milieux politiques, la question de savoir comment stopper l’institutionnalisation de la solidarité se pose avec toujours plus d’acuité, dans le but de protéger l’essence de cette dernière de la dérive des autorités.
Proposition de citation: Helbling, Thomas (2020). La solidarité mise à l’épreuve. La Vie économique, 21. octobre.