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Neuroéconomie : Les mécanismes de la prise de décision

Les économistes ont développé des théories de décision plus réalistes concernant l’homo œconomicus. L’Université de Zurich vient de montrer qu’un modèle décisionnel simple donne les résultats les plus plausibles.
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Au casino, ceux qui veulent se refaire après une partie perdante prennent davantage de risques. (Image: Keystone)

Bien des gens connaissent ce dilemme : partir en vacances à l’étranger pour y faire le plein de soleil malgré le risque accru de contamination ou se rendre plutôt au Tessin, où la situation est plus sûre ? Ou encore, devant deux offres d’emploi : opter pour un salaire fixe limité avec une forte part variable ou pour un fixe plus élevé avec des possibilités de bonus restreintes ? Face aux choix économiques, nous mettons en balance les avantages et les coûts des diverses options pour finalement retenir celle qui offre un avantage net supérieur. De nombreuses décisions comportent des éléments d’incertitude auxquels nous attribuons une valeur. Car pour les personnes peu enclines à prendre des risques, l’incertitude est liée à des coûts.

Pour expliquer le comportement décisionnel en situation d’incertitude, les chercheurs en sciences sociales recourent à différentes théories de l’utilité, qui reposent sur des hypothèses quant à la manière dont l’utilité est traitée. La théorie de l’utilité espérée, formulée au XVIIIe siècle par le mathématicien suisse Daniel Bernoulli, en est un bon exemple. Elle affirme qu’une personne qui hésite entre deux options devrait multiplier l’utilité potentielle de chacune d’elles par leur probabilité d’occurrence respective, puis choisir l’option dont l’utilité escomptée est la plus grande. La courbure de la fonction d’utilité permet de saisir les préférences individuelles des décideurs face au risque : les personnes audacieuses décident différemment de celles peu enclines à prendre des risques. La théorie de Bernoulli revêt surtout un caractère normatif en ceci qu’elle précise la manière dont on devrait décider. La réalité a toutefois montré que les décisions prises par les individus divergeaient souvent de cette théorie.

Des approches plus réalistes


La théorie des perspectives, qui date de 1979 (avec une modification en 1992), tente de cerner le comportement de manière plus réaliste que celle de Bernoulli. Développée par les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky, elle se base sur des observations psychologiques. Elle intègre notamment le fait, empiriquement confirmé, que les individus surestiment la probabilité d’événements très peu probables et sous-estiment celle d’événements quasi certains. Par exemple, lorsque nous décidons d’acheter une assurance, nous surévaluons souvent la faible probabilité d’un dommage important. De même, les recherches des deux psychologues ont montré que les résultats, par rapport à un point de référence, sont perçus comme des pertes ou des gains et que l’on pondère davantage les pertes potentielles que les gains potentiels, donc que le comportement des individus trahit un goût du risque à l’égard des pertes et une aversion au risque concernant les gains. Ce dernier point signifie que si nous voulons récupérer une perte au casino, nous prenons des risques que nous ne prendrions pas en visant simplement un gain.

Une troisième théorie permet d’expliquer le comportement décisionnel ; elle correspond à une extension de la théorie du portefeuille de l’économiste américain Harry Markowitz datant de 1952. Issue de la recherche financière, elle tient compte non seulement de la valeur moyenne – c’est-à-dire la valeur attendue d’un investissement ou d’une option – mais aussi de la variance. Plus de variance signifie plus de risque, ce qui réduit typiquement la valeur d’une option, que ce soit sur un marché boursier ou pour des décisions non financières. Dans le modèle moyenne-variance-asymétrie développé, on intègre l’asymétrie des rendements dans la réflexion. Ainsi, une distribution étalée vers la gauche, comme pour la loterie suisse à numéros ou l’EuroMillions, est souvent perçue comme plus attrayante qu’une répartition décalée à droite, offrant peu de gros gains et beaucoup de petits rendements avec une plus grande probabilité.

Lequel de ces modèles décrit le mieux la réalité ? La qualité d’un modèle se mesure à sa capacité à prédire un résultat observable. Entre plusieurs modèles concurrents, le plus adéquat s’impose. Dans le cas présent, les trois théories fournissent des prédictions de comportement étonnamment similaires. Partant, la question qui se pose à la neuroéconomie est de savoir si elles sont également plausibles d’un point de vue biologique, c’est-à-dire si les paramètres du modèle (les hypothèses sous-jacentes) sont tous également traités par le cerveau.

