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Une chaîne d’approvisionnement qui fonctionne peut se passer de l’État

Des concepts comme «atténuation des risques», «découplage» et «délocalisation proche» viennent remettre en question la concurrence mondiale. Le choix des sources d’approvisionnement et des sites de production reste néanmoins une décision stratégique qui revient en premier lieu aux entreprises, pas à l’État.

Une chaîne d’approvisionnement qui fonctionne peut se passer de l’État

Le président chinois Xi Jinping et le président américain Joe Biden en novembre 2022, lors du sommet du G20 à Bali, en Indonésie. Les relations entre les deux pays sont tendues et contribuent à la constitution de blocs dans le commerce international. (Image: Keystone)

Dire que l’ordre commercial mondial subit actuellement une mise à l’épreuve est un euphémisme. La pandémie de Covid-19 et les problèmes d’approvisionnement qu’elle a engendrés ont révélé la vulnérabilité de la division internationale du travail. L’antagonisme croissant entre les États-Unis et la Chine, qui s’est traduit par des surtaxes douanières, ainsi que les sanctions appliquées à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont également provoqué des turbulences dans le commerce mondial. Ces évolutions font craindre un découplage croissant des relations commerciales entre les pays et, partant, une fragmentation du développement économique futur.

Lors de leur sommet au Japon en mai 2023, les pays du G7 ont déclaré ne pas aspirer à un tel «découplage», mais seulement à une «atténuation intelligente des risques», comme l’ont souligné la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le chancelier allemand Olaf Scholz. Le «découplage» répond à une volonté de réduire la dépendance à l’égard des marchés étrangers et des technologies qui en sont issues, dans le but de renforcer la sécurité nationale. Aux fins de la protection de l’industrie domestique, il se traduit souvent par des mesures de relocalisation, de délocalisation proche ou de délocalisation vers des pays amis. Quant à l’atténuation des risques, elle vise principalement à éviter une trop forte concentration dans la chaîne de sous-traitance, afin de ne pas devenir dépendant d’une poignée de fournisseurs, notamment. Il s’agit de pouvoir compter sur une chaîne d’approvisionnement plus stable et plus résiliente en cas de chocs négatifs tels que des interruptions dans les circuits de fourniture, des mauvaises récoltes ou des changements de réglementation. Les résultats d’un sondage réalisé auprès d’entreprises de production montrent que la tendance est à un approvisionnement plus local et plus diversifié (voir illustration).

Part des entreprises industrielles suisses voulant adapter leurs chaînes d’approvisionnement (mai 2022, en %)

Sondage réalisé auprès de 154 entreprises. Le graphique indique les pourcentages d’entreprises qui font état d’un changement, sachant que 25% disent ne rien vouloir modifier. Source: Procure.ch, Credit Suisse / La Vie économique

De bonnes raisons de garder ses distances

Dans les industries travaillant pour la défense, par exemple, les préoccupations liées à la sécurité nationale sont tout à fait justifiées, en particulier dans le contexte actuel du conflit entre la Chine, la Russie et l’Occident, qui oppose des autocraties et des démocraties. Comme un régime autocratique va souvent de pair avec une gestion centralisée de l’activité économique, il est également logique de diversifier la chaîne d’approvisionnement pour des raisons de concurrence: les matières premières essentielles, comme les terres rares, ainsi que d’autres ressources cruciales, ne devraient pas être aux mains d’un petit nombre d’acteurs.

Toutefois, s’agissant de la grande majorité des autres biens et services, ce sont les entreprises, et non les États, qui doivent décider de la stratégie optimale d’atténuation des risques. Ces dernières années, elles ont peut-être trop misé sur des chaînes d’approvisionnement internationales comprenant des fournisseurs peu diversifiés, en raison de leurs coûts plus avantageux. Aujourd’hui, sur la base de leur propre appréciation du marché, nombre d’entre elles sont prêtes, pour cette raison, à payer davantage pour disposer de chaînes d’approvisionnement plus stables (voir illustration).

Les exigences du monde politique font en revanche courir le danger que l’atténuation des risques, voire le découplage, soient une volonté de l’État et concernent tous les secteurs, pas seulement les industries clés pour la sécurité nationale. Le résultat serait alors contreproductif. Plusieurs études récentes[1] montrent en effet que la désintégration économique et la relocalisation ne renforcent pas la stabilité de l’économie nationale, mais tendent plutôt à la fragiliser car, en même temps que les échanges commerciaux, c’est une importante fonction d’assurance qui disparaît. Dans le secteur agroalimentaire, par exemple, des récoltes record dans une région du monde peuvent compenser de mauvaises moissons dans une autre.

Une forme de mercantilisme moderne

Vus sous cet angle, le découplage moderne ou une atténuation des risques excessive s’apparentent à une conception archaïque de la concurrence entre les nations, qui s’incarne dans le mercantilisme. En vogue du XVIe au XIXe siècle, cette doctrine prône une forte activité à l’exportation, notamment pour les produits finis. Conformément au mot d’ordre «l’argent reste ici», il s’agit d’importer aussi peu que possible, et surtout dans les industries de la sous-traitance, l’objectif étant d’obtenir un excédent maximum de la balance des paiements courants.

