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L’examen des investissements, à soutenir ou à proscrire ?

Le Conseil fédéral vient de mettre en consultation un avant-projet de loi prévoyant d’examiner l’acquisition de sociétés suisses par des investisseurs étrangers lorsque celle-ci peut présenter un risque pour la sécurité. Si ce projet ne semble pas pertinent d’un point de vue économique, il convient de tenir compte des aspects de sécurité.
Lignes à haute tension de l’opérateur de réseau 50Hertz à Berlin. En 2017, le gouvernement allemand a empêché un investisseur chinois d’entrer dans le capital de l’entreprise d’électricité. (Image: Keystone)

Les gouvernements sont toujours plus nombreux à réglementer l’acquisition de sociétés nationales par des investisseurs étrangers. Ainsi, les deux tiers des pays de l’OCDE ont mis en place un examen des investissements, à l’instar de la France, de l’Allemagne ou des États-Unis et de petits pays comme la Finlande ou l’Autriche[1]. Si les instruments employés diffèrent d’un pays à l’autre, ils visent cependant toujours à protéger l’ordre et la sécurité publics.

Outre les investissements étrangers dans des entreprises du domaine de l’armement, les investissements dans des infrastructures clés, notamment dans les domaines de l’énergie ou des télécommunications, sont considérés comme critiques. En 2017, l’Allemagne s’est par exemple opposée à la vente de l’opérateur de réseau électrique 50Hertz à la société chinoise d’électricité State Grid Corporation of China. Les acquisitions de sociétés fabriquant des biens susceptibles d’être utilisés à des fins civiles comme militaires (appelés «biens à double usage») font également souvent l’objet d’un examen dans d’autres pays[2].

Un projet de loi pour la Suisse

En Suisse également, les pressions politiques augmentent pour que les investissements étrangers soient examinés. En 2018, le conseiller aux États valaisan du groupe du centre Beat Rieder a déposé une motion appelant le Conseil fédéral à protéger l’économie suisse en contrôlant les investissements. En mai 2022, le Conseil fédéral a donc envoyé en consultation un avant-projet de loi sur l’examen des investissements étrangers, qui vise à écarter les risques et les menaces pour l’ordre ou la sécurité publics qui pourraient découler d’investissements étrangers.

Dans le cadre de l’élaboration de ce projet de loi, le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) a chargé la société de conseil BSS et l’École de gestion et de droit de la Haute école zurichoise des sciences appliquées (ZHAW – School of Management and Law) d’estimer le coût économique du projet de loi en procédant à une analyse d’impact de la réglementation[3]. Cet article présente les principales conclusions de cette étude.

Les auteurs de l’étude estiment que, de manière générale, les investissements étrangers directs dans des entreprises suisses sont positifs. Dans un pays comme la Suisse, petit et ouvert sur le monde, la prospérité de la population et la compétitivité des entreprises dépendent directement de l’accès aux marchés internationaux en général et aux marchés des capitaux en particulier, ainsi que de la participation aux chaînes mondiales de création de valeur.

Un risque pour la sécurité

Force est toutefois de constater que certains États instrumentalisent les investissements directs pour atteindre leurs objectifs politiques, utilisant ce qu’on appelle le soft power [4]. Cette manière d’exercer une pression politique sur les autres pays a toujours existé et ne date pas de l’initiative chinoise de la «nouvelle route de la soie». Le plan Marshall des États-Unis pour la reconstruction européenne après la Seconde Guerre mondiale et la doctrine du Wandel durch Handel («le changement par le commerce»), qui a longtemps régi la politique occidentale vis-à-vis de la Russie et de la Chine, étaient également fondés sur ce principe.

Le risque que la sécurité et l’ordre publics soient menacés par des investissements aux motivations politiques est bien réel. Bien qu’aucune menace de ce type n’ait été identifiée en Suisse jusqu’à présent, elle ne peut être exclue à l’avenir.

Toutefois, il existe d’ores et déjà dans notre pays de nombreux instruments pour parer un tel risque. Les infrastructures clés comme celles garantissant l’approvisionnement en eau et en électricité, la route ou encore le rail, sont d’ores et déjà bien protégées, notamment parce qu’elles sont en mains publiques. On ne peut pas en dire autant des secteurs de l’armement et des biens à double usage, ni des services informatiques liés à la sécurité, de la pharmacie ou des technologies de la santé, autant de domaines dans lesquels un examen des investissements permettrait de combler les éventuelles failles de sécurité.

