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Déficit d’investissement public : l’État s’engage-t-il trop peu ?

L’État investit-il trop peu dans ses infrastructures malgré les taux faibles ? S’il est difficile de répondre à cette question, une chose est sûre : il n’investit pas trop.
Les investissements publics en Suisse ont connu une évolution dynamique. La pose de la première pierre de la route de contournement d’Yverdon-les-Bains (VD) en 2018. (Image: Keystone)

A-t-on trop peu investi dans les infrastructures publiques ? Depuis quelque temps, des pays industrialisés comme l’Allemagne ou les États-Unis sont soupçonnés de consommer tout leur stock de capital public. Des voix critiques estiment que des investissements pour l’avenir n’ont pas lieu, par exemple dans l’énergie ou la mobilité. Ce problème existe-t-il également en Suisse ? Dans le cadre de ses travaux sur les effets de l’environnement de taux d’intérêt faibles, le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) a chargé le Centre de recherches conjoncturelles Vierländereck (KOVL), basé à Vaduz (Liechtenstein) et à Tubingue (Allemagne), d’approfondir cette question.

L’étude[1] a examiné si un déficit d’investissement public se manifeste en Suisse en partant de l’actuel stock de capital public. Celui-ci s’est accumulé surtout à partir d’investissements publics dans les biens d’équipement et la construction, mais aussi dans la recherche et le développement. En Allemagne, un débat est en cours pour savoir si le stock de capital public net ou brut mesure correctement le stock de capital productif de l’État. Tout en reprenant le fil de cette discussion, l’étude a comparé différentes méthodes de calcul pour les stocks de capital.

Les investissements publics nets progressent


Le vrai problème réside cependant dans le calcul du niveau de capital public adéquat ou à atteindre, car seule une comparaison avec ce point de référence permet de révéler un déficit d’investissement. Si le stock de capital public est trop faible par rapport à la valeur de référence, il y a un déficit d’investissement : l’État n’investit pas assez. Différentes méthodes empiriques permettent de le constater. En 2015, la norme de la commission d’experts allemande a suscité un grand engouement. Elle établit qu’il y a un déficit d’investissement lorsque le stock de capital net se contracte en termes réels et que les investissements nets deviennent négatifs[2].

Selon cette norme, la Suisse ne présente aucun signe d’un déficit d’investissement public. La formation nette de capital fixe affiche des valeurs toujours positives entre 1995 et 2019. Le Fonds monétaire international (FMI) relève que le stock de capital net public progresse constamment (voir encadré), bien que les taux de croissance s’affaiblissent. Rien ne présage actuellement un risque d’érosion du stock de capital public en Suisse, contrairement à l’environnement international.

Capital public et productivité


Du point de vue de l’économie du bien-être, la norme du comité d’experts est insatisfaisante. En soi, il n’y a en effet aucune raison de supposer que le stock réel de capital public de l’année précédente corresponde au niveau à atteindre. L’étude du KOVL a donc utilisé une approche d’optimisation discutée surtout dans la littérature anglo-saxonne[3]. Cette démarche repose sur un examen comparatif entre les effets de productivité qui accroissent la prospérité et les effets de financement qui la réduisent.

Pour quantifier les effets sur la productivité, des estimations économétriques couvrant la période de 1960 à 2017 ont été effectuées selon une méthode de panel comprenant 34 pays industrialisés. Elles montrent que la performance économique annuelle progresse d’environ 0,1 % lorsque le stock de capital public augmente de 1 %. Ce résultat est corroboré par différentes méta-analyses[4].

Les écarts se creusent


En théorie, le niveau optimal d’investissement en capital privé est atteint lorsque la productivité marginale est égale aux coûts d’opportunité. L’économie du bien-être fournit une règle comparable pour le capital public. À son optimum, la productivité marginale doit être équivalente aux coûts d’opportunité sociaux. En supposant – de manière plausible – que ces coûts d’opportunité dépendent de façon positive du taux d’intérêt, on peut donc s’attendre à ce que la productivité marginale du capital public diminue dans l’environnement actuel de taux bas.

