«Les demandes récurrentes visant à augmenter la dette me gênent», affirme Sabine D’Amelio-Favez. (Image: Peter Schneider / Keystone)
La Suisse a une culture de l’épargne. En la matière, je suis très Suisse: je préfère gagner mon argent avant de le dépenser. Mais comme nombre de nos concitoyens, j’ai recouru à l’emprunt pour financer l’achat de mon logement.
S’endetter n’est pas grave en soi. Les dettes peuvent servir à financer des investissements importants et nécessaires, mais on doit aussi pouvoir les rembourser. La possibilité de s’endetter en cas de crise est une composante importante de notre frein à l’endettement. De 2020 à 2022, la souplesse qui caractérise la règle des dépenses nous a permis de déployer quelque 30 milliards de francs pour lutter contre les effets de la crise sanitaire, ce qui a provoqué une forte hausse de l’endettement de la Confédération durant cette période.
Absolument. Sans aller jusqu’à le personnifier, je considère le frein à l’endettement comme un instrument de travail essentiel qui a en outre contribué à renforcer l’attrait de la place économique suisse.
Le frein à l’endettement est dans nos gènes. Alors que la plupart des pays voisins l’ont instauré par une simple loi, il est inscrit dans notre Constitution, ce qui lui confère une très grande légitimité. Mais le plus important reste sa mise en œuvre, un point sur lequel nous sommes restés fermes tout au long des années. Des pays comme l’Allemagne ou l’Autriche ont des règles tout aussi contraignantes que la Suisse, mais ils ne s’y tiennent pas toujours. Le Parlement suisse a réaffirmé son attachement à la règle du frein à l’endettement y compris en ce qui concerne l’amortissement de la dette due au coronavirus.
Si l’on fait abstraction de ce délai supplémentaire, le Parlement s’est prononcé très clairement pour la variante la plus sévère de l’amortissement de la dette. Le frein à l’endettement n’a pas été modifié dans son essence, seul le délai d’amortissement a été prolongé. Au moment du lancement du frein à l’endettement, personne n’avait escompté devoir faire face à de telles dépenses en si peu de temps. Le Parlement a donc préféré fixer un délai supplémentaire plutôt qu’adopter un programme d’économies aux effets anticycliques.
Pendant les années de crise, les exigences envers l’État ont augmenté.
La loi nous oblige à stabiliser l’endettement, pas à amortir la dette. Ces dernières années, nous avons pu réduire l’endettement grâce à des crédits restés inépuisés, c’est-à-dire de l’argent budgété qui n’a pas été dépensé. Comme les recettes ont évolué favorablement, les dépenses ont malgré tout pu croître fortement elles aussi. Dans les années qui viennent, nous aurons besoin des soldes de crédit pour amortir l’endettement lié au coronavirus. Les discussions sur les baisses d’impôts et la hausse des investissements ne sont donc pas d’actualité.
Une règle budgétaire basée sur le taux d’endettement correspondrait à un autre modèle qui n’est pas prévu par la Constitution. Nous avons opté pour un modèle dans lequel les recettes et les dépenses doivent être à l’équilibre. Si nous voulons en changer, il faut modifier la Constitution. Mais dans quel but? Quel autre problème réglerions-nous en changeant de système? Où existe-t-il des lacunes d’investissement? Les demandes récurrentes visant à augmenter la dette me gênent, d’autant plus que, sur le terrain politique, cette marge de manœuvre supplémentaire n’existerait que durant un an. Un tel changement de système aurait donc un effet positif à très court terme.
Parce qu’on ne pourrait relever le plafond des dépenses qu’une seule fois, et non pas chaque année. On pourrait décider une seule fois de nouvelles dépenses périodiques, ce qui pose un problème car la plupart des nouvelles dépenses subsistent les années suivantes. Nous ne pourrions pas décider de nouvelles dépenses chaque année, mais seulement l’année où le frein à l’endettement permet d’élever le plafond des dépenses. Cette situation n’apaiserait pas les querelles politiques sur la redistribution et chaque année verrait apparaître son lot de nouvelles idées et de nouvelles exigences.
Pendant les années de crise, les exigences envers l’État ont augmenté. Ces années ont donné l’impression qu’il y a beaucoup d’argent à disposition et que l’on peut tout attendre de l’État. Nous devons à présent nous pencher sur la manière dont nous pouvons financer les nouvelles dépenses souhaitées par le Parlement.
Le phénomène ne date pas d’hier, effectivement. Jusqu’à un certain point, une hausse des dépenses n’est pas problématique en soi, car le développement économique s’accompagne chaque année d’une hausse des recettes. Ce qui a été exceptionnel au cours des dernières années, c’est l’adoption simultanée de différents projets qui s’est traduite par une augmentation importante des dépenses. Citons par exemple la hausse des dépenses militaires, qui s’élèveront à plus de 4 milliards de francs jusqu’en 2035, ou celles pour les crèches, qui sont en hausse de 800 millions de francs environ, bien que, dans les deux cas, aucun contre-financement n’ait été discuté. Il va sans dire que ces projets dépassent la croissance normale des dépenses.
