Une banque du climat pour la Suisse
La part de véhicules électriques en Suisse est relativement faible en comparaison avec la Norvège, le premier de la classe. Station de recharge à Lenzbourg (AG). (Image: Keystone)
Le 13 juin 2021, le peuple suisse a rejeté de justesse la révision totale de la loi sur le CO2, enterrant du même coup la création d’un Fonds pour le climat. Ce fonds, alimenté par les recettes provenant des taxes sur les combustibles fossiles et sur les billets d’avion et distribué selon un schéma complexe, aurait servi à financer des rénovations de bâtiments, des mesures de réparation des dégâts dus au réchauffement climatique et des innovations technologiques suisses.
De la politique climatique de la Suisse, il ne reste qu’un tas de ruines: le pays souffre dans ce domaine d’un grave déficit de financement et n’a aucun plan qui lui permettrait d’y remédier. Or, des mesures sont nécessaires, en particulier dans les domaines du transport et du logement. La Suisse a le taux de chauffage au mazout le plus élevé d’Europe et le rythme de remplacement des chaudières est de moitié inférieur aux objectifs climatiques. Même constat pour les véhicules électriques: alors qu’en Suisse, seulement 15 % des voitures neuves sont équipées d’un moteur électrique, on compte 65 % de véhicules électriques en Norvège, le premier de la classe. Les lignes bougent encore moins dans l’agriculture et l’industrie, qui n’ont même pas mis au point toutes les solutions nécessaires.
L’Association suisse des banquiers évalue à près de 13 milliards de francs les investissements annuels nécessaires pour atteindre l’objectif du Conseil fédéral de neutralité carbone à l’horizon 2050. Elle estime en outre, dans une étude d’août 2021, que plus de 80% de ce montant peuvent provenir du secteur privé, un chiffre qui ne se fonde toutefois pas sur des données empiriques et dont il est permis de douter en raison de la lenteur de la transition vers une économie sans impact sur le climat.
Le bilan n’est pas meilleur concernant les investissements que la Suisse s’est engagée à réaliser à l’étranger en signant l’Accord de Paris. Selon un rapport présenté en mai 2017 par le Conseil fédéral, la Suisse s’était fixé comme objectif de mobiliser entre 450 et 600 millions de dollars par an en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique. Ces fonds devaient être octroyés directement aux pays concernés par le biais de la coopération au développement ou à des programmes climatiques mis en œuvre par la Banque mondiale et par d’autres organisations multilatérales. Or, la somme allouée par la Suisse en 2018 n’a atteint que 340 millions de dollars. S’y ajoutent des capitaux privés de l’ordre de 214 millions de dollars, un montant qui est cependant difficile à mesurer et qui passe en grande partie par des canaux multilatéraux; le problème est que la Suisse dispose de peu d’instruments lui permettant d’augmenter la part du financement privé.
Pourtant, la Suisse bénéficie de conditions idéales pour favoriser l’innovation dans le domaine climatique; d’une part, elle se situe au troisième rang mondial du nombre de brevets par habitant grâce à ses hautes écoles et à son vaste réseau d’entreprises à la pointe de l’innovation; d’autre part, la place financière suisse gère près de 30% des avoirs transfrontaliers au monde. Tout financement de la lutte contre le changement climatique soutenu par l’État devrait tirer parti de cette concentration de technologie et de capital.
L’impasse des subventions
Quel instrument privilégier pour financer efficacement la lutte contre le changement climatique? Il serait envisageable d’opter pour un régime de subventions, une solution typiquement helvétique: de la production de betteraves sucrières à la culture du tabac en passant par le remplacement du chauffage au mazout, l’État suisse accorde de nombreuses aides financières. Les subventions climatiques pourraient permettre de développer le «Programme Bâtiments» et le Fonds de technologie, de favoriser des initiatives telles que les programmes «Flagship» de l’agence de promotion de l’innovation Innosuisse et d’encourager les transports publics respectueux de l’environnement.
D’un point de vue économique, ces subventions sont cependant problématiques, car il n’est pas rare qu’elles créent leur propre «industrie», qui remue ensuite ciel et terre pour les pérenniser. Il serait bien souvent possible de parvenir au même résultat en optant pour des mesures moins coûteuses. Étant donné que les subventions sont des comptes de dépenses passifs, le secteur privé en est exclu et un régime de cofinancement est impossible. D’un point de vue politique, il est aussi permis de douter qu’il convienne d’aborder l’enjeu majeur du XXIe siècle que représente le changement climatique uniquement en mettant des dépenses publiques au service d’intérêts particuliers.
Un Fonds pour le climat nouvelle mouture
Que faire? Il serait envisageable de lancer une nouvelle version du Fonds pour le climat. L’expérience de la Suisse avec cet instrument plaide en faveur de cette solution. Ainsi, le Fonds de technologie octroie des cautionnements à des entreprises spécialisées dans les technologies climatiques et le Fonds d’investissement suisse pour les marchés émergents (Sifem) investit notamment dans des projets climatiques réalisés par des pays en développement et des pays émergents. En 2020, le premier disposait d’un portefeuille de cautionnements de 168 millions de francs; quant au second, il a investi depuis 2011 près d’un milliard de francs dans des entreprises étrangères et obtenu un rendement quelque peu supérieur à 5%. Ces deux fonds sont gérés par des partenaires privés sous la surveillance de divers offices fédéraux.
