Rechercher

«Je n’ai moi-même aucune affiliation politique»

Revenant sur le reproche fait à tous les groupes audiovisuels publics d’être orientés politiquement à gauche, Gilles Marchand, le directeur général de la SSR, assure que l’entreprise de médias suisse n’a aucune orientation politique. Il évoque en outre l’expérience commune devant un écran de télévision, qui tend à se raréfier, et nous parle de ce que nous sommes vraiment.

«Je n’ai moi-même aucune affiliation politique»

Gilles Marchand, directeur général de la SSR, au siège de l’entreprise à Berne: «La Suisse aime discuter de son service public et nous sommes prêts à la discussion.» (Image: Keystone / Peter Klaunzer)
Monsieur Marchand, qu’est-ce qui unit le plus la Suisse: le tunnel du Gothard ou Roger Federer?

Roger Federer. Il nous relie émotionnellement. Son attitude, sa manière d’interagir avec les autres, sont autant de valeurs dans lesquelles les Suisses aiment se retrouver. Il est un miroir pour les Suisses.

Trouve-t-on l’identité suisse dans ce miroir?

Ce qui fait l’identité de la Suisse, c’est sa capacité à accepter la diversité. La Suisse est très forte pour dire ce qu’elle n’est pas: nous disons volontiers que nous ne sommes ni français, ni allemands, ni italiens. Les protestants soulignent qu’ils ne sont pas catholiques et vice versa. Nous rappelons que nous ne sommes ni complétement urbains, ni uniquement montagnards. Les programmes de la SSR, au contraire, contribuent à dire ce que l’on est.

Et comment y parvenez-vous?

Nous expliquons ce que font et ce que sont les autres. C’est une façon de dire ce que nous sommes. D’ailleurs, c’est le paradoxe de la mission du service public: cultiver la diversité tout en rassemblant les gens.

En somme, il vous faut trouver un juste équilibre entre rassemblement et diversité?

La bonne définition du service public se trouve exactement dans cette recherche d’équilibre. En Suisse, on finit toujours par le trouver, même s’il y a toujours des mouvements de balancier.

Pourquoi les Tessinois devraient-il s’intéresser à l’Olma, la foire agricole de Saint-Gall?

Un Tessinois doit en avoir entendu parler, ce qui ne veut pas dire qu’il soit obligé d’y aller chaque année (rires). Le public tessinois s’intéresse au conseiller fédéral qui porte un porcelet à l’ouverture de la foire ou aux exposants tessinois qui y présentent leur production agricole. C’est une de nos missions de parler des grands événements dans les autres régions du pays.

Y-a-t-il un format d’émission qui intéresse toute la Suisse?

Les rendez-vous principaux des téléjournaux, le «Tagesschau» et le «19:30», ainsi que les retransmissions sportives et les séries suisses que nous coproduisons et adaptons dans les langues nationales. Nous produisons ponctuellement des émissions communes aux quatre régions, comme récemment lors de la Fête nationale de la Musique à Bellinzone. Par contre, et peu de gens le savent, les sujets produits par nos rédactions d’actualités régionales sont mis en commun et souvent réutilisés dans les autres régions linguistiques, avec un commentaire adapté dans la langue utilisée.

L’expérience commune devant un seul écran perd en importance, sauf pour le sport.

 

Autrefois, on regardait le journal télévisé en famille. Est-ce encore le cas aujourd’hui?

L’expérience commune devant un seul écran perd en importance, sauf pour le sport. De nos jours, on regarde beaucoup la télévision individuellement et on en discute après. La SSR a accompli sa mission quand elle alimente le débat démocratique et sociétal.

Et pour atteindre ce but, il faut connaître ses groupes-cibles. Quels sont ceux de la SSR?

Notre mandat est de nous adresser à l’ensemble de la population. Nous ne nous concentrons pas sur un groupe-cible particulier, à part les jeunes, avec qui nous veillons à garder le contact. Mais chaque semaine, nous avons un contact direct avec 83% de la population de Suisse, ce qui prouve que nos programmes atteignent tous les publics.

Qui fait partie des 17% restants?

Cela dépend des périodes, des programmes. Ce ne sont pas toujours les mêmes 17%, bien sûr. Mais nous nous efforçons de toucher tout le monde, à un moment ou un autre.

Concevez-vous vos programmes en fonction du niveau de formation de votre public ou du fait que celui-ci habite plutôt en ville ou à la campagne?