Ce n’est pourtant pas ce que disent les données pour la Suisse. Les taux à long terme corrigés de l’inflation, qui s’affichaient à environ 3 % en 1995, sont certes passés en territoire négatif, mais la productivité marginale (nette) du capital public a parallèlement progressé de 12 % à un peu moins de 15 % en 2017 (voir illustration). Cela a créé un écart dont la valeur la plus récente dépasse 14 points de pourcentage. L’évolution qui se dessine est similaire en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Dans le secteur privé, un écart croissant s’observe entre la productivité marginale privée et les taux à long terme. Cet écart est toutefois nettement moins marqué et stable dans la durée, atteignant 2 points de pourcentage en 2017. Différentes études comparatives montrent des résultats semblables pour le secteur privé et l’économie dans son ensemble[5]. À la connaissance des auteurs du présent article, aucune étude de ce genre n’a encore été menée sur le stock de capital public.

Productivité marginale, taux d’intérêt et taux de croissance à long terme en Suisse (1995–2020)




Taux de croissance : tendance 1965–2017. Taux à long terme corrigé de l’inflation avec un déflateur du PIB.

Source : OFS, CN / BNS, Statistique bancaire / FMI / calculs des auteurs / La Vie économique

Une évolution marquée


Pourquoi les valeurs de la productivité marginale et les taux d’intérêt s’éloignent-ils ainsi ? La littérature spécialisée ne manque pas de s’intéresser à cette question[6] et tente de l’expliquer par les suppléments-risque croissants ou les suppléments de prix liés à la concurrence imparfaite. Cela ne peut toutefois s’appliquer que de façon limitée au secteur public. Ne pouvant pas totalement exclure que les résultats du KOVL ne soient entachés de certaines erreurs de mesure, les chercheurs mandatés par le Seco ont effectué des analyses de sensibilité pour examiner comment l’écart réagit aux variations de l’élasticité de la production. Des calculs pour l’année 2017 ont alors montré que, même avec une réduction hypothétique de moitié à 0,05 pour l’estimation de l’élasticité de la production, un écart de près de 5 points de pourcentage subsiste.

La sensibilité par rapport au choix des coûts d’opportunité a également été examinée. Dans un premier temps, les taux d’intérêt à long terme ont été remplacés par la productivité marginale du capital privé. Cela peut se justifier par le fait que l’investissement public évince potentiellement l’investissement privé. Le rendement d’investissements publics doit donc être au moins équivalent à celui d’investissements privés. L’écart se réduit finalement jusqu’à 9 points de pourcentage au travers de cette variation des coûts d’opportunité.

Selon un autre raisonnement, les taux de croissance du produit intérieur brut réel à long terme peuvent être interprétés comme des coûts d’opportunité sociaux. Dans ce cas, l’État adhère à la « règle d’or » de l’accumulation de capital[7]. En Suisse, les taux à long terme sont depuis 2004 inférieurs au taux de croissance (voir illustration). Compte tenu de la forte productivité marginale, une suraccumulation du stock de capital public peut cependant être exclue. L’État ne surinvestit donc pas trop. Comme l’écart dans cette option de calcul atteint encore 13 points de pourcentage en 2017, les signes d’un déficit d’investissement demeurent. L’analyse macroéconomique effectuée ne fournit cependant pas d’indications concrètes quant à la manière dont l’État devrait y réagir. Il faudrait pour cela utiliser des instruments microéconomiques et éventuellement mener des analyses coûts-bénéfices liées aux projets.

