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Politique économique extérieure: la Suisse réussit sous la pression

Staatssekretär Jean-Daniel Gerber, Ancien directeur du Secrétariat d'État à l'économie (Seco), Berne

Prise de position

La Suisse est sortie de la Seconde Guerre mondiale sans avoir subi de dommages. Des années de guerre, elle retint pourtant d’autres leçons que les puissances victorieuses. Elle ne devint membre ni de l’Organisation des Nations Unies (ONU), ni du Fonds monétaire international (FMI). De même, elle demeura à l’écart tant de la Banque mondiale que de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

L’attitude de la Suisse était liée à la notion du réduit national et à celle de la neutralité. La première l’aida à survivre en quasi-autarcie, tandis que la seconde la fit douter d’adhérer à des organisations dont les pays d’Europe de l’Est étaient absents.

Dès le milieu des années 1950, les inconvénients de cette « politique de l’abstinence » prirent le dessus. N’étant pas membre de l’OMC (anciennement : Gatt), la Suisse risquait de mettre en péril ses exportations. En 1956, elle adhéra provisoirement au Gatt, avant d’en devenir membre à part entière en 1966. Les adhésions au FMI et à la Banque mondiale ne suivirent qu’en 1991, motivées par la croissance des interdépendances monétaires et fiscales et des besoins de coordination en résultant.

En revanche, la Suisse participa à la fondation de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), en 1948, et de celle qui lui succéda en 1961, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), au motif que les décisions dans leurs enceintes requièrent l’unanimité. Comme on le vit toutefois plus tard, la pression de ces organisations peut être si grande que, malgré la règle de l’unanimité, il est difficile de se soustraire à un large consensus, par exemple sur les questions fiscales.

La Communauté économique européenne (CEE) vit le jour en 1957. Avec d’autres pays européens, la Suisse constitua une association alternative moins développée. En lieu et place d’une union douanière fut créée l’Association européenne de libre-échange (AELE), avec l’espoir que la CEE et l’AELE se parleraient d’égale à égale.

Mais il en advint autrement. La CEE développa des forces qui dépassèrent le cadre du libre-échange dans le commerce de marchandises pour s’étendre à des secteurs hors de l’économie. Une nouvelle fois, la Suisse se mit à craindre pour son économie. La conclusion de l’Accord de libre-échange entre la Suisse et la CEE, en 1972, permit d’apaiser ces craintes.

La CEE puis l’Union européenne (UE), qui avait succédé à la première, devint le plus grand marché intérieur du monde. Ses règles et ses normes s’établirent comme le standard général européen. Plusieurs membres de l’AELE ne se satisfaisaient plus de l’association de libre-échange ; les uns après les autres, ils rejoignirent l’UE pour participer à la réalisation de l’idée européenne.

Les autres pays membres de l’AELE négocièrent avec l’UE la création d’un Espace économique européen (EEE) qui devait leur permettre de s’intégrer largement dans l’espace intérieur européen, sans droit de codécision, ce qui n’empêcha pas certains d’entre eux de décider finalement d’adhérer à l’UE. Les quatre pays restants – la Norvège, l’Islande, le Lichtenstein et la Suisse – signèrent le traité instituant l’EEE. Mais, en 1992, la Suisse refusait en votation populaire d’adhérer à l’EEE : un coup dur pour la politique économique extérieure.

Une nouvelle fois, il fallut trouver une autre solution. L’UE se montra prête à entamer de nouvelles négociations qui débouchèrent sur les accords bilatéraux I (1999) et II (2004). Ceux-ci reprenaient pour la majeure partie, dans des secteurs sélectionnés, les dispositions de l’accord EEE qui avait été rejeté.

 

La démocratie directe, le fédéralisme et l’absence de programme gouvernemental contraignant empêchent l’anticipation.

 

À tort ou à raison, l’UE estime que la politique européenne de la Suisse est sélective : en sous-main, la Suisse poursuivrait une stratégie d’intégration dans les secteurs intéressants pour elle, en payant le moins possible et en se soustrayant à une jurisprudence uniforme. En 2014, la Suisse et l’UE ont ouvert des négociations sur un accord-cadre institutionnel dans le but de dynamiser l’adaptation des accords d’accès au marché et de fixer un mécanisme unique de règlement des différends. Leurs efforts ont échoué : le gouvernement suisse a interrompu les négociations en 2021.

Et maintenant ? L’UE et la Suisse sont étroitement liées et elles ont des intérêts convergents. Après une phase de désillusion, les parties s’assoiront à nouveau à la table des négociations. D’ici là, comme dans les années 1990, leurs relations devraient être marquées par le froid, l’incertitude et l’incompréhension.

La politique extérieure de la Suisse est jalonnée de succès. Le pays a réussi à tirer parti des conditions-cadre internationales en faveur de son économie, malgré une adhésion tardive aux organisations économiques internationales et à la conclusion différée des accords avec l’UE.

Cependant, une vision et l’envie de participer font défaut à la Suisse. Celle-ci ne rejoignit le FMI et l’OMC que longtemps après leur fondation. Elle ne chercha à conclure un accord de libre-échange avec Bruxelles que lorsqu’elle risqua d’être discriminée sur le marché européen. Il lui fallut environ dix ans pour remédier aux conséquences négatives du rejet de l’EEE, au moyen des accords bilatéraux I et II. Et après des années de négociations, les discussions sur un accord-cadre ont pris fin abruptement, de sorte qu’il faut se mettre une nouvelle fois à la recherche d’une solution. L’histoire se répète.

Pourquoi ? Les causes principales sont inhérentes au système : ce sont la démocratie directe, le fédéralisme et l’absence de programme gouvernemental contraignant. Elles compliquent, voire empêchent l’anticipation et la participation lorsque de nouveaux projets visant à maîtriser le changement se dessinent en pointillé. La Suisse serre les rangs et entre en action seulement lorsque la pression de l’extérieur devient trop forte et que les désavantages de sa non-participation apparaissent au grand jour.

La Suisse devrait-elle repenser ses procédures internes de décision concernant les questions économiques extérieures ? L’approche réfléchie choisie jusqu’à présent a permis de contenir les dommages. On peut toutefois se demander si cela sera aussi possible dans une Europe qui coopère de plus en plus étroitement avec une Suisse largement exclue des mécanismes européens de consultation et de décision. De leur côté, les générations futures ne nous demanderont-elles pas : « Lors de la réalisation de l’idée européenne, vous étiez où ? »

Proposition de citation: Jean-Daniel Gerber (2022). Prise de position: Politique économique extérieure: la Suisse réussit sous la pression. La Vie économique, 09 mars.