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Les cryptomonnaies, une menace pour les banques centrales ?

Les monnaies numériques comme le bitcoin, l’ethereum ou le binance gagnent du terrain. Que signifie cette évolution pour les banques centrales ?
Le président du Salvador, Nayib Bukele, s'adresse aux investisseurs en cryptomonnaies, à Santa Maria Mizata, en automne 2021. (Image: Keystone)

Les Bahamas ont été le premier pays à lancer une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), en octobre 2020. Le « sand-dollar » est directement déposé auprès de la banque centrale de l’archipel au lieu de l’être sur les comptes de banques commerciales comme le serait de l’argent traditionnel.

En outre, une cinquantaine de banques centrales ont entamé des recherches sur la pertinence de développer une monnaie numérique[1]. La Chine teste un e-yuan tandis que la Banque centrale européenne (BCE) et la Réserve fédérale des États-Unis (Fed) examinent diverses options. La Banque nationale suisse (BNS) conduit elle aussi des études pilotes sur des solutions de monnaie numérique pour les grands paiements en relation avec les banques commerciales.

Contrairement à l’argent numérique privé comme le bitcoin, dont la valeur peut fluctuer fortement, les MNBC constituent une valeur stable et sont faciles à convertir. Les « monnaies stables » comme le tether ou le binance, émises par des privés, sont une forme intermédiaire entre les MNBC et les cryptomonnaies telles que le bitcoin ou l’ethereum : émises par des organismes privés, elles sont adossées à une valeur stable sous la forme d’une monnaie officielle comme le dollar ou d’un panier de monnaies. Leur solidité requiert une détention de liquidités suffisantes par l’émetteur dans la monnaie de référence.

Eu égard à ces bouleversements, les cryptomonnaies menacent-elles le mandat des instituts d’émission ? La réponse est assez complexe, car ceux-ci assument diverses tâches et parce qu’il importe de savoir si l’on parle de monnaies numériques de banque centrale, de monnaies stables privées ou de cryptomonnaies non couvertes comme le bitcoin.

Des avantages pour le système de paiement


Une tâche importante dévolue à une banque centrale est de mettre un système de paiement efficace et fiable à la disposition des acteurs économiques. L’argent numérique provenant de la banque centrale promet en l’occurrence un gain d’efficacité, puisque les créances seraient immédiatement réglées. Les monnaies stables privées peuvent apporter des avantages similaires en reliant directement les acteurs économiques à une unité de compte stable.

Mais les cryptomonnaies impliquent aussi des coûts : elles peuvent favoriser le pouvoir de monopole des prestataires, notamment s’agissant de monnaies dites stables (« stable coins »), ce qui restreint la concurrence économique. Les émetteurs ont accès à une multitude de données sur les transactions, ce qui représente un avantage concurrentiel considérable et leur confère, dans différents secteurs d’activité, un pouvoir de marché accru au détriment des consommateurs[2].

Les opérations de crédit en danger ?


Une deuxième mission des banques centrales consiste à maintenir un système d’épargne et de crédit efficace. Les cryptomonnaies sont susceptibles de modifier radicalement l’environnement dans lequel les banques jouent le rôle d’intermédiaires entre épargnants et entreprises. Pour simplifier, les avoirs en banque des ménages privés permettent aux banques d’octroyer des crédits d’investissement aux entreprises. Dès lors que les investisseurs privés achètent des cryptomonnaies ou des MNBC au lieu de déposer leur argent sur un compte, la capacité des banques à octroyer des crédits pour des investissements diminue[3].

Un nombre croissant de travaux de recherche indique que le risque de désintermédiation (risque de disparition des banques commerciales dans leur rôle d’intermédiaire) dépend de la structure du système bancaire. Sur un marché où la concurrence ne joue guère entre les banques, les cryptomonnaies stimulent la concurrence en mettant les marges monopolistiques des banques sous pression. Les emprunteurs en bénéficient. Sur un marché déjà très concurrentiel, les banques sous pression devraient répercuter la hausse des coûts sur les emprunteurs.

Si une réallocation significative des dépôts bancaires vers la MNBC devait survenir, les banques d’émission pourraient réagir en réinvestissant elles-mêmes dans les dépôts bancaires. Ce changement soulèverait toutefois de sérieuses questions de gouvernance, puisque les banques centrales seraient simultanément les régulateurs du système bancaire et les principaux investisseurs.

Un risque pour la stabilité financière ?


Un troisième mandat assumé par les banques centrales est d’assurer la stabilité financière. Les monnaies numériques pourraient favoriser le risque d’une crise bancaire, puisque le retrait de dépôts d’épargne s’effectuerait en un clic de souris. Ce risque pourrait être limité par un taux d’intérêt négatif sur les monnaies numériques ou par un plafonnement du montant des cryptomonnaies détenues dans un portefeuille.

Mais l’efficacité de ces stratégies reste douteuse. Premièrement, ces mesures contrecarreraient les gains d’efficacité des monnaies numériques[4]. Deuxièmement, elles ne sont peut-être pas applicables de la même manière à toutes les formes de monnaies numériques : si un plafond est envisageable pour la MNBC, il serait difficile de l’imposer aux cryptomonnaies privées, pour la simple raison qu’aucune autorité de régulation ne détient actuellement une vue d’ensemble.

L’insuffisance éventuelle des infrastructures de paiement opérationnelles et techniques d’un émetteur privé de cryptomonnaies constitue un risque supplémentaire. Songeons par exemple aux risques inhérents à la cybercriminalité ou à la sécurité informatique opérationnelle. Certes, des pannes sont peu probables, mais elles pourraient avoir de graves conséquences sur l’ensemble de l’économie.

