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Les plateformes, une aubaine pour les pays en développement

Au Tadjikistan, les transactions sans espèces sont en plein essor dans les zones rurales grâce à une plateforme locale. Comment d’autres pays peuvent-ils eux aussi profiter de projets de développement novateurs ?
Ziegenhirtin im tadschikischen Pamirgebirge.

Nous nous trouvons au Pamir, un massif montagneux du Tadjikistan. Dans une vallée isolée, entourée de sommets enneigés, un paysan regarde attentivement son téléphone portable. Via une application, il est en train de virer de l’argent à sa famille, qui habite dans la capitale Douchanbé. Même dans cette région reculée d’un État d’Asie centrale appartenant à la catégorie des pays à faibles revenus, il est possible de réaliser des transactions financières sans argent liquide grâce à des technologies numériques.

Ces six derniers mois, près de deux millions de compatriotes de notre agriculteur tadjik ont ouvert un compte sur Cashless Zone – un essor stimulé par la crainte de contracter la Covid-19. Cette plateforme numérique met en contact prestataires et utilisateurs de services financiers. Elle constitue un exemple réussi d’accompagnement du changement structurel, qui aboutit, par l’entremise d’une plateforme, à un développement durable et inclusif.

À l’ère numérique, il n’est plus nécessaire d’être physiquement présent pour conclure des transactions, comme le montrent les plateformes actives dans le monde entier – comme Amazon ou Apple – qui proposent des places de marché virtuelles sur lesquelles de gros volumes de biens et de services sont négociés à faibles coûts. En très peu de temps, de jeunes entreprises innovantes peuvent devenir des fleurons de leur secteur, que ce soit dans le commerce, l’enseignement ou les prestations bancaires en ligne. N’oublions pas qu’Amazon n’était au tournant du XXIe siècle qu’une jeune pousse technologique inconnue parmi tant d’autres, dans l’État de Washington.

Les plateformes contribuent à l’intégration intra- et intersectorielle en mettant en lien des écosystèmes regroupant des acteurs et des technologies extrêmement variés. Elles ont ceci en commun qu’elles génèrent un volume colossal de données exploitables, que l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique transforment en informations personnalisées grâce auxquelles il est notamment possible d’améliorer la qualité des services et de développer les activités commerciales. L’essor fulgurant du commerce en ligne favorisé par la pandémie de Covid-19 a encore fortement accru la disponibilité de ces données.

Les PME en profitent


La plateforme chinoise de commerce en ligne Alibaba est un bon exemple d’utilisation des données numériques : sur ce site, des centaines de milliers de vendeurs enregistrés négocient des biens et des services. Alibaba peut consulter les ventes de ces entreprises et utilise notamment ces données pour établir leur solvabilité. Ce système de notation permet à Ant-Financial, une filiale d’Alibaba, d’octroyer des crédits à des entreprises auparavant réputées non solvables. Ce système est surtout intéressant pour les petites et moyennes entreprises des pays en développement, auxquelles les banques classiques n’octroient généralement pas de crédits.

Toutefois, outre les géants du secteur, des plateformes plus petites et moins intégrées aux caractéristiques les plus diverses sont également actives dans les pays en développement. Ainsi, Farmerline fournit aux paysans ghanéens des renseignements en plusieurs langues locales sur les prévisions météorologiques et les prix du marché. Dans onze pays africains, dont l’Algérie, le Nigeria et l’Afrique du Sud, la plateforme de commerce en ligne Jumia distribue des vêtements, des dispositifs électroniques et des denrées alimentaires, créant ainsi des emplois et des opportunités commerciales pour les entrepreneurs.

Ces plateformes sont actuellement la coqueluche des entrepreneurs et des investisseurs en raison de leur fort potentiel de croissance. Cet engouement n’est pas exempt de risques, car ces plateformes évoluent souvent dans des zones d’ombre réglementaires. Il faut donc se demander, dans le domaine de la coopération internationale, comment les agences de développement et les institutions internationales de financement peuvent aider les pays à faibles revenus à mettre sur pied des plateformes inclusives et durables.

Un partenariat entre le Seco et la SFI


Le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) et la Société financière internationale (SFI, voir encadré) mènent depuis 2009 des projets communs pour favoriser l’inclusion financière et créer des emplois grâce au recours aux technologies numériques, comme le montre Cashless Zone au Tadjikistan.

Cashless Zone ne pourrait pas fonctionner sans l’implication d’acteurs locaux, comme le gouvernement régional, des établissements financiers et les opérateurs de téléphonie mobile. Cet ancrage est indispensable à la création d’un écosystème performant. Grâce aux compétences locales, la plateforme atteint même des régions reculées. En outre, le nombre de prestataires acceptant le service de paiement électronique ne cesse d’augmenter, tandis que des didacticiels en ligne accroissent sa convivialité.

Quelles sont les règles du jeu ?


Tout entrepreneur sait que des conditions-cadres fiables sont indispensables pour créer et développer des initiatives commerciales, mais les modalités optimales pour les plateformes numériques ne sont pas encore bien connues. Le débat en cours à l’échelon international illustre les nouveaux enjeux politiques que suscitent les plateformes – et qui attendent toujours une solution – dans les domaines de la sécurité des données, de la concurrence et de la fiscalité. La protection des consommateurs et des données, tout comme la sécurité de celles-ci, revêt une importance particulière du fait de l’énorme volume d’informations que les plateformes recueillent et exploitent.

