« Nous sommes sincèrement verts », affirme la directrice de BKW Suzanne Thoma, ici au siège de l’entreprise. (Image: Jonah Baumann / La Vie économique)
Madame Thoma, cela fait plus de huit ans que vous êtes à la tête de BKW (ex-Forces motrices bernoises, FMB). Quelle a été l’évolution la plus marquante durant cette période ?
La valorisation de BKW est aujourd’hui trois fois et demie plus importante qu’il y a huit ans. À l’époque, nous étions une pure entreprise électrique à l’avenir incertain. Aujourd’hui, notre assise est plus large grâce au développement des services. Quand j’ai commencé, nous employions une centaine d’ingénieurs, contre plus de 3000 aujourd’hui dans la seule division BKW Engineering. C’est la plus grande évolution à mes yeux.
La fermeture de la centrale nucléaire de Mühleberg fin 2019 a été une étape historique.
Ça a été très émotionnel pour de nombreux collaborateurs. De mon point de vue, c’était avant tout une décision rationnelle : nous aurions dû investir des centaines de millions pour répondre aux exigences accrues de sécurité. Nous sommes arrivés à la conclusion que ce capital serait mieux investi ailleurs.
Vous avez repris la direction de BKW en déclarant que l’entreprise devrait se transformer profondément face à la transition énergétique. D’où venait cette certitude ?
J’ai réalisé que les rendements s’effondraient en raison de la faiblesse du prix de l’électricité. D’autres entreprises du secteur ont réagi moins vigoureusement et ont dû finalement procéder à des ventes d’urgence. Nous avons de notre côté toujours pu verser des dividendes.
Vous vouliez devenir moins dépendante des prix de l’électricité ?
Oui. Je voulais créer des secteurs d’activité qui ne soient pas soumis aux mêmes facteurs. Le prix de l’électricité constitue le moteur principal de BKW dans le secteur de l’énergie. Le domaine des services est le complément idéal, parce qu’il est indépendant du prix de l’électricité et n’exige pas une forte intensité de capital. Il y a en outre de nombreux recoupements avec notre métier de base : depuis plus de 100 ans, nous employons des ingénieurs qui fabriquent des conduites et des centrales électriques.
Que reste-t-il de bernois dans BKW ?
Du côté commercial, plus grand-chose. Nos marchés sont internationaux. Mais sur nos 10 500 collaborateurs, environ 3000 travaillent toujours dans le canton. Notre histoire et notre culture sont fortement marquées par Berne – ce qui n’est d’ailleurs pas toujours un avantage.
Qu’est-ce qui vous dérange ?
À Berne, il s’agit plus d’administrer que de concevoir. Chaque nouveauté est durement combattue. Mais il y a aussi un côté positif : à Berne, nous sommes plus détendus que dans le reste de la Suisse.
BKW est-il « un magasin général » ayant l’énergie comme dénominateur commun ?
Non. Nous sommes une entreprise active dans les infrastructures, l’énergie et les bâtiments. Ces trois domaines convergent toujours plus fortement. Grâce aux installations photovoltaïques, les maisons deviennent elles-mêmes de petites centrales électriques. Notre secteur des services aide les propriétaires à exploiter cette énergie de façon optimale.
À Berne, nous sommes plus détendus que dans le reste de la Suisse.
Le marché de l’énergie est fortement déterminé par la politique. Comment faire des affaires dans un tel contexte ?
C’est difficile, parce que le monde politique pense à court terme. Or, une nouvelle centrale électrique est un investissement à long terme qui s’amortit sur plusieurs décennies. On le voit avec le nucléaire : dans les années 1960, les milieux politiques réclamaient des centrales nucléaires et le vent a tourné depuis lors. Un scénario identique menace l’énergie hydraulique, aujourd’hui fortement demandée et soutenue. Mais il n’est pas certain que cela perdure.
Comment vous accommodez-vous du cadre politique ?
Nous avons une forte sensibilité au risque. C’est pourquoi nous restons prudents en matière d’investissements dans le domaine énergétique. Outre le risque lié à la réglementation, il existe aussi un fort risque commercial, car les prix de l’électricité sont très volatils. Ces risques sont plus faciles à amortir si l’on peut également s’appuyer sur le secteur des services.
Vous avez décrit un jour le secteur de l’électricité comme étant « déficitaire ». Que faut-il comprendre par-là ?
Avec la faiblesse actuelle des prix du marché, nous ne pouvons pas gagner d’argent en vendant notre électricité sur le marché – en particulier celle issue de l’énergie hydraulique. Les prix fluctuent cependant fortement. Il en va différemment du secteur monopolistique, où nous approvisionnons un million de ménages privés et de PME dans les cantons de Berne, du Jura et de Soleure : un petit bénéfice est possible, parce que nous pouvons facturer les prix de revient, actuellement supérieurs aux prix du marché. Mais cela ne concerne que 20 % de notre production d’électricité. Le reste est vendu sur le marché.
Nous restons prudents en matière d’investissements dans le domaine énergétique.