L’e-dollar constitue-t-il un danger ?


Enfin, le quatrième mandat d’une banque centrale est de garantir la stabilité des prix. Les monnaies numériques peuvent-elles entraver le mécanisme de transmission de la politique monétaire (transmission des décisions de politique monétaire au monde économique) ? Le danger est moindre s’agissant de MNBC ou de monnaie stable adossée à la monnaie nationale officielle. L’effet de transmission pourrait même être renforcé eu égard à la possibilité pour les banques émettrices de répercuter un taux d’intérêt négatif directement sur les consommateurs. Mais cette mesure réduirait l’attrait des monnaies numériques et des monnaies stables concernées.

La situation est différente lorsque des acteurs privés détiennent des actifs dans la monnaie numérique d’une banque centrale étrangère. Ainsi, dans les pays en développement et les pays émergents où la banque centrale ne jouit pas toujours d’une confiance suffisamment large, pourquoi ne pas investir son argent dans des e-dollars ou des e-euros plutôt que dans la monnaie nationale ? Un tel comportement mettrait en péril l’autonomie de la politique monétaire du pays et entraînerait une perte de richesse.

On pourrait endiguer ce risque en définissant un montant maximum de devises numériques détenues par les non-résidents. En pratique, cette mesure serait difficile à appliquer en raison du champ d’action limité des banques centrales et des autorités de régulation. En outre, les retombées en termes de politique économique risqueraient d’affecter négativement les pays périphériques qui ne sont pas eux-mêmes émetteurs[5].

La stabilité, un enjeu crucial


En résumé, l’impact des cryptomonnaies sera différent pour chacun des quatre mandats principaux assignés aux banques centrales. Les monnaies numériques accroîtront vraisemblablement l’efficacité du système de paiement. Mais en ce qui concerne le système d’épargne et de crédit, les monnaies numériques risquent d’affaiblir les banques commerciales dans leur rôle d’intermédiaires. Tout dépendra en fin de compte du caractère concurrentiel du secteur bancaire. Par ailleurs, des questions de gouvernance se poseront si les banques centrales assument un rôle plus actif dans l’octroi de crédits à l’économie réelle.

Quant à l’objectif de maintien de la stabilité des prix, il pourrait être menacé dans les pays en développement et les pays émergents par une éventuelle fuite vers les monnaies virtuelles. Les pays industrialisés seraient en revanche moins touchés par ce phénomène. Enfin, la garantie de la stabilité financière constitue également un enjeu, car les monnaies numériques pourraient mettre les banques centrales sous pression dans leur rôle de prêteur en dernier ressort.

  1. Boar et Wehrli (2021) ; BRI (2021). []
  2. Auer et al. (2021) ; Maechler et Moser (2019). []
  3. Voir aussi Jordan (2019). []
  4. Baeriswyl et al. (2021). []
  5. Ferrari et al. (2020). []

Bibliographie

  • Auer R., Frost J., Gambacorta L., Monnet C., Rice T. et Shin H. S. (2021). « Central Bank Digital Currencies: Motives, Economic Implications and the Research Frontier ». BIS Working Papers Nr. 976, November.
  • Baeriswyl R., Reynard S. et Swoboda A. (2021). « Retail CBDC Purposes and Risk Transfers to the Central Bank », Swiss National Bank Working Paper, 19/202.
  • BRI (2021). « CBDCs: an opportunity for the monetary system », Rapport annuel, III.
  • Boar C. et Wehrli A. (2021). « Ready, steady, go? – Results of the third BIS survey on central bank digital currency », BIS Papers, no 114.
  • Ferrari M., Mehl A. et Stracca L. (2020). « Central bank digital currency in an open economy », CEPR Discussion Paper 15335.
  • Jordan T. (2019). « Währungen, Geld und digitale Token ». Exposé lors du 30eanniversaire du Centre des sciences économiques (WWZ) et de l’Association des économistes bâlois (VBÖ), Université de Bâle.
  • Maechler A. et Moser T. (2019). « The evolution of payment systems in the digital age: A central bank perspective ». Exposé lors du Money Market Event.

Bibliographie

  • Auer R., Frost J., Gambacorta L., Monnet C., Rice T. et Shin H. S. (2021). « Central Bank Digital Currencies: Motives, Economic Implications and the Research Frontier ». BIS Working Papers Nr. 976, November.
  • Baeriswyl R., Reynard S. et Swoboda A. (2021). « Retail CBDC Purposes and Risk Transfers to the Central Bank », Swiss National Bank Working Paper, 19/202.
  • BRI (2021). « CBDCs: an opportunity for the monetary system », Rapport annuel, III.
  • Boar C. et Wehrli A. (2021). « Ready, steady, go? – Results of the third BIS survey on central bank digital currency », BIS Papers, no 114.
  • Ferrari M., Mehl A. et Stracca L. (2020). « Central bank digital currency in an open economy », CEPR Discussion Paper 15335.
  • Jordan T. (2019). « Währungen, Geld und digitale Token ». Exposé lors du 30eanniversaire du Centre des sciences économiques (WWZ) et de l’Association des économistes bâlois (VBÖ), Université de Bâle.
  • Maechler A. et Moser T. (2019). « The evolution of payment systems in the digital age: A central bank perspective ». Exposé lors du Money Market Event.

Proposition de citation: Cédric Tille ; Rosmarie Schlup (2021). Les cryptomonnaies, une menace pour les banques centrales . La Vie économique, 23 décembre.