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La recherche en Suisse condamnée à la croissance ?

Une « course à la taille » incessante anime les pays qui souhaitent rester compétitifs en matière scientifique, comme la Suisse. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ?

La recherche en Suisse condamnée à la croissance ?

Cours à l'Université de Saint-Gall. La présence d'enseignants renommés attire les étudiants doués. (Image: Keystone)

Dans le domaine de la science, il existe une relation très forte entre la taille et l’excellence. Ainsi, le critère de masse critique est déterminant pour pouvoir conduire des activités de recherche à un haut niveau. Contrairement à d’autres secteurs où la quantité relative des ressources peut représenter un bon indicateur (par exemple dans le domaine de l’éducation), ce sont les investissements absolus (notamment en équipement, infrastructure et personnel scientifiques) qui vont déterminer les effets de la recherche sur les performances scientifiques et économiques d’un pays.

Ce phénomène est dû à la présence « d’indivisibilités substantielles » dans la science. En effet, un grand nombre de domaines scientifiques et technologiques exigent nécessairement l’engagement de ressources de recherche et développement (R&D) considérables et « indivisibles » dans les laboratoires. Au niveau de l’économie dans son ensemble, la recherche requiert en outre un grand nombre d’infrastructures et de services, ainsi que la mise à disposition des ressources humaines adéquates.

Ainsi, dans la mesure où la taille absolue est décisive, des petits pays qui visent à l’excellence comme la Suisse ou le Danemark vont supporter un système de recherche d’une taille relative disproportionnée par rapport à des pays plus grands comme l’Allemagne, la France ou l’Italie (voir illustration 1). En outre, on peut penser que certaines propriétés du système (voir section suivante) l’obligent à croître de façon continue.

Ill. 1. Personnel de R&D publique rapporté à la population, en équivalents plein temps (2000–2019)




Exemple de lecture : en 2019, 4 équivalents plein temps travaillaient dans la R&D publique pour 1000 personnes vivant en Suisse.

Source : Nicolas Pauchard, Conseil suisse de la science / OCDE / La Vie économique

Un système suisse à deux faces


Comment appréhender cette croissance ? L’économie des plateformes fournit une clé de lecture. Elle permet de considérer le système suisse de recherche comme une plateforme biface qui vise à mettre en relation les meilleurs scientifiques avec les meilleurs étudiants. Cette plateforme recrute des participants appartenant à ces deux groupes et « vend » à chacun d’eux l’accès à l’autre communauté présente sur le marché. Le succès d’une plateforme de ce type dépend de la croissance sur ses deux faces : l’élargissement du groupe d’excellents scientifiques augmente la valeur pour les étudiants de rejoindre cette plateforme – et réciproquement.

Dans ce système dit « à rétroaction positive », chaque évolution est amplifiée par des mécanismes d’autorenforcement : les systèmes forts deviennent encore plus forts, tandis que les faibles s’affaiblissent. Ces dynamiques sont donc à équilibres multiples : un pays peut être piégé dans un équilibre de faible niveau comprenant peu de scientifiques renommés et peu d’étudiants de qualité. À l’inverse, il peut atteindre un équilibre de haut niveau, dans lequel les deux groupes ont une taille importante. Les « scientifiques stars » ont une très grande importance pour engendrer cette dynamique, provoquer des effets puissants d’agglomération et pousser le système vers un équilibre de haut niveau[1].

Pour un petit pays, les investissements requis pour créer un système de recherche attractif devront être immenses afin de contrebalancer les effets pénalisants de sa faible taille initiale. Pour attirer les meilleurs scientifiques, il devra offrir des infrastructures de recherche de qualité, des budgets de recherche généreux, un système de subvention efficace, des salaires compétitifs, une culture d’ouverture internationale, des universités autonomes et innovantes, des relations dynamiques avec l’industrie et… des étudiants de haut niveau. Pour attirer ces derniers, il s’agira en outre de développer un modèle offrant des services d’éducation de haute qualité (mesurés notamment par les classements internationaux) à un prix peu élevé.

Le prix de la réussite


Les travaux sur l’économie des plateformes montrent que celles qui réussissent acceptent initialement de violer une règle presque sacrée de l’économiste : elles vont vendre leurs services à l’un des deux groupes à un prix inférieur au coût. Dans le cas de la Suisse, les services aux étudiants sont vendus à un prix inférieur aux coûts via, par exemple, des taxes universitaires concurrentielles en comparaison internationale, et la « plateforme helvétique » paie un prix élevé pour recruter les meilleurs scientifiques – le but étant d’atteindre une masse critique de part et d’autre.

