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Harmoniser les données cantonales pour prévenir la criminalité

Les données des registres de la vie économique sont essentielles pour lutter contre la criminalité économique. D’abord cantonales, elles sont morcelées et de qualité hétérogène. Une harmonisation au plan fédéral et une mise en réseau de ces données pourraient changer la donne.
Nébuleux, le marché de l’immobilier est critiqué pour sa vulnérabilité au blanchiment d’argent. (Image: Keystone)

Suite à l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, le Conseil fédéral a pris des mesures économiques, gelant notamment les avoirs et les biens détenus par des personnes physiques et morales russes en Suisse[1]. Cette situation pourrait conduire à l’ouverture de procédures pénales sur l’origine des fonds placés dans la place financière et immobilière suisse, notamment en lien avec du blanchiment d’argent ou des actes corruptifs.

La Confédération doit s’appuyer sur les cantons pour appliquer les sanctions économiques, car ces derniers gèrent de manière autonome leurs registres du commerce (bases de données des entreprises et de leurs représentants) et leurs registres fonciers (bases de données des propriétaires d’immeubles). Les cantons ont mis en œuvre ces mesures en urgence et livré les cas au Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). Les nombreux échanges qui ont suivi entre plusieurs autorités fédérales et cantonales, ces dernières réclamant des clarifications sur leurs obligations en matière d’application des sanctions internationales, ont mené à la publication, en mars 2022, d’un aide-mémoire précisant les obligations des cantons dans ce domaine[2].

La situation décrite ci-dessus illustre comment la fragmentation des registres génère un grand travail de clarification entre les instances cantonales et fédérales et un biais de réactivité chez celles-ci. Cette parcellisation complique aussi les recherches des autorités de poursuite pénale et augmente le risque que des personnes ou des sociétés visées par des sanctions internationales profitent de cette situation pour échapper à la justice[3].

Le morcèlement des registres cantonaux et la question de leur surveillance ont déjà fait l’objet de plusieurs audits du Contrôle fédéral des finances (CDF) en lien avec la lutte contre la criminalité en col blanc. Le CDF a examiné la haute surveillance fédérale du registre du commerce, du registre foncier et celle en matière de poursuites pour dettes et faillite[4], toutes exercées par l’Office fédéral de la justice (OFJ). Ces audits ont mis au jour des lacunes qui affectent la lutte contre la criminalité économique.

Lacunes dans le registre du commerce

En 2018, le CDF a constaté des failles dans la fiabilité des données des registres du commerce cantonaux. Un grand nombre d’entreprises individuelles n’y étaient pas inscrites, alors que d’autres non actives depuis des décennies y figuraient encore. L’audit du CDF a montré que des milliers d’entreprises n’ont pas connu de modifications au registre depuis une quinzaine d’années (voir illustration). Faute de mise à jour du registre du commerce, il n’y a, par exemple, pas de certitude concernant l’activité effective d’une entreprise et l’identité de ses représentants actuels. Or, ces informations sont importantes dans la lutte contre les faillites frauduleuses et le blanchiment d’argent.

Concernant le registre des actions, qui inclut les détenteurs d’actions au porteur et des ayants droits économiques des sociétés anonymes, les offices cantonaux du registre du commerce n’ont pas d’obligation de vérifier leur existence, ni lors de l’inscription de la société, ni par la suite. Or, cet outil permet de dire qui est l’ayant droit économique réel des sociétés installées en Suisse et, ainsi, d’éviter l’usage de prête-noms servant à masquer les bénéficiaires de montage corruptifs.

Suivant les recommandations du Groupe d’action financière et du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’Assemblée fédérale a décidé en 2019 de proscrire en grande partie les actions au porteur. Cette mesure a pour but d’amener de la transparence sur les ayants droits économiques. Le législateur n’a pourtant pas mis en place un contrôle pour s’assurer que les sociétés anonymes tiennent bien à jour leur registre des actions, ni que ce dernier renseigne sur l’ayant droit économique[5].

Entreprises n’ayant pas modifié leur inscription au registre du commerce depuis plus de 15 ans (2017)

Remarques: les données concernent le 1er semestre 2017.
Source: Contrôle fédéral des finances: Audit de la fiabilité des données du registre du commerce (2018).

Traquer les débiteurs mal intentionnés

Le CDF a noté l’absence de mise en réseau des bases de données des offices des poursuites et des faillites (OPF), ce qui pose le problème de l’exhaustivité des données. Cette situation est d’autant plus critique qu’un individu mal intentionné pourrait se procurer sans trop de peine un extrait favorable du registre des poursuites – comme une attestation de non-poursuites – en déplaçant son domicile dans un autre arrondissement.

