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« Il y a une éternité que je ne suis plus entré dans un magasin »

L’explosion du commerce en ligne observée durant la crise du coronavirus devrait perdurer : nous ne sommes qu’au début d’une nouvelle ère, estime Florian Teuteberg. Le directeur de Digitec Galaxus voit un potentiel d’amélioration dans l’expérience d’achat.

« Il y a une éternité que je ne suis plus entré dans un magasin »

«Gewisse Berufe würde ich einem Schulabgänger nicht mehr empfehlen»: Florian Teuteberg, Chef von Digitec Galaxus. (Image: Digitec Galaxus)

Monsieur Teuteberg, le commerce numérique flambe. Plus grand magasin en ligne suisse, Digitec Galaxus fait partie des gagnants de la Covid-19. Quel est votre sentiment ?

Il est difficile de se présenter en grand vainqueur dans pareille situation. Il s’agit de traverser la crise le plus vite possible. Pour moi, l’aspect positif du commerce en ligne, c’est que les gens peuvent continuer à acheter sans risque d’être contaminés.

La crise frappe le commerce stationnaire de manière particulièrement forte.

Les détaillants qui disposaient déjà d’un service en ligne s’en tirent relativement bien. Les autres ont manqué le train. La crise du coronavirus n’a fait qu’accélérer ce processus.

Quels sont les produits qui se sont le mieux vendus pendant la crise ?

Au début de la pandémie, les masques, les désinfectants et le papier de toilette étaient très demandés. Ensuite, les gens se sont équipés en appareils électroniques domestiques pour le télétravail et l’école à la maison ; les articles de jardin, les appareils de sport, les outils, les meubles et les jeux de société ont aussi été très sollicités.

Comment avez-vous géré les goulets d’étranglement des livraisons au début du semi-confinement en mars 2020 ?

Le semi-confinement nous a totalement pris au dépourvu. Dans un premier temps, nous n’avons pas été en mesure de maîtriser l’énorme demande. Mais nous nous en sommes bien tirés et n’avons jamais eu plus de quelques jours de retard. Nous avons eu la chance de pouvoir mettre en service une nouvelle installation de distribution au même moment. Pour les ventes de Noël, nous avons ensuite étoffé massivement le personnel dans la logistique et au service clientèle.

Comment les achats en ligne ont-ils évolué depuis les débuts de Digitec il y a 20 ans ?

À l’époque, seuls les férus de technologie et les chasseurs de bonnes affaires achetaient en ligne. Aujourd’hui, c’est la foule : les clients ont un choix gigantesque de produits, reçoivent des conseils et peuvent sans difficulté échanger un produit s’ils ne sont pas satisfaits. L’expérience d’achat est désormais cruciale. Le commerce en ligne couvre en outre toujours plus de domaines : je n’aurais jamais imaginé il y a 20 ans qu’on achèterait un jour des vêtements, des meubles et des outils sur Internet.

Il fallait auparavant aller sur un site Internet différent pour chaque produit. Aujourd’hui, les plateformes offrent toute la gamme possible.

Oui. C’est cette idée qui nous a incités à fonder Galaxus comme grand magasin numérique en 2012. La notion de plateforme implique toutefois que nous ne voulons plus tout faire nous-mêmes, mais que nous offrons aussi directement aux clients des produits d’autres fournisseurs.

Vous avez un important centre logistique à Wohlen (AG). Comment gardez-vous une vue d’ensemble sur vos milliers de produits ?

À première vue, l’impression est là-bas plutôt chaotique ; mais derrière, il y a un système. Pour exploiter le dépôt de manière optimale, nous entreposons les produits par fréquence et par taille, pas par catégorie comme « ustensiles de cuisine » ou « articles pour animaux ».

Utilisez-vous l’intelligence artificielle ?

Oui, pour les robots qui prennent la marchandise sur les rayons. Nous misons aussi sur l’intelligence artificielle pour prédire les stocks nécessaires.

Au dépôt, beaucoup d’opérations restent toutefois manuelles. Sur vos quelque 2000 employés, la moitié travaille dans la logistique durant les fêtes. Ils étaient 500 il y a un an. Est-ce l’effet du coronavirus ?

Oui, même si cela fait quelque temps déjà que nous enregistrons une croissance annuelle de l’ordre de 30 %. Les effectifs varient toutefois fortement : en été, le personnel de la logistique est deux fois moins nombreux qu’à la veille de Noël.

Où travaillent les 1000 autres collaborateurs de Digitec Galaxus ?

Au service clientèle, dans les filiales, le développement de logiciels, la gestion des rayonnages, le marketing, les finances et les ressources humaines.

Pendant la crise du coronavirus, vous avez recruté du personnel du secteur événementiel et touristique, par exemple chez Hotelplan. Quel bilan tirez-nous de l’opération ?