  1. Voir Kellermann et Schlag (2021). []
  2. Voir Commission d’experts (2015). []
  3. Voir Glaeser et Poterba (2020). En Allemagne, les approches d’optimisation sont plutôt accueillies avec scepticisme. Voir à ce sujet Brand et al. (2020) ainsi que Christofzik et al. (2019). []
  4. Voir Bom et Ligthart (2014) ainsi que Núñez-Serrano et Velázquez (2017). []
  5. Voir Marx et al. (2019). []
  6. Voir Marx et al. (2019) ainsi que Ball et Mankiw (2021). []
  7. Voir Phelps (1961). []

Bibliographie

  • Ball L. M. et Mankiw N. G. (2021). Market power in neoclassical growth models. National Bureau of Economic Research, NBER Working Paper 28538, Cambridge MA.
  • Bom P. R. et Ligthart J. E. (2014), « What have we learned from three decades of research on the productivity of public capital ? ». Journal of Economic Surveys, 28 (5), 889–916.
  • Brand S., Krone E., Scheller H. et Steinbrecher J. (2020). Zur Messung kommunaler Investitionsrückstände – Zwischen begrifflichen Abgrenzungsschwierigkeiten, statistischen Brüchen und notwendiger Methodenvielfalt. Institut allemand des affaires urbaines (Difu), Difu-Sonderveröffentlichung, Berlin.
  • Christofzik D. I., Feld L. P. et Yeter M. (2019). Öffentliche Investitionen : Wie viel ist zu wenig ? Conseil allemand des experts économiques, Document de travail 01/2019, Wiesbaden.
  • Commission d’experts (2015). Stärkung von Investitionen in Deutschland. Rapport de la Commission d’experts sur mandat du ministre allemand de l’Économie et de l’Énergie Sigmar Gabriel, avril 2015, Berlin.
  • Glaeser E. L. et Poterba J. M. (2020). Economic Analysis and Infrastructure Investment. National Bureau of Economic Research, NBER Working Paper 28215, Cambridge MA.
  • Kellermann K. et Schlag C.-H. (2021). « Gibt es in der Schweiz Anzeichen für eine öffentliche Investitionslücke ? ». Grundlagen für die Wirtschaftspolitik, N°29, Secrétariat d’État à l’économie, Berne.
  • Marx M., Mojon B. et Velde F. R. (2019). Why have interest rates fallen far below the return on capital ? Banque des règlements internationaux, Département monétaire et économique, BIS Working Papers n° 794, Bâle.
  • Núñez-Serrano J. A. et Velázquez F. J. (2017). « Is public capital productive ? Evidence from a meta-analysis ». Applied Economic Perspectives and Policy, 39 (2), 313–345.
  • Phelps E. (1961). « The golden rule of accumulation : A fable for growthmen ». The American Economic Review, 51, 638–643.

Bibliographie

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  • Núñez-Serrano J. A. et Velázquez F. J. (2017). « Is public capital productive ? Evidence from a meta-analysis ». Applied Economic Perspectives and Policy, 39 (2), 313–345.
  • Phelps E. (1961). « The golden rule of accumulation : A fable for growthmen ». The American Economic Review, 51, 638–643.

Proposition de citation: Kersten Kellermann ; Carsten-Henning Schlag ; (2021). Déficit d’investissement public : l’État s’engage-t-il trop peu . La Vie économique, 22 juillet.

Données sur le stock de capital

Les données du Fonds monétaire international (FMI) sur la formation de capital fixe et les stocks de capital physique ont été utilisées pour l’analyse. Établie pour 170 pays selon une méthodologie uniforme (séparément pour les pays développés, émergents et en développement), la base de données du FMI couvre la période allant de 1960 à 2017 (état en juin 2020). Les estimations de séries chronologiques, corrigées de l’influence des prix, pour les stocks de capital physique privés et publics en constituent la pièce maîtresse. L’étude a puisé notamment dans les séries chronologiques pour le stock de capital net public. Les calculs des offices statistiques nationaux sont certes plus détaillés, mais avoir trop de modes de calcul différents complique la comparaison internationale. L’Office fédéral de la statistique (OFS) ne recense pas de stock net de capital public pour la Suisse. L’étude a donc comparé la série chronologique pour le stock total de capital net (privé et public) rapportée par le FMI avec les séries chronologiques publiées par l’OFS et la Commission européenne (base de données Ameco) pour le stock total de capital net de la Suisse.