Peu de pays peuvent participer au « jeu de la plateforme ». Nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à « produire » et attirer suffisamment de scientifiques d’excellence. Ceux caractérisés par un secteur de recherche non universitaire très important comme la France sont également handicapés, car leur plateforme ne peut pas « vendre » aux étudiants l’accès à une fraction importante des scientifiques, puisque ceux-ci travaillent dans des institutions qui n’accueillent pas d’étudiants (par exemple le Centre national de la recherche scientifique en France).

Dans le cas de la Suisse, les incitations individuelles et institutionnelles sont toutes alignées en faveur de la croissance du système, que ce soient les universités, les scientifiques et les laboratoires, les agences de financement de la recherche et le pouvoir politique des cantons. Le système actuel présente les signes d’une incroyable réussite. Mais à quel prix ?

Les problèmes d’offre et de demande


Le maintien d’un grand système de recherche dans un petit pays pose des questions à la fois liées à l’offre et à la demande. Du côté de l’offre, la quantité de jeunes Suisses et de scientifiques indigènes est insuffisante pour animer la dynamique de la plateforme. En outre, l’excellence du système de formation professionnelle accroît le problème du côté des étudiants : une fraction significative de ceux-ci (environ 60 %) opte pour la voie professionnelle après l’école obligatoire et seuls 18 % d’une classe d’âge accomplissent des études tertiaires[2]. La réponse à ce problème est bien sûr l’internationalisation du système – tant au niveau des étudiants que des scientifiques. La Suisse est un cas exceptionnel dans les comparaisons internationales (voir illustration 2).

Du côté de la demande, la question taboue est de savoir si la Suisse a besoin de « toute cette science ». Le marché du travail indigène pour les chercheurs et les ingénieurs hautement qualifiés est restreint et le nombre de postes, limité. Un nombre toujours plus important d’étudiants diplômés doit donc trouver un emploi à l’étranger. Le nombre d’entreprises capables d’exploiter les connaissances et les technologies produites par la recherche est faible et semble en outre diminuer[3].

Ill.  2. Part des doctorants étrangers, par pays (2013 et 2019)




Source : Nicolas Pauchard, Conseil suisse de la science / OCDE / La Vie économique

Cette « course à la taille » se reflète notamment dans l’augmentation incontrôlée d’une population de postdoctorants et d’emplois scientifiques précaires. Les acteurs du système (laboratoires, agences de financement, etc.) recourent à des mécanismes « bon marché » pour entretenir leur croissance : les postdoctorants sont flexibles, compétents, « durs au travail » et ils s’en iront quand le budget sera épuisé.

Chaque laboratoire a de bonnes raisons d’engager un postdoctorant. Toutefois, la taille globale de cette population dépasse largement la capacité des marchés du travail à absorber cette main-d’œuvre très qualifiée. Il est en effet difficile d’employer ensuite ces diplômés à un niveau de qualification qui corresponde aux lourds investissements consentis pour leur formation[4].

Un mode d’action à déterminer


En conclusion, l’excellence du système est évidemment positive. Ses bénéfices sont indiscutables : hautes écoles et recherche de qualité, production de talents, attractivité de la place scientifique auprès des entreprises ou encore formation d’écosystèmes d’innovation hautement compétitifs. Les vertus de l’internationalisation dans le domaine de la recherche sont elles aussi indéniables.

Cependant, les conditions de cette excellence – une taille relative disproportionnée et une croissance continue pour ne pas s’affaiblir – obligent à se demander quelles sont les actions stratégiques qui pourront permettre à ce système de rester solidement arrimé à la société et à l’économie suisses. La question reste ouverte.

 

  1. Jaffe (2015). []
  2. KOF (2015). []
  3. Wörter et Spescha (2020). []
  4. Voir notamment Stephan (2012) sur le cas des États-Unis. []

Bibliographie

  • Jaffe A. (2015). « Science and innovation in small countries : speculation and research agenda ». Asia-Pacific Journal of Accounting & Economics, 22 : 1.
  • KOF (2015). Factbook Education System Switzerland. KOF – ETH, Zurich
  • Stephan P. (2012). How economics shape science. Cambridge (MA) : Harvard University Press.
  • Wörter M. et Spescha A. (2020). « Forte concentration des dépenses de R&D ». La Vie économique, 6/2020.

Bibliographie

  • Jaffe A. (2015). « Science and innovation in small countries : speculation and research agenda ». Asia-Pacific Journal of Accounting & Economics, 22 : 1.
  • KOF (2015). Factbook Education System Switzerland. KOF – ETH, Zurich
  • Stephan P. (2012). How economics shape science. Cambridge (MA) : Harvard University Press.
  • Wörter M. et Spescha A. (2020). « Forte concentration des dépenses de R&D ». La Vie économique, 6/2020.

Proposition de citation: Dominique Foray (2021). La recherche en Suisse condamnée à la croissance . La Vie économique, 23 décembre.