Nous savons que certains programmes sont plus exigeants que d’autres, ou qu’ils intéresseront un public plus jeune ou plus traditionnel. Nous essayons de faire en sorte que notre offre couvre l’ensemble du spectre des âges. Mais nous sommes aussi attentifs aux pratiques socioculturelles du public. Les globetrotters, par exemple, vont s’intéresser fortement aux questions internationales et leur relation aux médias sera différente d’autres personnes qui sont plus ancrées dans la réalité nationale.

Comment parvenez-vous à atteindre les jeunes?

En développant des formes narratives qui les intéressent. Et en les distribuant sur les canaux qu’ils utilisent: TikTok, Instagram, Facebook, Youtube. Ces offres complémentaires nous permettent d’entrer en contact avec les jeunes via nos marques, émissions et contenus pour les amener ensuite sur nos chaînes, où ils peuvent découvrir le reste de notre offre.

 

 

Gilles Marchand: «En suivant nos programmes, on peut sentir le pouls du pays.» (Keystone / Peter Klaunzer)

 

 

En Suisse, la population résidante âgée de 15 ans ou plus se compose de 40% de personnes issues de la migration; un quart de la population n’a pas de passeport suisse. Est-ce que la SSR est une faiseuse de Suisses?

Nous sommes des facilitateurs. En suivant nos programmes, on peut sentir le pouls du pays. Notre service public généraliste couvre différents domaines et contribue à faire comprendre comment fonctionne la Suisse.

Des sondages récemment réalisés en Suisse romande et au Tessin n’ont pas été très favorables à la SSR. La consommation de médias étrangers augmente dans ces régions. Comment réagit la SSR?

Je ne sais pas à quels sondages vous faites allusion, il y en a beaucoup ! Mais ce que j’observe, c’est que les situations de marché sont différentes dans les trois régions. La concurrence est plus forte en Suisse alémanique qui compte, outre la SSR, plus d’offres privées suisses, comme TV24 ou 3+. En Suisse romande, il y a plus de place pour les chaînes étrangères.

La Suisse alémanique subventionne de manière croisée l’offre de la SSR dans les autres régions linguistiques suisses. Est-ce que toutes les entités régionales de la SSR s’en rendent compte?

Les autres régions s’en rendent très bien compte. Selon la clé Helvetia et compte tenu de sa taille, la Suisse alémanique génère environ 70% des revenus de la SSR et en garde environ 40%, le reste étant réparti entre les autres régions, principalement en Suisse italienne. Ce système de péréquation renforce la légitimité de la SSR puisqu’il permet de proposer une offre équivalente dans toutes les régions linguistiques.

Les critiques disent que la SSR évince les médias privés. Où se trouve l’équilibre entre la SSR et les prestataires privés permettant à la concurrence de s’enrichir mutuellement?

Sur le plan des recettes commerciales, nous ne faisons quasiment pas de concurrence au secteur privé. Comme nous n’avons pas le droit de chercher le moindre revenu commercial dans le monde digital, il ne nous reste que la publicité à la télévision et un peu de sponsoring en radio. Pendant 15 ans, les critiques concernaient la publicité; aujourd’hui, elles se concentrent sur la distribution des contenus. Certains éditeurs de presse écrite considèrent que nous avons des offres digitales trop performantes et accessibles gratuitement. Or, cette offre n’est pas gratuite, puisqu’il faut payer la redevance pour y accéder.

Mais la redevance est un prélèvement obligatoire…

Il n’a jamais été établi qu’une offre d’information du service public proposée sur une plateforme digitale freinait l’acte d’achat d’une offre privée. Au contraire, une étude du régulateur de Norvège démontre que plus le service public norvégien développe des offres d’informations de qualité, plus l’intérêt pour l’information grandit et plus les médias privés vendent des abonnements. C’est donc un peu trop rapide de dire que réduire la taille de la SSR améliorerait forcément la situation des acteurs privés. Il y a bien plus de paramètres en jeu.

Le sport rassemble les Suisses.

 

Ne pourrait-on pas alors laisser au moins les retransmissions sportives coûteuses aux chaînes privées?