La loi est très stricte en ce point: il doit s’agir d’événements extraordinaires échappant au contrôle de la Confédération. Par ailleurs, un relèvement n’est autorisé que si les besoins financiers extraordinaires atteignent au moins 0,5% du plafond des dépenses, soit environ 400 millions de francs actuellement. Enfin, il faut obtenir la majorité qualifiée des deux Chambres. L’interprétation de la loi est donc soumise à des conditions très strictes qui n’ont été remplies au cours des vingt dernières années que par quelques événements, notamment le sauvetage de l’UBS, le Covid-19 ou le soutien aux personnes en quête de protection originaires d’Ukraine.
Deux principes s’appliquent ici: la subsidiarité et l’équivalence fiscale. Selon le premier principe, la Confédération n’assume que les tâches qu’elle peut mieux accomplir que les cantons. Et, selon le second, qui paie décide. Le financement et l’exécution des tâches par les différents niveaux de l’État résultent bien sûr d’une évolution au fil des ans. Ils méritent cependant d’être discutés et réexaminés. La Confédération et les cantons ont commandé une étude pour savoir où des défis se posent. Et ils se sont fixés jusqu’au milieu de l’année 2024 pour décider s’il convient de lancer un nouveau projet de réexamen de la répartition des tâches.
Le principe selon lequel la lutte contre la pauvreté et la politique de la santé sont des tâches cantonales. Bien sûr, on peut parler de tout, mais en respectant le principe de l’équivalence fiscale. Si la Confédération devait assumer cette tâche, elle devrait pouvoir aussi décider de la répartition des réductions de primes, par exemple. Or, cela porterait également atteinte au principe de subsidiarité, car rien ne prouve que la Confédération pourrait faire mieux que les cantons. Ce serait même plutôt le contraire.
Certains domaines, comme la croissance des dépenses de l’armée, ne sont pas encore financés à moyen terme. La situation dans le domaine de l’asile et la contribution de la Suisse à la reconstruction de l’Ukraine sont aussi des sujets de préoccupation, tout comme le financement des projets du numérique, tels que l’identité électronique E-ID ou le projet Digisanté. À long terme, l’évolution démographique et ses conséquences sur l’AVS ainsi que le changement climatique seront sûrement aussi des thèmes centraux.
Le budget de l’aide au développement va certainement au-devant d’importants défis.
Ce thème fait actuellement l’objet de discussions. Le département compétent, le DFAE, est en train d’en élaborer les grands axes. Le budget de l’aide au développement va certainement aussi au-devant d’importants défis. Les priorités devraient être revues en raison de la crise ukrainienne et des nouvelles crises apparues récemment en Arménie et en Israël, notamment.
Actuellement, le service de la dette s’élève à environ 1 milliard de francs par an. Pour l’année prochaine, nous tablons sur 1,5 milliard de francs et nous estimons que ce chiffre devrait se stabiliser par la suite.
Ces discussions doivent encore avoir lieu. La consultation relative au train de mesures d’allègement 2025 vient de s’achever. On y trouve notamment des mesures concernant les réserves de l’assurance-chômage ou l’apport au fonds d’infrastructure ferroviaire qui se traduisent par des adaptations des dépenses fortement liées, rendant nécessaires des modifications législatives. Nous partons de l’hypothèse que les mesures prises jusqu’à présent ne suffiront pas, mais nous n’en saurons plus qu’au début de 2024.
Oui, sans hésitation.
C’est une question difficile… (réfléchit longuement). Je suis contente lorsque j’ai la certitude que l’AFF a présenté les meilleures solutions. Que celles-ci soient ensuite supportées politiquement ne dépend plus de nous. Il est cependant de notre devoir de présenter des variantes possibles pour encourager une discussion objective et transparente en politique.
Je le crois, oui. Durant les années de crise, la politique budgétaire a permis de prendre différentes mesures efficaces pour soutenir la population et l’économie. Mais il faut remettre chaque jour l’ouvrage sur le métier. J’ai toutefois la grande chance de pouvoir compter sur d’excellents collaborateurs et collaboratrices.
Proposition de citation: Sabine D’Amelio-Favez, directrice de l’Administration fédérale des finances (2023). «Le frein à l’endettement est dans nos gènes». La Vie économique, 09. novembre.
Sabine D’Amelio-Favez, 48 ans, dirige l’Administration fédérale des finances (AFF) depuis février 2021. Elle a rejoint l’AFF en 2016 où elle a d’abord pris la direction de la division Droit et gestion des risques. Auparavant, à partir de 2007, elle était cheffe suppléante du service Droit et Affaires internationales de l’Autorité fédérale de surveillance en matière de révision. Madame D’Amelio-Favez est entrée au secrétariat de la Commission de la concurrence en tant que conseillère en marchés financiers en 2001, l’année où elle a obtenu le brevet d’avocate du canton de Berne, après avoir effectué des études de droit à Fribourg et à Madrid, de 1993 à 1999.