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Les régulations dans l’industrie pharmaceutique sont trop laxistes. Les perdants sont les contribuables et les populations des pays à plus faible revenu.
Gabriela Hertig, Responsable Politique de la santé, Public Eye, Zurich

Prise de position

L’ambiance est à la fête dans les bureaux cossus des directions des sociétés pharmaceutiques. Et pour cause : les plus de 100 milliards de francs de fonds publics investis par les gouvernements dans le développement de technologies contre la Covid-19 n’ont pas été assortis de conditions concrètes. Résultat : les entreprises décident qui accède aux tests, aux vaccins et aux traitements, quand et à quel prix, tout en privatisant les immenses gains générés. Cette situation engendre un accès inégal à la prévention et aux soins dans le monde et une prolongation de la pandémie, avec son lot de conséquences sanitaires, sociales et économiques.

Les géants pharmaceutiques bâlois ne sont pas en reste. Novartis a certes vendu sa division active dans les vaccins il y a quelques années, mais l’entreprise peut se tailler une belle part du gâteau grâce à la mise à disposition de ses capacités de production et espère que les produits qu’elle a annoncés tiendront leurs promesses. Roche est pour sa part actif sur le juteux marché des tests et attend d’exploiter le prochain filon : deux de ses médicaments sont recommandés par l’Organisation mondiale de la santé.

Toutes les tentatives pour circonscrire rapidement la pandémie au niveau mondial grâce à une levée temporaire des droits de propriété intellectuelle (dérogation à l’accord sur les ADPIC) et à un groupement d’accès aux technologies contre la Covid-19 (« C-TAP ») sont combattues par le lobby de la pharma, et par conséquent bloquées par la Suisse et d’autres pays[1]. Les subventions massives dont bénéficient les technologies contre la Covid-19 devraient en faire un bien commun. Pourtant, même les appels pressants à davantage de responsabilité et de solidarité durant cette crise sanitaire mondiale ne sont pas suivis d’effets. Les multinationales pharmaceutiques préfèrent peaufiner leur modèle d’affaires. Les pays riches sont à la fois complices (ils protègent le modèle) et otages (les entreprises dictent leurs conditions).

Des marges faramineuses


Importante branche exportatrice, l’industrie pharmaceutique exerce une influence majeure sur la politique suisse. Ses entreprises se posent en reines de l’innovation et en bons samaritains, un mythe bien ancré, y compris en Suisse. Cette image est pourtant en totale contradiction avec la politique commerciale axée sur les profits plutôt que sur les besoins, avec le subventionnement étatique massif (depuis la recherche fondamentale jusqu’aux débouchés commerciaux garantis) et avec les confortables marges bénéficiaires, bonus et dividendes du secteur. Ces dysfonctionnements sont le résultat d’un système malade et l’expression d’une logique de marché pervertie.

Si l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) entré en force en 1995 a marqué une victoire significative pour la pharma, il est aussi particulièrement désastreux pour la santé publique. Cet accord mondialise un système d’incitations erroné et basé sur le profit. Il pose trois problèmes principaux : premièrement, les groupes pharmaceutiques développent des médicaments pour les malades des pays riches et les malades chroniques, en raison de l’importante durée des traitements. Les remèdes contre les maladies tropicales négligées, surtout présentes dans les pays pauvres, ne sont pas lucratifs. Tout comme les antibiotiques (qui devraient être prescrits avec la plus grande retenue) et les vaccins – sauf en temps de pandémie.

Deuxièmement, alors que les investissements publics diminuent considérablement les risques liés au développement de nouveaux produits, les profits tout aussi considérables des multinationales sont privatisés. Les brevets devraient servir à indemniser les entreprises pour les coûts de développement, en empêchant la concurrence de copier et de commercialiser une invention. Or, l’industrie pharmaceutique refuse obstinément toute transparence concernant ses propres investissements. Selon des estimations indépendantes, les coûts seraient entre 15 et 40 fois inférieurs aux chiffres fantaisistes publiés par l’industrie, avec des marges multipliées d’autant.

Enfin, l’abus de la position monopolistique conférée par les brevets engendre des prix toujours plus élevés, avec des conséquences désastreuses notamment dans les pays à faible revenu. Selon l’Organisation des Nations unies, plus de 2 milliards d’êtres humains n’ont aucun accès aux médicaments essentiels. En Suisse aussi, les médicaments pèsent pour environ un quart dans les coûts de l’assurance-maladie obligatoire.

La santé est un droit humain


Un point fondamental est volontairement oublié dans la politique pharmaceutique suisse : l’État a le devoir de garantir le droit humain à la santé et donc l’accès aux médicaments. Lorsqu’il délègue l’approvisionnement en médicaments au secteur privé, l’État n’est pas pour autant libéré de sa responsabilité première de protéger et de respecter les droits humains. Le Parlement et le gouvernement doivent donc régler juridiquement ce transfert de responsabilité et garantir une surveillance efficace avec des possibilités de sanctions.

S’agissant du système actuel et des dossiers politiques en cours, une avancée significative dans cette direction réside dans une plus grande transparence – d’une part concernant la publication des investissements propres et publics (comme le pratiquent déjà la France et l’Italie), d’autre part en matière de fixation des prix.

Les mesures proposées par le Conseil fédéral pour atténuer les coûts prennent cependant la direction inverse. Le projet prévoit d’ancrer dans la loi des modèles de prix (contrats d’accès au marché) et de mettre hors de portée de la loi sur la transparence les rabais négociés par l’Office fédéral de la santé publique. Ce manque de transparence au niveau de la loi ne ferait qu’accentuer l’asymétrie d’information et de pouvoir en faveur des multinationales, alors que celle-ci est déjà importante.

Il est urgent d’agir : sans mesures de régulation concrètes, la fête durera toute la nuit dans les sociétés pharmaceutiques. Et il est rare que ce soient les fêtards qui rangent le lendemain matin.

  1. Des négociations visant à suspendre certaines dispositions de l’accord ADPIC (limitées aux technologies liées au coronavirus et au temps de la pandémie) ont actuellement lieu dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce. Les développements ont été pris en compte jusqu’au délai de bouclage de la revue. []

Proposition de citation: Gabriela Hertig (2021). Prise de position: La pharma nous danse sur le ventre. La Vie économique, 29 novembre.