Pénurie de personnel qualifié: les emplois particulièrement concernés

La pénurie actuelle de personnel qualifié s’explique par l’évolution démographique (vieillissement de la population) et par la croissance de l’emploi. Si elle se cantonnait auparavant à quelques domaines professionnels, comme la technique et les sciences naturelles, elle touche désormais les branches les plus diverses de l’économie suisse. Les analyses de la pénurie de personnel qualifié s’alimentent généralement d’enquêtes réalisées auprès d’entreprises ou de statistiques économiques, telles que le nombre de postes vacants. Elles mettent toujours l’accent sur une comparaison du phénomène par branches, groupes professionnels ou régions. Signalons toutefois qu’une grave pénurie de personnel qualifié dans le domaine de la santé ne signifie pas nécessairement qu’elle touche dans la même mesure les médecins, les infirmiers et les assistants médicaux.

C’est pour mieux comprendre le phénomène de la pénurie de personnel qualifié en Suisse que l’Union patronale suisse a chargé le cabinet de conseil BSS et le Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’EPF Zurich de réaliser une étude[1] sur les caractéristiques des postes difficiles à pourvoir. À cette fin, quelque 3,1 millions d’offres d’emploi en ligne, publiées de 2018 à 2021 par la société x28-SA tant en Suisse alémanique qu’en Suisse romande, ont été analysées. Ces données recouvrent pratiquement toutes les offres d’emploi publiées en ligne durant cette période.

La durée de vacance d’un poste, un indicateur de la pénurie

La durée de vacance d’un poste désigne l’intervalle entre la publication d’une offre d’emploi et sa suppression. Dans cette étude, elle sert d’indicateur de la pénurie de personnel qualifié dans un segment donné du marché du travail[2]. Ce postulat repose sur une idée simple: la pénurie se caractérise par le fait que, dans les conditions de travail données, il y a sur le marché du travail un nombre de demandeurs d’emploi relativement restreint par rapport au volume d’emplois à pourvoir. En conséquence, ces postes sont proposés sur une durée supérieure à la moyenne. Les auteurs de l’étude se sont ainsi intéressés aux corrélations entre durée de vacance et profession, branche, lieu de travail, compétences exigées et autres caractéristiques du poste.

La pénurie de personnel qualifié, un facteur de coût pour l’économie

En Suisse, les offres d’emploi restent en ligne 43 jours en moyenne, mais la durée de vacance d’un poste varie dans une large fourchette, une offre d’emploi sur dix étant publiée pendant plus de 100 jours. Il est logique de supposer que des démarches de recrutement excessivement longues réduisent la capacité de production des entreprises et occasionnent des coûts économiques. Une estimation sommaire montre que, à eux seuls, les intervalles excessivement longs entre la mise au concours d’un poste et l’entrée en fonction engendrent une perte de valeur ajoutée pouvant atteindre 0,66% du produit intérieur brut, soit l’équivalent de près de cinq milliards de francs en un an.

La durée de vacance moyenne varie fortement d’une branche et d’une région à l’autre. Elle est nettement plus élevée dans la branche «Architecture et planification» (62 jours) que dans celle de l’«Administration publique» (29 jours). La construction, les techniques environnementales, l’informatique et diverses branches MEM (industrie des machines, des équipements électriques et des métaux) souffrent elles aussi d’une forte pénurie de personnel qualifié, mesurée à l’aune de la durée de vacance moyenne. Du point de vue des régions, on observe un fossé entre l’Est et l’Ouest du pays: c’est en Suisse centrale, en Suisse orientale ainsi que dans le canton d’Argovie que la durée de vacance moyenne est la plus élevée (voir illustration 1). Ainsi, dans le canton de Glaris, une offre d’emploi reste en ligne en moyenne 50 jours, contre 38 dans les cantons de Genève et de Vaud.

