Rechercher

«Je considère l’immigration comme une chance»

En Suisse, il n’y a pas surabondance de main-d’œuvre qualifiée. C’est un bon signe, estime Boris Zürcher, chef de la Direction du travail au Secrétariat d’État à l’économie, car cela prouve que le système éducatif ne passe pas à côté des besoins du marché. Pour lui, l’immigration est une chance pour la Suisse.

«Je considère l’immigration comme une chance»

Boris Zürcher: «L’actuelle pénurie de main-d’oeuvre qualifiée est le reflet d’une pénurie générale de main-d’oeuvre. Elle est avant tout d’origine conjoncturelle et ne va donc pas durer éternellement.». (Image: Anthony Anex / Keystone)
Monsieur Zürcher, êtes-vous un spécialiste?

Je ne le crois pas. Je m’y connais trop peu dans un domaine spécialisé déterminé (rires). En revanche, si l’on applique les critères usuels, j’en fais bien partie en tant que cadre. Les spécialistes sont en général des personnes qualifiées, qui ont accompli un apprentissage professionnel, une formation professionnelle supérieure ou des études de degré tertiaire et qui travaillent dans leur domaine de spécialité. Une définition officielle du terme m’est toutefois inconnue.

Récemment, vous avez affirmé lors d’un entretien télévisé que la pénurie de main-d’œuvre qualifiée avait du bon. Dans quel sens?

La situation contraire – soit une surabondance de spécialistes – serait une catastrophe. En Suisse, on forme les spécialistes en fonction des besoins du marché du travail. C’est l’une des grandes forces de notre système éducatif. Et il s’avère que ces spécialistes sont demandés et qu’ils s’insèrent sur le marché du travail. S’il en allait autrement, cela signifierait que notre système éducatif passe systématiquement à côté des besoins de ce marché, ce qui risquerait d’entraîner une hausse du chômage.

La pression exercée sur l’État pour qu’il renforce l’efficacité des entreprises augmente-t-elle?

Ce n’est pas le rôle de l’État de rendre les entreprises plus productives. Recruter et retenir la main-d’œuvre spécialisée est une tâche qui incombe aux entreprises. Notre travail au Seco consiste à adapter les conditions-cadres, par exemple dans les domaines de la formation, du marché du travail, de la protection sociale, de la fiscalité ou de l’innovation, en collaboration avec d’autres services fédéraux.

L’actuelle pénurie de main-d’œuvre qualifiée est le reflet d’une pénurie générale de main-d’œuvre.

Qu’y a-t-il de nouveau dans l’actuelle pénurie de personnel qualifié?

L’actuelle pénurie de main-d’œuvre qualifiée est le reflet d’une pénurie générale de main-d’œuvre. Elle est avant tout d’origine conjoncturelle et ne va donc pas durer éternellement. Dans notre travail, nous nous concentrons plutôt sur la pénurie structurelle de main-d’œuvre qualifiée. Et dans le domaine du chômage, nous cherchons à faire coïncider les compétences des demandeurs d’emploi avec les exigences du marché du travail.

En 2029, les derniers représentants de la génération dite du «babyboom» partiront à la retraite. La pénurie structurelle de main-d’œuvre qualifiée atteindra-t-elle alors son paroxysme?

Oui. L’offre indigène de main-d’œuvre a connu un tournant il y a deux ou trois ans. Depuis, il y a plus d’actifs qui atteignent l’âge de la retraite que de jeunes arrivant sur le marché du travail. En d’autres termes, sans immigration, la population en âge de travailler en Suisse diminuerait. Rappelez-vous l’image du serpent qui avale un éléphant dans «Le Petit Prince» d’Antoine de Saint-Exupéry: les «babyboomers» sont l’éléphant qui se fraie un chemin à travers le serpent.

Qu’est-ce que cela représente en chiffres?

Actuellement, la Suisse compte 40% d’habitants de plus qu’au milieu des années 1960. À cette époque, il naissait plus de 110 000 enfants chaque année, ce qui ne s’est plus jamais reproduit par la suite. Aujourd’hui, une cohorte de naissances typique compte près de 90 000 bébés. Par ailleurs, depuis 2010, la part des personnes âgées de plus de 55 ans sur le marché du travail est passée d’un septième environ à près d’un cinquième. Ce sont des changements démographiques importants.

Y a-t-il d’autres facteurs, en plus de l’évolution démographique, qui aggravent la pénurie de main-d’œuvre qualifiée?