Deux réflexions s’imposent à ce sujet. Tout d’abord, le mercantilisme ne pourrait pas fonctionner si tous les pays voulaient l’appliquer, car chacun d’entre eux amasserait les produits revêtant pour lui une importance stratégique. Cela conduirait à un cercle vicieux: confrontés à des difficultés d’approvisionnement, les pays augmenteraient de nouveau leurs stocks et il en résulterait une spirale négative caractérisée par une perte de confiance mutuelle et un déclin continu des échanges. En témoigne aujourd’hui l’exercice d’équilibriste auquel se livre la Corée du Sud, principal producteur mondial de puces électroniques, pour ne pas être prise en étau entre les États-Unis et la Chine, chaque grande puissance l’invitant à limiter ses exportations de tels produits à sa rivale. Si ces cas de figure se multiplient, le commerce international perdra sa fonction cruciale de diversification, qui permet de s’affranchir des problèmes de pénurie dans un pays en important depuis un autre.

En outre, et depuis toujours, le mercantilisme ignore le fait que les importations se traduisent souvent par des gains commerciaux. Grâce à elles, on peut acheter des produits moins chers que s’ils étaient fabriqués sur place. Il faut donc choisir entre faire ou faire faire, importer ou produire soi-même. En voulant seulement maximiser ses exportations, on risque de mobiliser de précieuses ressources domestiques au mauvais endroit. Ainsi, dans le domaine pharmaceutique, la Suisse n’est pas seulement spécialisée dans la fabrication de produits à forte intensité de connaissances, elle occupe régulièrement les premières places des classements en matière d’innovation. Ce succès sans égal et de vaste portée est la preuve que l’économie suisse prend globalement de bonnes décisions quand il lui faut choisir entre faire et faire faire. Tant qu’elles ne se heurtent pas à des entraves au commerce, les entreprises suisses produisent et exportent dans des domaines où elles sont performantes, important ce qu’il leur coûterait plus cher de produire elles-mêmes.

La mondialisation n’a pas dit son dernier mot

Comment la Suisse doit-elle se positionner face à ces évolutions? Il est évident qu’une petite économie comme la sienne a besoin d’un système commercial multilatéral garantissant autant que possible les mêmes chances à toutes les entreprises. En périodes de pénurie de personnel qualifié, il ne lui est pas possible de produire elle-même l’ensemble des biens et services dont elle a besoin.

Dans le cadre de sa politique économique (extérieure), la Suisse doit donc s’en tenir à des principes essentiels. L’attractivité d’un pays ne dépend pas de la faiblesse de sa monnaie ou de la richesse de son sol en terres rares, mais de son potentiel de croissance et d’innovation. Pour un petit État en particulier, l’enjeu n’est pas la concurrence entre les nations, mais celle entre les entreprises sur le marché mondial. Autrement dit, la Suisse n’est pas une entreprise et n’a donc pas à s’occuper de stratégies de chaînes d’approvisionnement, ni à désigner un secteur leader à l’échelle nationale au titre d’une politique industrielle. Elle doit plutôt offrir aux esprits créatifs et aux entreprises innovantes un cadre attrayant, doté d’un marché du travail flexible, d’une fiscalité intéressante, d’un bon système de formation de la main-d’œuvre et de conditions optimales en matière de recherche, de sécurité juridique et d’accès au marché pour les entreprises.

Un monde découplé dans de nombreux secteurs n’est souhaitable ni pour l’Occident, ni pour la Chine. Il ne faut pas oublier que, malgré toutes les prévisions pessimistes, la mondialisation se porte bien. Certes, la croissance des échanges de marchandises n’est plus aussi dynamique qu’il y a 15 ans, au plus fort du processus d’intégration de la Chine dans le marché mondial. Rappelons néanmoins que c’est le secteur des services qui tient aujourd’hui la plus grande place dans les économies nationales et, comme il comporte encore les entraves au commerce les plus fortes, il recèle un important potentiel en matière de libéralisations. Avec les nouvelles possibilités qu’offrent notamment le télétravail et les logiciels auto-apprenants, le plein essor du commerce des services est encore à venir.

  1. Voir notamment D’Aguanno et al. (2021) ainsi que Felbermayr et al. (2023). []

Bibliographie
  • D’Aguanno L, Davies O., Dogan A., Freeman R., Lloyd S., Reinhardt D., Sajedi R. et Zymek R. (2021). Global Value Chains, Volatility and safe Openness: Is Trade a double-edged Sword? Financial Stability Paper 46.
  • Felbermayr G., Mahlkow H. et Sandkamp A. (2023). Cutting through the Value Chain: The long-run Effects of decoupling the East from the West. Empirica 50, 75–108.

Bibliographie
  • D’Aguanno L, Davies O., Dogan A., Freeman R., Lloyd S., Reinhardt D., Sajedi R. et Zymek R. (2021). Global Value Chains, Volatility and safe Openness: Is Trade a double-edged Sword? Financial Stability Paper 46.
  • Felbermayr G., Mahlkow H. et Sandkamp A. (2023). Cutting through the Value Chain: The long-run Effects of decoupling the East from the West. Empirica 50, 75–108.

Proposition de citation: Reto Föllmi (2023). Une chaîne d’approvisionnement qui fonctionne peut se passer de l’État. La Vie économique, 14 juillet.