Une expérience concluante


Le Centre de neuroéconomie de l’Université de Zurich a mené une expérience visant à identifier le modèle le plus représentatif des processus neuronaux du cerveau. Allongés dans un appareil d’imagerie par résonance magnétique, les participants à cette expérience devaient choisir entre deux loteries comportant des gains et des probabilités d’occurrence différents. Ils devaient répéter ce choix 180 fois. Les paires de choix étaient arrangées de telle sorte que les hypothèses des trois modèles décrits ci-dessus puissent être vérifiées individuellement.

On sait aujourd’hui assez précisément comment et dans quelles zones de notre cerveau l’information est traitée. Le processus de décision se décompose en deux phases. Dans un premier temps, notre cerveau se fait rapidement une idée des options disponibles en déterminant leur valeur totale. Pour cela, il procède généralement de manière intuitive. Dans un second temps, il compare la valeur des différentes possibilités. Les trois théories appliquées aux deux phases montrent que la théorie des perspectives et le modèle moyenne-variance-asymétrie décrivent fort bien les signaux de valeur dans la première phase, tandis que le modèle moyenne-variance-asymétrie appréhende de manière particulièrement efficace ces signaux dans la seconde phase. En revanche, la théorie de l’utilité espérée semble moins bien correspondre à l’activité cérébrale et apparaît ainsi biologiquement moins plausible que les deux autres approches.

Ces découvertes sont loin d’être de simples gadgets universitaires. Elles nous offrent de nouveaux moyens d’améliorer notre compréhension des processus cognitifs. Le fait que le modèle moyenne-variance-asymétrie obtienne de si bons résultats dans le cerveau est moins surprenant qu’il n’y paraît de prime abord. Ce modèle est facile à utiliser et a sans doute aidé nos ancêtres, au cours de l’évolution, à déduire des probabilités à partir de l’expérience plutôt qu’à les définir explicitement. Ils n’étaient pas confrontés à des diagrammes circulaires comme dans notre expérience (voir encadré), mais devaient apprendre, à force d’essais et d’erreurs, quelle était la probabilité que les fruits d’un arbre donné soient mûrs. Dans ce contexte, il est cognitivement plus facile de traiter des caractéristiques générales comme la moyenne, la variance et l’asymétrie dans la distribution des fruits plutôt que de se souvenir de la probabilité de chaque fruit, comme l’exigent la théorie des perspectives et celle de l’utilité espérée. D’une manière générale, il peut être judicieux de comparer les théories non seulement sur le plan du comportement, mais aussi du point de vue de leur plausibilité biologique. Même si, en fin de compte, l’objectif reste le même : comprendre le mieux possible le comportement humain.

Proposition de citation: Tobler, Philippe (2021). Neuroéconomie : Les mécanismes de la prise de décision. La Vie économique, 23. décembre.

L’expérience, en détail

Placés dans un appareil d’imagerie par résonance magnétique (IRM), les participants à l’expérience voyaient s’afficher deux loteries sur un écran, l’une sur la partie gauche et l’autre à droite. La probabilité était représentée par un diagramme circulaire et le montant des gains possibles par des points, chaque point correspondant à 0,25 franc. La première loterie offrait par exemple 10 points avec une probabilité de 0,75, l’autre 20 points avec une probabilité de 0,6. Les sujets disposaient de cinq secondes pour choisir l’une des deux loteries en appuyant sur le bouton correspondant. Après une courte pause, deux nouveaux tirages apparaissaient à l’écran, assortis d’autres gains et probabilités. Tout au long de l’expérience, les probabilités variaient de 0 à 1 et les rendements de 0 à 50 points. À la fin, quatre des tirages choisis ont été sélectionnés de manière aléatoire et payés. Toutes les décisions prises ainsi que l’activité cérébrale des participants enregistrée durant l’expérience ont été modélisées à l’aide des trois théories mentionnées dans le présent article. Les chercheurs ont ensuite comparé la capacité des modèles à interpréter les données recueillies.