En ce moment, la conjoncture est clairement la cause principale de la pénurie de personnel qualifié. Nous constatons des effets de rattrapage à cause de la pandémie et une conjoncture intérieure extraordinairement forte marquée par une croissance soutenue de la population active occupée, qui était jusqu’au 2e trimestre de 2,9% sur un an. Ensuite, nous constatons depuis plusieurs années une pénurie structurelle de main-d’œuvre qualifiée dans les professions Mint et le secteur de la santé. Enfin, la prospérité influence notre rapport au travail. Nous avons atteint en Suisse un taux très élevé de participation au marché du travail qu’il n’est pas facile d’augmenter encore.

On entend souvent dire qu’il y a trop de temps partiel en Suisse. Qu’en est-il exactement?

La participation des femmes au marché du travail s’accroît et les personnes occupant un emploi à temps partiel augmentent légèrement leur taux d’occupation. Cela compense notamment une évolution chez les hommes, chez lesquels on constate une augmentation du travail à temps partiel qui part d’un niveau bas. Dans l’ensemble, le volume de travail continue d’augmenter.

À partir de quel taux parle-t-on de travail à temps partiel?

Officiellement, on parle en Suisse de travail à temps partiel lorsque le taux d’occupation est inférieur à 90%. Personnellement, je le définis à moins de 80%, car un plein temps dans l’UE correspond environ, en nombre d’heures de travail, à un taux d’occupation de 90% en Suisse. Depuis l’industrialisation, le nombre d’heures de travail diminue sous l’effet de la prospérité. Dans l’idéal, chaque individu devrait pouvoir travailler autant qu’il le souhaite. Les postes qui peuvent, sur demande, être aménagés en temps partiel augmentent cette liberté de choix.

L’intelligence artificielle fait beaucoup parler d’elle. Nous épargnera-t-elle du travail?

On peut rêver. Le progrès technique a pour effet de stimuler la croissance économique et les mutations économiques structurelles, ce qui augmente en fin de compte notre productivité et notre richesse. On peut s’en féliciter. Rien n’indique que l’intelligence artificielle fera de nous des chômeurs. L’IA et les robots n’accompliront pas notre travail à notre place, ils y participeront et nous rendront plus productifs. Je considère l’IA comme une facette de la digitalisation qui nous accompagne depuis des décennies déjà.

Quel rôle joue l’immigration pour le marché du travail?

Il y a deux possibilités de faire augmenter l’emploi: la population indigène augmente ou accroît son taux d’occupation, ou c’est l’immigration qui augmente. La population suisse a contribué à moins de la moitié de la hausse de 2,9% sur un an de la population active occupée, tandis que plus de la moitié de cette hausse revient à la population étrangère, composée d’une part des personnes qui vivaient déjà en Suisse et, d’autre part, des nouveaux arrivants. Je considère l’immigration comme une chance car la Suisse peut, grâce à elle, combler sa pénurie de main-d’œuvre. L’immigration intervient ici aussi à titre de complément: les immigrés n’évincent pas les Suisses, mais les complètent dans les domaines dans lesquels nous enregistrons une croissance de l’emploi.

Il y a pourtant des résistances…

…Oui, je peux aussi le comprendre. L’immigration est très élevée en ce moment, mais elle est essentiellement portée par la conjoncture. Petit retour en arrière: en 1964, une année à fort taux de natalité, la croissance démographique naturelle, due aux naissances donc, était beaucoup plus élevée que l’immigration que nous connaissons aujourd’hui. On a alors construit des écoles et des hôpitaux, et développé les infrastructures. Personne ne se plaignait que cette croissance entame notre prospérité, au contraire: on comptait sur la prospérité future. Aujourd’hui, nous compensons le nombre insuffisant de naissances par l’immigration, laquelle, il faut le rappeler, pèse moins sur la Suisse.

Pourquoi?

Parce que les étrangers viennent en Suisse pour y travailler, après avoir accompli leur formation à l’étranger, sans que nous ayons à payer pour cela. Une bonne partie d’entre eux s’en va d’ailleurs après quelques années dans un autre pays ou retourne dans son pays d’origine. L’immigration réagit aux variations de la demande des entreprises.

 

Boris Zürcher au Seco. (Anthony Anex / Keystone)

 

Le taux de chômage est très bas. Est-ce une nouvelle donne?

Nous n’avions plus enregistré de taux de chômage aussi bas depuis vingt ans. Nous sommes pratiquement en situation de plein emploi et c’est très réjouissant ! Comme je l’ai dit, ces taux bas s’expliquent essentiellement par des raisons conjoncturelles. La Suisse a traditionnellement un faible taux de chômage. Néanmoins, les travailleurs non qualifiés continueront d’avoir des difficultés à trouver un emploi stable.

