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En matière d’AVS, les veufs sont discriminés

Les hommes reçoivent nettement moins de prestations de l’assurance-vieillesse et survivants (AVS) que les femmes lorsque leur conjointe décède. Il faut supprimer cette inégalité de traitement. Les prestations futures doivent mieux correspondre à l’organisation familiale et au monde du travail actuels ainsi qu’aux évolutions sociétales des cinquante prochaines années.

En matière d’AVS, les veufs sont discriminés

Les veufs avec enfants reçoivent nettement moins de prestations de l’AVS que les veuves dans la même situation. (Image: Keystone)

En cas de décès de leur conjointe, les hommes ne sont pas traités comme les femmes par l’AVS: les veufs ne reçoivent une rente que s’ils ont des enfants mineurs, alors que les femmes en bénéficient à vie. Même les femmes sans enfant reçoivent une rente de veuve pour autant qu’elles aient atteint leur 45e année et qu’elles aient été mariées pendant au moins 5 ans. En revanche, les veufs sans enfant ne reçoivent rien[1]. Ces différences pèsent lourd et se reflètent dans les chiffres: en décembre 2021, parmi les quelque 176 000 personnes qui ont reçu des rentes de veuf ou de veuve, moins de 1% était des hommes (voir tableau).

Cette inégalité de traitement fait depuis longtemps l’objet d’une controverse politique. Mais la thématique a pris une nouvelle orientation en octobre 2022, lorsque la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que cette différence de traitement violait l’interdiction de discrimination.[2]. Cependant, la décision de la CEDH ne se rapporte qu’au cas concret d’un père de famille en âge de travailler qui, après le décès de sa femme, s’est consacré entièrement à l’éducation de ses enfants mineurs. Les prestations de l’AVS ont cessé lorsque ses enfants ont atteint leur majorité. La CEDH ne s’est pas exprimée sur d’autres discriminations inhérentes à l’AVS suisse, par exemple à l’encontre des veufs sans enfant.

Ill. Prestations de veuvage par sexe (décembre 2021)

Remarque: le total des rentes correspond à une extrapolation.
Source: statistique de l’AVS, Office fédéral des assurances sociales.

Nécessité de mettre en place une nouvelle base légale

À la suite de la décision rendue par la CEDH, l’Office fédéral des assurances sociales a élaboré une réglementation transitoire à l’intention des caisses de compensation, les enjoignant de traiter les veufs avec enfants de la même manière que les veuves avec enfants, de sorte que la rente de veuf ne s’éteigne plus lorsque le plus jeune des enfants atteint l’âge de 18 ans. Cette disposition vise à éviter une nouvelle violation des droits de l’homme. À moyen terme, toutefois, une nouvelle base légale est nécessaire. On ne sait pas encore à ce stade si le Conseil fédéral élaborera un projet. En avril 2022 déjà, avant même la décision de la CEDH, la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national (CSSS-CN) avait décidé de lancer une initiative pour uniformiser les prestations en cas de décès. Si son homologue du Conseil des États (CSSS-CE) donne suite à cette initiative, la CSSS-CN élaborera un projet de loi. Mais il se peut aussi que le Parlement confie cette tâche à l’administration.

Du point de vue de la politique sociale, on peut atteindre de trois manières l’égalité de traitement en matière de prestations de veuvage de l’AVS:

  1. en relevant les prestations de veuf au niveau des prestations de veuve;
  2. en abaissant les prestations de veuve au niveau des prestations de veuf;
  3. en définissant une voie intermédiaire qui, s’écartant du droit actuellement en vigueur, garantisse les mêmes prestations aux deux sexes.

Le relèvement des prestations, une solution onéreuse

Relever les prestations destinées aux hommes reviendrait à augmenter substantiellement les prestations de veuvage qui atteignent d’ores et déjà environ 1,8 milliard de francs par an. À titre de comparaison: les dépenses totales de l’aide sociale étaient de 3,4 milliards de francs en 2019. Une adaptation de la législation qui ne formaliserait que le cas critiqué par la CEDH n’entraînerait dans un premier temps que des dépenses supplémentaires limitées, pour autant que cette adaptation ne déploie pas d’effet rétroactif. Seuls les veufs dont les enfants atteindraient leur majorité après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi recevraient des prestations supplémentaires. Cependant, les coûts croîtraient continuellement puisque de nouveaux bénéficiaires rejoindraient ce groupe chaque année.

