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La place des femmes sur le marché du travail

Claudia Goldin, économiste et professeure à Harvard, a reçu le prix Nobel d’économie 2023. Elle est la première femme n’ayant pas eu à partager son prix. Elle consacre ses recherches à l’étude des inégalités entre les sexes sur le marché du travail.
Les préjugés amenuisent les chances des femmes d’être embauchées. Selon une étude de Claudia Goldin, la proportion des femmes engagées dans un orchestre augmente lorsque l’audition se déroule derrière un rideau. (Image: Keystone)

Les femmes sont de plus en plus présentes dans la vie professionnelle, y compris en Suisse. Alors que le taux d’activité des femmes âgées de 25 à 39 ans n’était encore que de 72% en 1991, il atteignait déjà 87% en 2022, avec une tendance à la hausse. Cependant, cette évolution n’a pas toujours été linéaire:  à l’époque préindustrielle, la part des femmes dans la population active était aussi importante que celle des hommes, mais elle a ensuite diminué progressivement.

Tel est le constat établi par Claudia Goldin, lauréate du prix Nobel d’économie 2023, dans l’une de ses nombreuses études. L’analyse qui y a conduit n’aurait pu être réalisée auparavant car les données des instituts nationaux de statistiques répertoriaient les femmes essentiellement comme «épouses»[1]. Claudia Goldin a donc aussi eu le mérite de contribuer à la constitution de nouveaux jeux de données jusque-là ignorées de l’économie, permettant notamment d’analyser le comportement des femmes en matière de travail[2]. C’est ainsi qu’elle a pu montrer comment la participation des femmes au marché du travail et les écarts de revenus entre les sexes ont évolué au fil des décennies et en expliquer les raisons.

En formulant de nouvelles interrogations et en analysant de vastes jeux de données jusque-là inexploités, Claudia Goldin a mis en lumière d’autres corrélations importantes. Elle souligne par exemple les effets de la pilule contraceptive sur la participation des femmes au marché du travail et explique que, quand celle-ci leur a été accessible, elles ont pu disposer d’un moyen de contraception efficace, qui leur a permis de gérer leur évolution professionnelle. Aux États-Unis, lorsque les femmes célibataires ont aussi eu le droit de se la procurer dans les années 1970, elles ont été nombreuses à s’engager dans des études. Ainsi, alors que les femmes ne détenaient que 10% des diplômes en médecine et 5% des diplômes en droit et de MBA en 1970, elles représentaient déjà près d’un tiers des titulaires de ces titres en 1980[3]. La pilule a permis à ces femmes d’investir dans leur carrière en retardant le moment de la maternité et du mariage.

Des stéréotypes encore vivaces

Les recherches menées par Claudia Goldin permettent donc de mieux comprendre la dynamique du marché du travail, tout en montrant combien il est important de se fonder pour cela sur des données. Depuis des décennies, des chercheuses pointent du doigt en Suisse le manque d’informations sur le travail de care non rémunéré incombant surtout aux femmes, ou leur prise en compte insuffisante dans les analyses[4], alors que ces données seraient très utiles, par exemple pour expliquer le lien de cause à effet qui existe entre la prise en charge des enfants, majoritairement assumée par les femmes, et les écarts de salaire entre les sexes. Les attentes et les préjugés en matière de rôles spécifiques aux genres sont aussi à l’origine de la sous-exploitation du potentiel de main-d’œuvre que représentent les femmes, notamment en Suisse.

En période de pénurie de main-d’œuvre, ces idées préconçues ont des effets désastreux sur l’économie, car l’idée que seules les mères devraient assumer le travail de care se traduit par un manque de solutions d’accueil extrafamilial pour les enfants et des incitations fiscales négatives[5] qui restreignent le libre choix des femmes sur le marché du travail. Par voie de conséquence, celles-ci sont freinées dans leur avancement de carrière, elles perçoivent des salaires plus bas et des rentes réduites.

Une «révolution tranquille» des modèles familiaux

Claudia Goldin apporte un éclairage sur la progression des femmes dans le monde du travail, qu’elle décrit comme une « évolution » permanente ayant débouché sur une «révolution tranquille». Longtemps cantonnées à un rôle passif, les femmes sont peu à peu devenues des co-décisionnaires actives au sein du foyer[6]. La chronologie présentée par Claudia Goldin est centrée sur la force de travail féminine et apporte ainsi une contribution unique aux sciences économiques.

La « révolution tranquille » évoquée par Claudia Goldin est toujours en marche, y compris en Suisse, où le modèle familial a fortement évolué depuis 1970. En effet, à cette époque, les trois quarts des ménages avec de jeunes enfants pratiquaient encore une répartition traditionnelle des rôles, le père exerçant une activité à plein temps tandis que la mère restait au foyer en se consacrant uniquement à la prise en charge des tâches familiales et domestiques. Or, aujourd’hui, ils ne sont plus que 12 à 19%, selon l’âge des enfants, à fonctionner de la sorte[7]. À l’inverse, depuis 2010, les modèles familiaux «père à temps plein / mère à un taux d’occupation entre 50% et 89%», «père et mère à temps partiel» et «père et mère à plein temps» ont progressé de plus de 12%[8]. Cette tendance se poursuit, mais ne s’accompagne pas encore automatiquement d’une répartition équitable des positions de pouvoir et des fonctions dirigeantes menant à l’égalité salariale sur le marché du travail.