Ça marche à merveille ! Les gens de l’événementiel sont capables de relever tous les défis et les agents de voyage fournissent un très bon soutien au service clientèle.

Engager rapidement de la main-d’œuvre d’autres secteurs est donc possible ?

Oui, cela fonctionne bien en Suisse. Du moins tant que l’économie se porte bien. Nous ne sommes pas près de manquer de travail. Mais je ne recommanderais plus certains métiers à un jeune qui sort de l’école.

Lesquels ?

Le domaine commercial est délicat. Les tâches simples comme la vérification et le traitement des données y sont de plus en plus automatisées.

 

Nous avons abaissé le niveau des prix en Suisse.

 

Votre chiffre d’affaires annuel dépasse le milliard de francs, une tendance à la hausse. Celui qui veut survivre sur le marché est-il condamné à la croissance ?

Pour notre secteur, c’est foncièrement vrai. Il faut atteindre une certaine taille pour exploiter une boutique en ligne conviviale à prix bas. Il y a toutefois toujours des fournisseurs de niche heureux, notamment dans le domaine de la mode.

Comment pouvez-vous résister face à des géants comme Amazon et Aliexpress ?

Il y a de la place pour plusieurs plateformes en ligne, même en Suisse. La thèse selon laquelle « le gagnant rafle toute la mise » n’est pas juste. Les grandes plateformes misent avant tout sur une offre gigantesque et des prix avantageux, alors que nous mettons pour notre part l’accent sur la qualité et les émotions – la touche personnelle, justement. Nous conseillons la clientèle et investissons beaucoup de temps dans les descriptifs de produits, pour que les clients puissent bien s’informer. Une autre différence est la communauté : sur notre plateforme, on peut échanger des informations sur les produits avec d’autres personnes.

L’exiguïté de la Suisse et le fait de ne pas être membre de l’Union européenne (UE) sont-ils pour vous une limitation ou un avantage ?

Les deux : nous profitons du fait que la marchandise de la concurrence n’arrive pas si facilement en Suisse ; à l’inverse, il nous est plus difficile de nous étendre dans l’UE. Mais en principe, nous sommes pour des marchés ouverts. Notre souci est d’harmoniser la structure des prix en Suisse avec celle de l’étranger. Et avec Digitec, nous avons abaissé le niveau des prix en Suisse – du moins pour les articles électroniques.

Pourquoi les prix des produits informatiques étaient-ils si élevés en Suisse lors de la création de votre entreprise en 2001 ?

Les commerçants et les intermédiaires pratiquaient des marges élevées. De notre côté, nous avons pu appliquer de faibles marges en raison de la modicité de nos coûts. Nous logions dans l’appartement de nos parents et ne nous versions que de petits salaires. Les boîtiers d’ordinateurs américains avec refroidissement à eau que nous utilisions pour des jeux étaient moitié moins chers que dans le commerce stationnaire.

 

Nous nous voyons de plus en plus comme une entreprise de médias.

 

D’une boutique spécialisée dans les ordinateurs, vous êtes devenu un grand magasin comptant plus de 3 millions d’articles. Allez-vous continuer à diversifier votre offre ?

Nous développerons certainement toujours notre offre. Mais Digitec Galaxus ne deviendra pas subitement un fournisseur de services en nuage ou une plateforme de vidéos en ligne. Nous avons toutefois ouvert depuis assez longtemps notre plateforme à des fournisseurs externes comme une « place du marché » : nous pouvons ainsi offrir nettement plus de produits. Nous nous voyons en outre de plus en plus comme une entreprise de médias.

C’est-à-dire ?

Nous nous voyons comme un magazine spécialisé fournissant des informations précieuses sur les produits et racontant des histoires de fond. Nous avons ainsi engagé 20 journalistes qui rédigent des articles pour nous et les publient sur notre site et sur les réseaux sociaux. Nous voulons par là nous adresser à de nouveaux clients et susciter la discussion au sein de notre communauté.

Quelle a été l’importance de l’entrée de Migros dans le capital de Digitec Galaxus en 2012 ?

Nous n’aurions pas atteint notre taille actuelle sans Migros.

On trouve les mêmes produits et les mêmes commentaires des utilisateurs sur Galaxus.ch et Digitec.ch. Pourquoi miser sur deux plateformes ?

Avec deux marques, nous pouvons aborder la clientèle de façon plus ciblée. Nous ne dissimulons pas qu’il s’agit d’une seule et même société.

Vous marquez des points avec vos prix bas depuis le début. Digitec Galaxus est-il un casseur de prix ?

Non. Nous offrons plus qu’un prix avantageux : une boutique en ligne unique en son genre, par exemple avec notre service clientèle, nos points de retrait dans les villes et notre souplesse en matière d’échanges.

Vous êtes connus pour votre publicité percutante. Quel public visez-vous ?