Le principal obstacle à une mise en réseau des bases de données des OPF est l’absence d’un identifiant univoque des débiteurs. Ce problème pourrait être résolu grâce au projet de service national des adresses mené actuellement par l’Office fédéral de la statistique. Ce registre, qui devrait être disponible au milieu de l’année 2025, permettrait aux autorités (y compris les OPF) de disposer d’un registre national des adresses des personnes physiques, basé sur le numéro de sécurité sociale. Une mise en réseau des OPF simplifierait les recherches de créanciers et dissuaderait les débiteurs mal intentionnés qui profitent de la parcellisation actuelle des données.

Secteur immobilier à haut risque

À l’instar des registres du commerce et des registres des poursuites et faillites, les bases de données des registres fonciers sont gérées de manière décentralisée par les cantons et la qualité de leurs données n’est pas garantie.

L’Office fédéral chargé du droit du registre foncier et du droit foncier (OFRF) est chargé de la haute surveillance du registre foncier. Il fait face à un défi important. En 2013 déjà, un rapport de fedpol constatait que le marché immobilier était un secteur à risque pour les opérations de blanchiment d’argent, notamment en lien avec la mafia italienne[6]. Depuis, d’autres experts et des acteurs de la société civile ont rappelé que ce secteur économique peut être utilisé pour introduire des fonds d’origine illicite dans le circuit financier légal[7] Or, l’OFRF n’a pas de base juridique pour atténuer ce risque.

Lors de son audit, le CDF a constaté que les bases stratégiques et conceptuelles élaborées par l’OFRF pour sa haute surveillance se concentrent sur les sujets et les risques directement liés au domaine du registre foncier, mais négligent les risques liés au blanchiment d’argent alors qu’une analyse approfondie de cette question devrait pourtant être faite. L’OFRF pourrait sensibiliser les gestionnaires des registres fonciers et des organes de surveillance des cantons à ces risques. Il devrait également prendre en compte des aspects déterminants pour le registre foncier telle que l’acquisition d’immeubles par des personnes résidant à l’étranger. L’OFRF a accepté d’élargir ses bases stratégiques et conceptuelles à des thèmes en lien avec le blanchiment d’argent.

Le «fédéralisme de la donnée» en cause

Les examens menés par le CDF dévoilent une dernière zone d’ombre dans le domaine des registres, un secteur crucial pour le bon fonctionnement de notre économie, à savoir celle de la transmission d’informations entre entités fédérales ainsi qu’entre les cantons et la Confédération. L’absence de centralisation des registres cantonaux engendre des pratiques hétérogènes dans ce domaine. C’est la conséquence du «fédéralisme de la donnée».

Au niveau cantonal, il n’existe guère de modèles de données communs et lorsque c’est le cas, ceux-ci sont incomplets ou non contraignants. Résultat: les données fournies aux offices fédéraux peuvent être de piètre qualité[8], obsolètes ou incomplètes et, parfois, ces offices n’y ont même pas accès.

Ces éléments expliquent pourquoi la Suisse peine aujourd’hui à consolider au plan national les données saisies dans les cantons. Cette situation entrave le travail des autorités de poursuite pénale lors de leurs pré-investigations et de leurs procédures pénales. Ces obstacles limitent leurs analyses et, partant, la mise en œuvre d’une réponse appropriée pour cibler les plus grands risques de criminalité économique. La détection des avoirs et des biens détenus par des personnes physiques et morales russes dans le cadre des sanctions internationales a elle aussi été confrontée à cette situation, pourtant connue depuis des années.

  1. Voir l’Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine du 4 mars 2022(RS 946.231.176.72) []
  2. Voir Seco (2022) []
  3. « Guy Parmelin veut clarifier le contrôle des sanctions entre cantons et Confédération », in: rtsinfo.ch, 29 mars 2022 (consulté le 1er février 2023) []
  4. Ces examens sont disponibles sur le site Internet du CDF (PA 16615, PA 20236, PA 21529), de même qu’un rapport de synthèse sur les registres (PA 22245) et un autre sur la lutte contre la criminalité économique (PA 21447) []
  5. Code des obligations, articles 686 et 697j []
  6. Voir fedpol (2013) []
  7. Voir Transparency International (2017); «Die Tricks der Geldwäscher bei Hausverkäufen», Tages Anzeiger, 28.2.2022. []
  8. En 2022, la Cour des comptes vaudoise a fait le même constat sur la qualité de la base de données Themis des offices des poursuites. Elle recommande, entre autres, son nettoyage pour la fiabiliser et la mise en place d’un contrôle régulier de la fiabilité des données []

Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Daniel Aeby ; Yves Steiner (2023). Harmoniser les données cantonales pour prévenir la criminalité. La Vie économique, 14 mars.