Ill. 1: Durée de vacance moyenne des postes à pourvoir par canton

Installateur de chauffage, la profession la plus recherchée

Les écarts entre les professions sont encore plus marqués. Une offre d’emploi pour un secrétaire spécialisé ne reste par exemple que 23 jours en moyenne sur la Toile, contre 76 jours pour un installateur en chauffage (voir illustration 2). Les professions les moins touchées par la pénurie de personnel qualifié sont les employés, les secrétaires et les manœuvres, tandis que les plus touchées sont les métiers techniques de l’industrie et du bâtiment pour lesquels un certificat fédéral de capacité (CFC) est requis, tels que les charpentiers, les contremaîtres, les installateurs sanitaires et les dessinateurs industriels. Les postes occupés par des personnes au bénéfice d’une formation tertiaire ne sont pas pour autant épargnés: dans les entreprises du secteur informatique, la pénurie frappe en particulier les postes exigeant ce niveau de formation, comme les ingénieurs logiciels. Dans le secteur de la santé, outre les médecins généralistes et les spécialistes, certains profils d’infirmiers et de techniciens d’appareils médicaux sont eux aussi difficiles à trouver.

Ill. 2: Les dix professions ayant la durée de vacance la plus longue et celles ayant la durée de vacance la plus courte

L’étude met également en lumière les compétences et les capacités manquantes sur le marché du travail. Ainsi, la durée de vacance est particulièrement longue non seulement pour les postes exigeant un savoir-faire précis, telles que des connaissances de l’allemand ou en programmation, mais aussi ceux requérant certaines compétences non techniques, telles que la conscience professionnelle, l’enthousiasme, le dévouement et le sens des responsabilités. En plus d’un manque de compétences spécialisées, le marché de l’emploi souffre donc aussi de l’absence de certaines capacités transférables non cognitives.

Les PME davantage touchées

Pour terminer, l’étude a mis en évidence, au moyen d’une analyse de régression, les caractéristiques des postes associées à une longue durée de vacance, après avoir rendu le poste comparable du point de vue statistique dans les autres dimensions. Elle a conclu que l’administration publique pourvoit les postes vacants plus rapidement que d’autres branches affichant des profils semblables (même profession, mêmes compétences requises et même lieu de travail). Les organisations à but non lucratif ainsi que les branches parapubliques, comme l’instruction publique, l’aviation et l’alimentation en énergie, peuvent elles aussi recruter plus rapidement que d’autres branches à la recherche de profils similaires. Les offres d’emploi restent en revanche plus longtemps en ligne dans les secteurs du bâtiment et de la restauration.

En outre, l’offre d’emploi d’une grande entreprise comptant au moins 250 employés reste en moyenne en ligne neuf jours de moins qu’une offre portant sur un profil semblable publiée par une petite ou moyenne entreprise, ce qui pourrait notamment s’expliquer par les conditions de travail et de rémunération plus attrayantes proposées par les grandes entreprises. Les postes à temps partiel et ceux pour lesquels un taux d’occupation variable est indiqué (80 à 100%, par exemple) sont aussi plus faciles à pourvoir que les postes à plein temps. Enfin, plus le nombre de compétences exigées est élevé, plus la durée de vacance s’allonge, un constat qui reste valable lorsqu’on compare des postes dont les autres caractéristiques sont identiques.

Le potentiel des données n’est pas entièrement exploité

En principe, les données et les méthodes de l’étude permettent même de prédire la durée de vacance d’une offre d’emploi. Selon les estimations, il sera ainsi très difficile de pourvoir à Saint-Gall un emploi à plein temps d’ingénieur civil dans une PME du bâtiment qui exige de nombreux déplacements, la maîtrise de l’anglais et une capacité d’innovation. Tout en nuances, les résultats de l’étude permettent de dresser un tableau détaillé de la pénurie de personnel qualifié et fournissent aux responsables économiques et politiques de précieuses indications sur les mesures permettant d’y remédier.

1. L’étude est disponible uniquement en allemand. []
2. À la connaissance des auteurs, c’est Georges Sheldon (1988) qui a utilisé pour la première fois la durée de vacance des postes à pourvoir comme indicateur de la pénurie sur le marché suisse du travail. Cet indicateur a été à nouveau utilisé dans une étude plus récente sur les besoins en compétences TIC (Sheldon G., 2020). []