Dès lors, il serait possible d’élaborer un projet de loi qui reprendrait l’idée du Fonds pour le climat, complété par un volet international à l’instar du fonds Sifem. Cette approche présenterait trois avantages de poids par rapport aux subventions: les investissements génèreraient un rendement, le financement de projets à l’étranger serait possible et le secteur privé pourrait être associé à la mise en œuvre.
Mais les fonds ont aussi leurs limites: les investissements se concentrent sur des technologies et marchés existants, car les compétences requises pour évaluer de nouveaux placements font défaut.
Expertise des banques du climat
Les banques publiques du climat, qui prospectent les marchés et ouvrent la voie aux nouvelles technologies, ont fait leurs preuves (voir le tableau). La banque d’investissement vert du Royaume-Uni «Green Investment Bank» (GIB) a par exemple largement contribué à faire des parcs éoliens en mer un investissement rentable, que s’arrachent actuellement des établissements bancaires privés. C’est à la banque verte australienne «Clean Energy Finance Corporation» que l’on doit en grande partie la standardisation du financement de grandes batteries de stockage indispensables à la stabilité du réseau électrique dans le monde entier. Quant à l’établissement allemand de crédit pour la reconstruction «Kreditanstalt für Wiederaufbau», il a participé au financement du tournant énergétique et, grâce à son soutien, les banques allemandes comptent aujourd’hui parmi le fleuron mondial des institutions financières en matière de transition énergétique.
Financement climatique : comparaison entre fonds et banques
Fonds pour le climat | Banque du climat | |
Neutralité des coûts | Octroi de fonds ou investissement | Investissement |
Capacité | Compétences externes ad hoc | Compétences en interne |
Activité | Marché existant | Accès à de nouveaux marchés et de nouvelles technologies |
Cofinancement | Possible, mais relativement rare | Cas normal |
Innovation financière | Aucune | Selon le placement, fonds structurés, par exemple |
Source : Florian Egli / La Vie économique
Si les banques d’investissement «vertes» ou les banques du climat sont si effectives, c’est parce qu’elles ont les compétences requises pour aller au-delà du simple octroi de fonds. Elles créent des équipes spécifiques aux technologies et aux pays qui mettent au point des processus d’investissement standardisés et les instruments financiers adéquats. Par exemple, un obstacle à l’énergie éolienne a longtemps été la difficulté à évaluer les conditions de vent locales, ce qui nécessitait d’adapter les turbines aux conditions sur leur lieu d’installation. Les banques classiques ne disposent pas de ces compétences technologiques et ce n’est pas un hasard si les banques du climat engagent en moyenne plus d’ingénieurs. Un pari qui s’avère payant: chaque livre investie dans les projets de la GIB a attiré 2,5 livres du secteur privé.
Renforcer la place économique suisse
Une future banque du climat suisse pourrait se concentrer sur des technologies clés dans lesquelles des entreprises suisses sont spécialisées, ce qui valoriserait le pôle technologique suisse et augmenterait sa contribution à la lutte contre la crise climatique. Les compétences d’une banque du climat pourraient de plus faire de la «place financière suisse verte», dont le conseiller fédéral Ueli Maurer a chanté les louanges lors du sommet de Glasgow, une réalité. Enfin, la fondation d’une nouvelle banque serait l’occasion unique de mettre de l’ordre dans l’écheveau d’instruments financiers existants dans le domaine du climat, comme le Fonds de technologie et le Programme Bâtiments, mais aussi certains secteurs du fonds Sifem, de la plateforme de promotion des énergies renouvelables REPIC, de l’Assurance contre les risques à l’exportation (ASRE) ou de la Fondation pour la protection du climat et la compensation de CO2 (Klik). Au vu de ces nouvelles missions, vouloir reconvertir une banque de détail existante à l’image de PostFinance, comme le demande le PS, n’a en revanche aucun sens.
Les expériences menées à l’étranger montrent que les banques du climat sont rentables et ont une valeur stratégique pour le secteur privé. Elles rendent possibles des investissements privés en faveur de la transition énergétique au lieu de les faire fuir, comme d’aucuns l’affirment parfois. En l’occurrence, fonds et banques ne constituent pas deux types d’instruments totalement distincts: des solutions mixtes sont actuellement mises sur pied aux Pays-Bas («Invest International») ou en Finlande (fonds pour le climat «Ilmastorahasto»). Elles se caractérisent elles aussi par leur expertise, la priorité accordée à l’impact sur le climat et l’encouragement stratégique des innovations technologiques. En se dotant d’une banque du climat, la Suisse peut à la fois réaliser un tour de force en matière de politique industrielle et remplir ses engagements dans le domaine du financement climatique. C’est à l’aune de ces deux atouts qu’il faudrait évaluer les idées telles que l’initiative pour un fonds pour le climat annoncée par le PS et Les Verts.
Proposition de citation: Egli, Florian (2022). Une banque du climat pour la Suisse. La Vie économique, 09. mars.