Par ailleurs, un cadre réglementaire doit prévenir les comportements anticoncurrentiels y compris dans l’économie numérique, faute de quoi les entreprises qui font appel aux technologies numériques à leurs premiers stades de développement et profitent ainsi d’effets de réseau peuvent plus facilement évincer leurs concurrents. Enfin, il est difficile de déterminer, dans un réseau transfrontalier d’utilisateurs et de prestataires, le lieu où se crée la valeur et où des gains sont réalisés, ce qui rend leur imposition plus complexe.

À l’échelon international, il n’existe pas encore de cadre réglementaire contraignant pour l’économie des plateformes, de sorte qu’il est impossible de déduire de la situation actuelle des règles optimales pour les pays à faibles revenus. Dans ce contexte, l’approche dite du « bac à sable », dans laquelle les expérimentations sont explicitement soutenues, peut favoriser la mise au point de solutions pratiques. C’est d’ailleurs cette approche empirique que le Seco et la SFI ont suivie dans le cas de Cashless Zone. Ces deux institutions ont ainsi aidé le Tadjikistan à adopter des dispositions relatives à l’utilisation de « bacs à sable réglementaires » dans le domaine des nouveaux services financiers numériques. Ces espaces permettent aux entreprises de poursuivre des innovations sans avoir à craindre les conséquences des infractions qu’elles commettraient en mettant de nouveaux produits à l’essai. Cette approche a été l’une des clés du succès de Cashless Zone.

Pas de solution universelle


On pourrait être enclin à conclure qu’il suffit de transposer à d’autres pays et continents un modèle de plateforme performant qui a fait ses preuves dans un pays à faibles revenus, mais l’exemple du prestataire de services financiers africain M-Pesa montre que ce n’est pas si simple. Fonctionnant grâce à une application pour téléphones mobiles, cette plateforme volait de succès en succès dans les zones rurales de la Tanzanie, de la République démocratique du Congo et du Lesotho. En revanche, toutes les tentatives visant à répliquer son modèle en Amérique latine, en Inde, en Afrique du Sud et dans la plupart des autres pays émergents ont échoué. Pourquoi ?

Le succès de M-Pesa dans les trois pays mentionnés s’expliquait notamment par les économies d’échelle du réseau, un quasi-monopole. Cette plateforme a également profité de sa situation de premier fournisseur ainsi que d’une aide au démarrage considérable allouée par un fonds de coopération britannique – sans oublier l’absence de concurrence réelle, un cadre réglementaire favorable et la forte hausse de la demande de services financiers (en particulier chez les jeunes).

Ces facteurs faisaient défaut dans les marchés ciblés ultérieurement. L’identification des facteurs exogènes sans lesquels la prestation des services serait impossible ainsi que la reconnaissance et la satisfaction des besoins du client dans le marché cible potentiel s’avèrent donc nécessaires pour répliquer un modèle de plateforme performant.

L’importance des conditions-cadres


Au XXIe siècle, c’est rarement la technologie qui pose réellement un problème. Les progrès techniques sont réalisés et commercialisés à un rythme vertigineux dans le monde entier – nous l’avons vu –, ce qui ouvre des opportunités dans les pays en développement. Ce sont souvent des obstacles bien connus qui freinent l’expansion de la « nouvelle économie » : la réglementation, le manque d’infrastructures (pas d’approvisionnement en électricité, par exemple) et les déficits en matière de formation, tant classique que numérique. Le frein que peuvent constituer des intérêts particuliers ne doit pas non plus être sous-estimé.

Dès lors, le rôle des agences de développement et des institutions de financement internationales ne consiste pas à investir elles-mêmes dans les technologies, mais à aider les gouvernements des pays en développement à appliquer des approches empiriques et à accompagner le changement structurel. En conséquence, le Seco continue à soutenir des projets de la SFI dans les pays en développement pour promouvoir la numérisation, créer un contexte favorable et permettre l’éclosion de plateformes de services financiers numériques.

Proposition de citation: Janine Walz ; Margarete O. Biallas ; (2020). Les plateformes, une aubaine pour les pays en développement. La Vie économique, 23 décembre.

La Société financière internationale

Affiliée au groupe de la Banque mondiale, la Société financière internationale (SFI) est la plus grande institution internationale de développement exclusivement consacrée au secteur privé. Basée à Washington, elle est active dans plus de cent pays. Elle met ses fonds, ses compétences et son influence au service de la création de marchés et d’opportunités dans les pays en développement. En 2020, la SFI a investi 22 milliards de dollars dans des entreprises privées et des établissements financiers ayant leur siège dans des pays en développement. Elle mise sur le dynamisme du secteur privé pour mettre fin à la pauvreté extrême et promouvoir la prospérité des populations. Le Secrétariat d’État à l’économie compte parmi les principaux bailleurs de fonds des services de conseil de la SFI. La Suisse joue parallèlement un rôle actif dans l’organe directeur de l’institution.