Notre devise est « Presque tout pour presque tou(te)s ». Des jeunes aux seniors, tous achètent chez nous. Sur Galaxus, les genres sont équilibrés ; chez Digitec, les hommes dominent.

Dans votre publicité, vous misez aussi sur des formes classiques comme la télévision, le cinéma et les affiches. Pourquoi ?

Nous voulons être visibles pour tous. Par la seule publicité en ligne, nous n’atteignons que ceux qui y sont déjà. Dans une campagne classique, on peut en outre raconter d’autres histoires que sur un écran de téléphone portable, où le temps d’attention n’est que d’une fraction de seconde.

 

Il y a de la place pour plusieurs plateformes en ligne, même en Suisse.

 

On entend souvent qu’Amazon est responsable de la mort des commerces stationnaires. Les autres fournisseurs en ligne sont-ils aussi menacés ?

Je ne crois pas. Les effets de réseau sont importants, mais ne font finalement pas tout. On le voit bien sur les réseaux sociaux : Facebook n’a pas tout écrasé.

Y aura-t-il encore des magasins stationnaires ?

Nous ne sommes qu’au début de l’ère du commerce en ligne. On achètera davantage en ligne qu’en stationnaire à l’avenir, mais les magasins conventionnels ne disparaîtront pas. Certains clients veulent toucher les produits : nous ne les atteignons pas en ligne.

Une variante pourrait être des salles d’exposition.

Oui, peut-être. Il n’est à mon sens plus nécessaire d’avoir des magasins conventionnels. Il y a une éternité que je ne suis plus entré dans un magasin. Mais pour moi, il est clair que le potentiel du commerce en ligne est loin d’être épuisé. Il faut davantage d’imagination et des conseils encore meilleurs. Il est important d’avoir des propositions personnalisées, comme nous le faisons sur notre page d’accueil ou dans notre lettre d’information.

Les prix changent-ils en fonction de l’utilisateur et du moment de la journée ?

Nous n’avons pas de prix individualisés ou optimisés en fonction du moment de la journée. Mais nos prix sont dynamiques : ils dépendent des prix d’achat et des prix de la concurrence qui varient plusieurs millions de fois par jour.

Digitec Galaxus est également actif en Allemagne depuis 2018. Comment avez-vous atteint la taille critique en étant une plateforme plus ou moins inconnue dans ce pays ?

Nous ne partions pas de zéro : le site Internet, le forum de discussion, les évaluations de produits et le savoir-faire, tout cela existait déjà. Nous pouvions donc offrir une plus-value aux utilisateurs allemands dès le premier jour.

Pourquoi ce saut par-dessus la frontière ?

Le marché suisse est trop restreint à long terme. En même temps, nous sommes convaincus qu’avec Digitec Galaxus, nous disposons d’un produit compétitif à l’échelon international. L’Allemagne ne sera pas la fin du voyage. À partir de ce pays, nous pouvons livrer dans toute l’UE. La vente à Hambourg et la logistique à Krefeld en sont la base.

Expansion à l’étranger, logistique complexe, abonnement propre de téléphonie mobile et compensation du CO2 : la liste de vos projets en cours est longue. Comment dormez-vous ?

Très bien ! Par bonheur, je ne dois pas tout faire tout seul. Je peux compter sur une équipe formidable. Notre culture d’entreprise repose sur le fait que les projets progressent de façon autonome à tous les niveaux.

D’où tirez-vous votre force après presque 20 ans ?

Nous ne sommes pas encore arrivés au but. L’expérience d’achat en ligne peut encore être améliorée. En outre, le changement nécessite lui aussi des adaptations constantes de ma part. Je ne vais donc pas m’ennuyer.

S’il vous arrive d’avoir du temps : à quels jeux jouez-vous ?

Je trouve « Metro Exodus » génial comme jeu de tir à la première personne. Je joue également parfois avec mon fils à la version remasterisée de « Commander Conquer ». N’est-ce pas ce jeu en ligne qui nous a réunis il y a 20 ans, nous, les trois fondateurs de l’entreprise ? À l’époque, Internet était encore très chancelant. Chaque fois que ma mère prenait le téléphone, j’étais mis hors-jeu.

Proposition de citation: Guido Barsuglia (2020). « Il y a une éternité que je ne suis plus entré dans un magasin ». La Vie économique, 21 décembre.

Florian Teuteberg

Florian Teuteberg (42 ans) est directeur et cofondateur de Digitec Galaxus, le plus grand magasin suisse en ligne. L’idée lui est venue il y a 20 ans avec ses amis amateurs de jeux vidéo et camarades d’études Oliver Herren et Marcel Dobler, qui fréquentaient également la Haute école technique de Rapperswil. À ses débuts, Digitec vendait principalement des accessoires d’ordinateur. Depuis 2015, le groupe Migros détient 70 % de l’entreprise. Celle-ci emploie aujourd’hui quelque 2000 collaborateurs durant les fêtes de Noël.