Allez-vous, à long terme, vous retirer entièrement de la production d’électricité ?
Nous voulons rester un fournisseur d’énergie et continuerons à investir dans la production d’énergies renouvelables. La forte volatilité du marché de l’électricité comporte aussi des opportunités : le secteur de l’énergie offre du plaisir à haut risque. Il faut seulement pouvoir se permettre ce risque.
Après l’échec de l’accord-cadre avec l’Union européenne, un éventuel accord sur l’électricité a été renvoyé aux calendes grecques. Quel effet cela aura-t-il sur BKW ?
Cela affectera avant tout notre division commerciale. Accéder aux marchés de l’électricité devient de plus en plus difficile. En outre, le gestionnaire du réseau Swissgrid aura manifestement de la peine à maintenir une tension constante sur le réseau à très haute tension. Nous ne serons toutefois touchés qu’indirectement. En fin de compte, nous devrons répercuter les coûts supplémentaires sur la facture d’électricité de nos clients.
BKW a bien traversé la crise du coronavirus. Comment avez-vous vécu l’année 2020 ?
Au début, il régnait une forte incertitude. Nous avons cependant rapidement remarqué que la forte volatilité des marchés de l’électricité représentait aussi une chance pour nos vendeurs. Rétrospectivement, nous avons bien fait de miser sur la baisse des prix de l’électricité.
Les taux d’intérêt sont actuellement très bas. Quelles conséquences cela a-t-il pour votre entreprise ?
Nous nous finançons à très long terme. Ces faibles taux d’intérêt ne nous affectent donc que pour quelques rares refinancements. Pour nous procurer de l’argent, nous avons lancé il y a deux ans un emprunt vert.
Les intérêts négatifs exercent une pression sur les revenus de votre division Réseaux : à l’heure actuelle, vous touchez 3,83 % d’intérêt sur le capital investi – aux frais des clients. Le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication étudie un abaissement de ce taux d’intérêt calculé (Wacc). Qu’est-ce que cela signifierait pour vous ?
Cela arriverait au mauvais moment. Nous ne pourrions plus investir autant dans le réseau électrique. Or, il est actuellement très important de développer et de moderniser le réseau à basse tension en raison de la décentralisation croissante de la production d’électricité, en particulier liée aux centrales photovoltaïques installées sur les toits.
Un taux d’intérêt de presque 4 % semble quand même un bon rendement, non ?
Je ne suis pas du tout de cet avis. Le réseau est la bête de somme de la transition énergétique. Nous employons 1000 personnes et investissons chaque année plus de 120 millions de francs dans l’entretien du réseau électrique, à quoi s’ajoutent des exigences de sécurité élevées. Un rendement de 3,8 % constitue donc au final une indemnisation plutôt modeste. Le réseau est déjà maintenant le secteur le moins rentable de BKW. Il ne faudrait pas jouer à la légère avec cette importante infrastructure.
Le Canton de Berne détient la majorité des actions de BKW. Bénéficiez-vous de meilleures conditions que la concurrence sur les marchés financiers ?
Nous ne bénéficions pas de meilleures conditions à cause de notre actionnaire principal, mais à cause de nos installations d’importance systémique. Nous pouvons ainsi nous financer avec un avantage approximatif de 0,125 point de pourcentage.
Le fait que le Canton détienne la majorité des actions représente-t-il un avantage pour vous ?
Le Canton de Berne est un actionnaire stable qui s’intéresse à la prospérité à long terme. Mais c’est aussi un partenaire exigeant, qui escompte des dividendes – même en 2013, alors que nous avions dû amortir un milliard de francs.
Quels sont les désavantages d’avoir le canton comme actionnaire majoritaire ?
Cette participation majoritaire donne l’impression que nous sommes une entreprise publique. Or ce n’est pas le cas : BKW est une société de droit privé cotée en bourse. Plusieurs expertises ont précisé que nous n’avons pas de mission cantonale, ce que le Conseil d’État bernois a d’ailleurs aussi confirmé. Mais à cause de notre actionnaire principal, nous devons nous justifier publiquement davantage que d’autres sociétés.
La loi BKW statue que la participation du canton contribue à la réalisation de ses objectifs en matière de politique énergétique. Dans quelle mesure cela est-il pertinent, pour vous ?
La loi BKW engage le canton de Berne en tant qu’actionnaire, pas BKW. Nous sommes redevables à tous nos actionnaires sur le même plan.
L’accusation de distorsion du marché est infondée.
BKW opère aussi sur le marché concurrentiel de la technique des bâtiments et entre ainsi en compétition avec les entreprises artisanales. C’est un problème du point de vue de la politique de la concurrence, car l’État devrait s’engager en cas de défaillance avérée du marché, ou dans des cas de monopole naturel – à l’image du réseau de distribution.
Comme je l’ai déjà dit, BKW n’est pas une entreprise publique et se trouve presque partout en situation de concurrence. Nous ne nous considérons pas comme concurrent des entreprises artisanales, au contraire : nous faisons beaucoup pour le secteur. Celui qui nous vend sa société se sent entre de bonnes mains chez nous. Le marché de la technique des bâtiments se consolide, notamment parce que les solutions informatiques deviennent toujours plus complexes.