Ne pourrait-on pas résoudre le problème de la pénurie de personnel qualifié en exhortant les entreprises à augmenter les salaires?

Les salaires augmentent plus ou moins au même rythme que les gains de productivité. Seulement voilà, les dernières années ont été très difficiles économiquement parlant, notamment en raison de la pandémie de coronavirus. Tout ce que je peux constater, c’est qu’il ne suffit pas d’agir sur les salaires, mais qu’il faut s’attaquer à toutes les conditions de travail. Dans la course aux talents, le droit du travail offre une grande marge de manœuvre aux entreprises. Notre droit du travail libéral est certainement un avantage pour recruter des spécialistes face à la concurrence étrangère.

Les employeurs aussi peuvent aménager leurs conditions de travail afin de les rendre encore plus favorables aux familles.

Les travailleurs se trouvent-ils donc bien placés en vue des négociations salariales à venir?

Si la conjoncture reste inchangée, oui, certainement. Mais on ne peut pas traire une vache qui ne donne pas de lait. Nous continuons donc d’avoir besoin de la croissance économique et des gains de productivité. Nous ne devons pas oublier non plus que durant les années de pandémie, on a effectué beaucoup moins d’heures de travail, et les entreprises en ont souffert elles aussi.

Quel est le potentiel de travail des femmes et des retraités, selon vous?

Il reste sûrement du potentiel à exploiter, mais je crains que celui-ci soit quelque peu surestimé. D’abord, beaucoup de femmes travaillent déjà aujourd’hui et, ensuite, leur taux d’occupation ne cesse d’augmenter. Il existe sûrement encore un potentiel d’amélioration au niveau des conditions-cadres, notamment en matière de fiscalité qui est élevée pour les couples avec deux revenus. Les employeurs aussi peuvent aménager leurs conditions de travail afin de les rendre encore plus favorables aux familles. Du côté des retraités, il existe également du potentiel, mais, là aussi, si l’on veut l’exploiter, cela aura un coût.

Venons-en à la génération Z. Est-elle vraiment différente des générations précédentes?

À mon avis, elle ne se distingue absolument pas des générations précédentes. Depuis 1968 au plus tard, on sait que la jeunesse est un peu plus rebelle et non conformiste. Peut-être qu’on la prend plus au sérieux aujourd’hui. En revanche, la génération Z a la chance d’arriver sur un marché du travail extraordinairement favorable, dont elle ressentira les effets sur les salaires durant toute la vie. Des enquêtes montrent que les personnes qui entrent sur le marché du travail en période de récession ont un désavantage salarial pendant toute leur vie active. Mais, finalement, la génération Z devra elle aussi travailler pour gagner sa vie et s’adapter aux exigences des entreprises pour espérer de bonnes conditions salariales.

Des études affirment que l’on s’inquiète plus aujourd’hui du sens du travail qu’autrefois. Qu’en pensez-vous?

Le fait que nous soyons aujourd’hui plus nombreux qu’il y a vingt ans à demander que notre travail ait un sens est un signe réjouissant de notre prospérité. Mais autrefois aussi, on souhaitait un travail qui ait du sens. Aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir un marché du travail qui offre beaucoup plus de postes avec des possibilités attrayantes de carrière et de développement personnel. Le travail classique en usine a pratiquement disparu.

Quel regard portez-vous sur le sens de votre propre travail?

C’est sans aucun doute un grand privilège de pouvoir travailler dans un domaine qui touche beaucoup de gens, quand on sait qu’au moins un tiers de notre vie est consacré au travail. Je m’en rends compte tous les jours: lorsque je prends publiquement la parole sur ce thème, je reçois aussitôt des réactions, tant positives que négatives.

Proposition de citation: Nicole Tesar ; Bettina Hahnloser (2023). «Je considère l’immigration comme une chance». La Vie économique, 11 septembre.

Boris Zürcher

Boris Zürcher (59 ans) est à la tête de la Direction du travail du Secrétariat d’État à l’économie (Seco) depuis août 2013. Il était auparavant économiste en chef et directeur de l’institut de recherche indépendant BAK Basel Economics, à Bâle. Il a aussi été conseiller économique des conseillers fédéraux Pascal Couchepin, Joseph Deiss et Doris Leuthard, au sein de l’ancien Département fédéral de l’économie. Après un apprentissage de dessinateur sur machines, Boris Zürcher a obtenu la maturité fédérale en cours d’emploi, puis a étudié l’économie politique et la sociologie à l’Université de Berne. Depuis 2003, il est en outre chargé de cours à l’Université de Berne.