Une adaptation des prestations de veuf à celles des prestations de veuve, indépendamment de la situation des enfants, serait nettement plus coûteuse. Néanmoins, comme les hommes ont une espérance de vie plus courte que les femmes et que le mari est généralement plus âgé que son épouse, les veufs sont nettement moins nombreux et reçoivent des prestations moins longtemps que les veuves. Par conséquent, même sans entraîner le doublement des prestations, une adaptation de la loi coûterait néanmoins des centaines de millions de francs.

Abaisser les rentes de veuves serait la variante la plus logique évidente. Évidemment, un soutien est nécessaire tant que les orphelins sont en âge scolaire: après un décès, la charge financière et personnelle qui reposaient auparavant sur quatre épaules n’est plus portée que par une seule personne. Mais, dès que les enfants ont terminé leur formation de base, le parent survivant peut de nouveau se consacrer entièrement à une activité lucrative. Le versement d’une rente alors que la formation du plus jeune des enfants est terminée ne peut guère se justifier. Cependant, les prestations de veuvage en vigueur ne seraient versées que jusqu’à la majorité du plus jeune des enfants et non jusqu’à la fin de sa formation. Politiquement, une réduction aussi radicale pourrait s’avérer difficile.

Une nouvelle version de la rente de veuvage

Choisir une voie intermédiaire permettrait d’adapter les prestations pour survivants à la réalité de l’organisation familiale et du monde professionnel du XXIe siècle en renonçant aux rentes de veuve pour les femmes sans enfant. Rien ne justifie qu’une femme mariée sans obligation familiale soit soutenue par la collectivité lorsque son mari décède. Cette conception du mariage comme une institution de prévoyance pour les femmes sans enfant date de l’introduction de l’AVS et correspond à une vision patriarcale du monde qui n’a plus cours.

Une part des fonds qui ne seraient plus versés aux veuves sans enfant permettrait de financer la flexibilisation du versement des prestations de veuvage jusqu’à la fin des études (p. ex. jusqu’à la 25e année) plutôt que jusqu’à la majorité des enfants, quel que soit le sexe du parent survivant. Les ménages avec de jeunes enfants pourraient recevoir des prestations plus élevées car le temps de prise en charge plus important que ces derniers exigent rend plus difficile toute activité professionnelle. On pourrait envisager une réduction progressive des prestations au fur et à mesure que les enfants avanceraient en âge parce que le parent survivant pourrait accroître son activité professionnelle. Un tel échelonnement est appliqué par exemple lors de l’attribution d’une pension alimentaire en cas de divorce. Selon un arrêt rendu en 2018 par le Tribunal fédéral, le parent qui assume la part principale de la prise en charge des enfants doit en principe exercer une activité lucrative à raison de 50% dès que l’enfant le plus jeune entre dans la scolarité obligatoire, à raison de 80% lorsque ce même enfant atteint le niveau secondaire et à raison de 100% lorsque cet enfant a 16 ans révolus. C’est la tranche de vie, et non l’âge de l’enfant, qui est déterminante. Il serait logique d’opter pour des prestations de veuvage inspirées de la pratique appliquée aux couples divorcés.

L’évaluation des dispositions de la nouvelle réglementation des prestations de veuvage déclenchera un débat public probablement passionné. Il importe, pas seulement pour des raisons financières, de remettre en question les anciennes dispositions relatives à la rente de veuve qui servent de référence pour les veufs. Les prestations de veuve ont été définies en 1947 lors de l’introduction de l’AVS, à une époque où seuls les hommes disposaient du droit de vote et où prévalaient les rôles de l’homme nourricier et de la femme au foyer. Même les plus jeunes parmi les votants de l’époque ont aujourd’hui 95 ans. Il s’agit d’abandonner cette vision du monde, de mieux appréhender les réalités de l’organisation familiale et du marché du travail et de définir une rente de veuvage indépendante du genre qui corresponde aux évolutions que notre société connaîtra au cours des 50 années à venir.

  1. Voir l’art. 24 de la loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants (LAVS) []
  2. Voir Causa 78630/12 Beeler v. Switzerland []

Proposition de citation: Jérôme Cosandey (2023). En matière d’AVS, les veufs sont discriminés. La Vie économique, 16 février.