Des voix critiques accusent BKW de distorsion de la concurrence. Que leur répondez-vous ?
C’est un reproche hâtif. Mais où y aurait-il distorsion de la concurrence ? Nous avons simplement du succès. Les entreprises de technique des bâtiments que nous rachetons restent autonomes sur le marché. Dans ce domaine, notre part de marché en Suisse est de 3 %. L’accusation de distorsion du marché est donc infondée.
Votre « Stratégie BKW 2030 » mise avant tout sur les énergies éolienne et hydraulique. Le photovoltaïque est moins important. Pourquoi ?
À l’époque où nous avons défini cette stratégie, la technologie photovoltaïque n’était pas aussi mûre qu’aujourd’hui. Nous pourrions maintenant parfaitement imaginer investir dans de grandes installations à l’étranger – avant tout en combinaison avec des installations éoliennes. La pose de petites installations photovoltaïques sur les toits est intéressante pour nos prestataires de services, mais moins pour BKW en tant que producteur d’électricité.
La Suisse est avant-dernière en Europe en matière de production éolienne et solaire par habitant. Comment cela se fait-il ?
Construire une installation éolienne en Suisse est compliqué. Notre projet de parc éolien à Tramelan (BE) est bloqué depuis 15 ans. En Suisse, on peut repousser des années un permis de construire en faisant opposition. Je suis plus optimiste pour le photovoltaïque, car il s’agit de petites installations.
BKW est aussi entré sur le marché du gaz. Pourquoi ?
Le déclencheur a été une décision récente de la Commission de la concurrence, qui a amené une certaine libéralisation du marché du gaz. Nous voulons offrir à nos clients un paquet complet. Nous ne nous sommes toutefois pas lancés dans les infrastructures, nous ne faisons que distribuer le gaz.
À quel point BKW est-il vert ?
Nous sommes sincèrement verts. La transformation de l’approvisionnement énergétique est un projet décennal. Nous soutenons la transition énergétique en investissant dans les énergies renouvelables et en misant sur une efficacité accrue des bâtiments. Nous ne voyons cependant pas l’utilité de vendre des centrales électriques à énergie fossile pour faire seulement bonne figure. Sinon, une telle centrale électrique continuera simplement à tourner chez un autre exploitant.
Vous avez triplé le nombre de vos collaborateurs ces huit dernières années. Quels sont vos plans pour la suite ?
Nous continuerons à orienter BKW vers l’avenir. Flexibiliser l’approvisionnement en électricité et, partant, les capacités de stockage va ainsi devenir plus important. Nous voulons continuer à développer le secteur des services et devenir un fournisseur intégral de technologie. Nous continuerons donc à engager du personnel.
Le Parlement va prochainement se pencher sur une deuxième phase de libéralisation du marché de l’électricité. Les petits consommateurs pourraient alors choisir librement leur fournisseur. Quelles conséquences cela aurait-il pour BKW ?
Les solutions novatrices pourraient mieux s’imposer, ce qui n’est pratiquement pas possible aujourd’hui puisque la clientèle n’a pas le choix du fournisseur. Mais cette « deuxième vague » n’est pour moi qu’une discussion superficielle.
Pourquoi ?
Peu de fournisseurs vendent actuellement leur propre électricité aux clients en Suisse. Tous les autres l’achètent sur le marché et imposent le prix du marché – avec une marge. La libéralisation a donc de facto déjà eu lieu. Cette division artificielle du marché de l’électricité entre les gros et les petits consommateurs n’a aucun sens. De plus, nous voulons des clients qui nous choisissent également. Les clients insatisfaits ne sont pas bons pour les affaires.
Une journaliste vous a un jour décrite comme « inflexible ». Pourrait-on aussi dire « opiniâtre » ?
Je me considère comme une personne dotée d’un grand sens des responsabilités – vis-à-vis des collaborateurs, des actionnaires et des clients. Dans ce contexte, je m’engage obstinément pour la prospérité de l’entreprise. J’aimerais parfois être plus « gentille », mais ce serait au détriment de BKW et de ses parties prenantes.
Proposition de citation: Entretien avec Suzanne Thoma (2021). « Le réseau est la bête de somme de la transition énergétique ». La Vie économique, 22. juillet.
Suzanne Thoma (59 ans) dirige BKW depuis début 2013. Ingénieure-chimiste diplômée de l’École polytechnique fédérale de Zurich, elle était auparavant cheffe de la division Réseaux et membre de la direction du groupe énergétique. Le Canton de Berne détient 52 % des actions de BKW, ce qui suscite sans cesse des discussions politiques. Le Grand Conseil bernois a décidé en juin 2021 que le canton devait rester actionnaire principal. Il a également rejeté une éventuelle scission du secteur des services. BKW emploie plus de 10 000 collaborateurs. Le groupe a enregistré en 2020 un chiffre d’affaires de 3,1 milliards de francs et un bénéfice de 382,2 millions.