Rémunération disproportionnée de la durée du travail

Comme le révèlent les derniers résultats de recherche de Claudia Goldin, le marché du travail récompense surtout les temps de travail et de présence particulièrement étendus, qui sont bien souvent difficiles à assurer par les mères, à moins que leur partenaire ne les déleste de leurs tâches domestiques et familiales. Si les heures de travail supplémentaires et la disponibilité permanente n’étaient plus survalorisées, l’écart salarial persistant entre femmes et hommes diminuerait, voire disparaîtrait. Claudia Goldin explique ainsi que la nécessité d’effectuer du travail supplémentaire ou d’être présent à des moments précis pour pouvoir gravir les échelons professionnels dans certains secteurs constitue le principal obstacle à la suppression des disparités salariales entre les sexes[9]. Par exemple, si on considère la part de la population féminine exerçant des fonctions dirigeantes en Suisse, on constate que, dans le secteur financier en particulier, le chemin qui mène au sommet est très ardu pour les femmes. Dans les banques, la résistance du fameux «plafond de verre» est 60% plus élevée que dans les secteurs industriel et pharmaceutique (voir encadré)[10].

Promouvoir une culture du travail inclusive

Dans ses recherches, Claudia Goldin montre bien à quel point des préjugés profondément ancrés peuvent nuire aux perspectives d’emploi des femmes. C’est notamment le cas quand des employeurs partent du principe que les jeunes femmes en âge de procréer pourraient avoir des enfants et manquer alors de fiabilité et d’ambition professionnelle par rapport à leurs homologues masculins. Dans le cadre d’une étude l’ayant amenée à tester les résultats d’auditions de recrutement à l’aveugle dans un orchestre américain, Claudia Goldin a observé que, quand les interprètes se trouvaient derrière un rideau et que leur genre ne pouvait être identifié, la part des femmes intégrées dans la formation augmentait[11].

Le travail de Claudia Goldin souligne la nécessité de combattre activement de tels préjugés afin de créer un environnement de travail plus juste et plus inclusif. Pour qu’en Suisse aussi les femmes puissent déployer tout leur potentiel sur le marché du travail et que les écarts de salaire disparaissent, des changements institutionnels s’imposent, tant au sein des entreprises qu’au niveau politique, avec notamment des modèles de travail plus flexibles, des solutions d’accueil pour enfants d’un prix abordable et des adaptations dans le système fiscal, (imposition individuelle, par exemple). De plus, il faut que nous prenions conscience de nos préjugés pour reconnaître pleinement aux femmes le droit de faire carrière et aux hommes celui d’être père[12]. Enfin, il importe de faire évoluer la culture du travail et de ne plus attendre du personnel qu’il soit disponible en permanence. En effet, comme Claudia Goldin le relève, le degré de disponibilité et le fait d’avoir des enfants sont actuellement les deux principaux facteurs à l’origine des écarts de salaires sur le marché du travail.

  1. Voir Goldin (1994). []
  2. Voir Goldin (1990). []
  3. Voir Goldin et Katz (2002). []
  4. Voir notamment les difficultés posées par le manque de données pour l’évolution de l’«économie du care», dont l’économiste Mascha Madörin s’est fait la porte-parole en Suisse. []
  5. Voir Bütler (2006). []
  6. Voir Goldin (2006). []
  7. Voir Office fédéral de la statistique (2021a). []
  8. Voir Office fédéral de la statistique (2021b). []
  9. Voir Goldin (2014). []
  10. Chiffre établi par le «Glass Ceiling Index», ou indice de plafond de verre, qui désigne les obstacles rencontrés pour accéder à des postes de cadre supérieur ou dirigeant. Voir Advance (2022). []
  11. Voir Goldin et Rouse (2000). []
  12. Voir Advance (2023). []

Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Gudrun Sander ; Theresa Goop (2023). La place des femmes sur le marché du travail. La Vie économique, 17 novembre.

Le «Gender Intelligence Report 2023»

Le Centre de compétence de la diversité et de l’inclusion (CCDI) est rattaché à l’Institut de recherche en management international de l’Université de Saint-Gall. En collaboration avec « Advance », un groupement d’entreprises engagées en faveur de l’égalité des sexes, il publie chaque année le Gender Intelligence Report (disponible en anglais), un rapport recensant les résultats d’études comparatives de différents secteurs et mettant en évidence des différences notables. Par exemple, les femmes accèdent plus facilement à des postes haut placés dans les entreprises industrielles ou pharmaceutiques que dans les établissements bancaires. S’il est vrai qu’elles restent peu nombreuses dans l’industrie, une grande partie des femmes parvient cependant à y exercer des fonctions d’encadrement supérieur.

Comptant une vingtaine de personnes, l’équipe du CCDI se consacre à la recherche dans les domaines de la gestion, de la diversité, de l’équité et de l’inclusion. Elle réalise des analyses salariales et des études comparatives sectorielles (EN), tout en proposant un soutien ciblé aux organisations, auxquelles elle dispense des conseils et des formations sur divers thèmes:  inclusion, égalité des chances, préjugés inconscients et lutte contre le racisme. Sur mandat de l’Union patronale suisse, elle a par ailleurs publié en juin 2023 la plus vaste compilation de données disponible à ce jour concernant les résultats des analyses d’égalité salariale dans les entreprises.