Une insécurité juridique au coût élevé

La plus-value potentielle qu’un examen des investissements apporterait en termes de sécurité est toutefois contrebalancée par le coût économique considérable de cette mesure. Un examen des investissements serait en effet synonyme d’une insécurité juridique majeure pour les entreprises suisses et leurs investisseurs étrangers, car il interviendrait avant que l’acquisition soit finalisée, c’est-à-dire exactement dans la phase critique qui sépare la signature d’un contrat d’achat de sa conclusion effective. Différents obstacles liés aux procédures pourraient en outre ralentir la soumission des offres, sans compter que l’existence d’un tel examen pourrait avoir un effet dissuasif sur les acheteurs potentiels.

La mise en place d’un examen des investissements nuirait à l’attractivité de la place économique suisse et à la compétitivité des entreprises. Au vu de la taille restreinte du marché domestique suisse, il est indispensable de garantir pleinement son interconnexion mondiale. La Suisse est en effet trop petite pour mettre en place des chaînes de création de valeur fermées à l’intérieur de ses frontières, notamment dans les domaines qu’il faudrait a priori protéger, comme celui de l’armement (voir l’exemple des avions de combat).

Se concentrer sur l’essentiel

Compte tenu du coût économique évoqué, il est important de concevoir cet examen des investissements de sorte que seuls les investissements présentant un risque élevé y soient soumis. C’est ce qui semble être prévu dans l’avant-projet de loi du Conseil fédéral qui fait la distinction entre les investisseurs privés et les investisseurs publics ou parapublics. Lorsque l’acquisition prévue est le fait d’un investisseur privé, l’examen se limiterait aux secteurs à risque. À l’inverse, lorsque c’est un investisseur étatique ou proche d’un État qui souhaite investir, tous les projets seraient examinés, car selon le Conseil fédéral, ce sont eux qui présentent le risque le plus élevé pour l’ordre et la sécurité publics.

Par ailleurs, l’examen ne s’appliquerait qu’aux investissements qui représentent une prise de contrôle de la société suisse par l’investisseur étranger. Les participations minoritaires ne seraient donc pas concernées. De même, l’avant-projet de loi prévoit un seuil de minimis, ce qui permettrait d’éviter aux petites entreprises d’être soumises à un tel examen.

Selon l’analyse des investissements des cinq dernières années, entre 23 et 45 projets de transaction devraient être évalués chaque année.

Il serait possible d’optimiser encore le ciblage du futur examen par une définition appropriée des valeurs seuils, sachant qu’il serait judicieux d’attendre que la loi soit introduite pour ajuster les différents critères, afin de tenir compte des expériences réalisées. De même, il serait pertinent de proposer un examen préalable aux entreprises concernées pour réduire encore le risque d’insécurité juridique.

Enfin, en vue de garantir l’efficacité de l’examen des investissements, il est impératif que les autorités concernées disposent des compétences appropriées et de moyens suffisants. Le nouvel instrument doit être conçu de manière transparente et prévisible. Sinon, c’est le scénario du pire qui s’écrira: l’objectif de renforcement de la sécurité ne serait pas atteint et les entreprises devraient faire face à une insécurité juridique accrue, sans oublier que le coût économique de cette mesure augmenterait encore.

Une décision politique

En résumé, on ne peut pas nier la plus-value que représente l’examen des investissements en matière de sécurité. Cet examen est toutefois synonyme de coûts économiques élevés. Et comme ladite plus-value est difficile à quantifier, il est délicat de se prononcer pour ou contre un tel examen.

Un examen des investissements ne devrait être mis en place que si l’on peut garantir qu’il ciblera uniquement les investissements étrangers à risque. La variante maximale, qui consisterait à examiner tous les investissements – voire, dans le pire des cas, à procéder au gré de la politique industrielle pour protéger l’emploi ou certaines technologies par exemple – doit être refusée catégoriquement. Car une chose est sûre: quelle que soit l’évolution de l’ordre mondial, la Suisse restera tributaire de son intégration dans les chaînes de création de valeur et les marchés des capitaux mondiaux.

  1. Unctad (2019). []
  2. Meyer, Braun et Huddleston (2022). []
  3. Meyer, Braun et Huddleston (2022). []
  4. Voir Nye (2004); Lenihan (2018), p. 42. []

Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Niclas Meyer ; Markus Braun ; Claudio Cozza (2022). L’examen des investissements, à soutenir ou à proscrire . La Vie économique, 19 mai.