Le sport rassemble les Suisses. Nous attachons donc une grande importance à mettre les émissions sportives à disposition de toutes les régions. Mais les droits sportifs dépendent d’un marché international où les prix sont extrêmement élevés. Et il est quasiment impossible de refinancer le sport en Suisse par la publicité et le «pay per view». Seuls Swisscom et Sunrise peuvent acquérir les droits à côté de la SSR. Si nous abandonnions la diffusion du sport, il deviendrait très difficile pour les régions minoritaires de continuer à y avoir accès. Au nom de quoi devrait-on priver les Tessinois ou les Genevois d’une compétition sportive à laquelle participe notre équipe nationale?

Et les films?

Acheter un film ou une série coûte entre 100 et 150 francs la minute, tandis que fabriquer un film ou une série en Suisse s’élève à un budget compris entre 12 000 et 20 000 francs la minute. Nous achetons donc des productions qui sont par ailleurs souvent d’excellente qualité pour fidéliser le public et l’amener à regarder les productions que nous fabriquons. Ces productions, pour l’essentiel européennes, complètent très bien ce que nous coproduisons sur le territoire national.

Au niveau politique, le Conseil fédéral est composé de différents partis, selon la formule magique. Une telle règle existe-elle aussi à la SSR?

Non, absolument pas. Les dirigeants de nos unités d’entreprise sont choisis uniquement en fonction de leurs compétences professionnelles. Je n’ai moi-même aucune affiliation politique.

Matthias Aebischer, ancien journaliste de télévision, et Ueli Schmezer, ancien présentateur de l’émission «Kassensturz», deux figures de proue de la SRF, se sont portés candidats pour le PS. La SSR est-elle politiquement orientée à gauche?

C’est une critique très ancienne qui concerne tous les services publics en Europe, notamment la BBC ou France Télévisions. La SSR n’a aucune orientation politique, notamment dans la couverture des rendez-vous citoyens. Une étude récente de l’université de Zurich montre par exemple que la RTS et la SRF sont exactement au milieu de l’échiquier politique s’agissant du traitement des initiatives et des votations. Ou prenez le dernier rapport annuel de l’Institut Reuters qui mesure la confiance dans les médias. Il montre que le public accorde une grande confiance à la RTS et la SRF, alors que la confiance dans les médias en général est mauvaise.

En 2018, le peuple a rejeté à plus de 70% l’initiative «No Billag». En 2026, nous voterons probablement sur l’initiative «200 francs, ça suffit». Pourquoi la redevance est-elle à nouveau un sujet de votation?

Contrairement à «No Billag», qui souhaitait la disparition de la SSR, l’initiative actuelle vise à diviser le budget de la SSR par deux, autrement dit, la démanteler. La Suisse aime discuter de son service public et nous sommes prêts à la discussion. Je trouve cependant que ce n’est pas très heureux de choisir d’affaiblir encore le service public au moment même où le secteur des médias est dans une situation vraiment très difficile, pour ne pas dire catastrophique: tous les groupes de presse annoncent des licenciements, alors qu’on assiste à un déferlement incroyable de fake news et qu’on est inondé d’une culture mainstream. Seule une place médiatique nationale solide, ancrée dans un espace culturel, peut résister à cela.

Actuellement, la SSR – la plus grande entreprise de médias en Suisse – dispose d’un budget annuel de 1,57 milliard de francs. Le Conseil fédéral vient de proposer de réduire la redevance à 300 francs, soit, pour la SSR, une baisse de budget de 10%. Est-ce gérable?

Selon nos calculs, cela reviendrait à une baisse de budget de 18%. Et nous devons affronter d’autres grands défis, comme le recul massif des recettes publicitaires et la perte d’indexation à l’inflation. Face à une telle réduction de budget, il faut toujours se demander quel est l’intérêt collectif. Est-ce que cette mesure permet d’aider un secteur économique privé à se développer? Ou est-ce qu’elle permet d’augmenter la qualité du service? Elle permettra bien sûr d’alléger la facture de redevance des ménages de CHF 2,90 par mois. Mais, en contrepartie, ce sont des centaines d’emplois qui vont être supprimés et des productions qui vont disparaître. Il faut que la population réfléchisse aux enjeux, comme elle l’a fait lors de l’initiative «No Billag».

Est-il dans votre intérêt de rediscuter de l’importance de la SSR?

L’information est un bien commun tout aussi important pour l’ensemble des citoyens qu’une infrastructure de base. Nous avons besoin d’avoir un système médiatique qui fonctionne pour que le pays fonctionne. Je trouve très dangereux d’appauvrir la qualité de la discussion publique dans une démocratie directe comme la Suisse. Donc, effectivement, c’est très important d’en discuter.

Proposition de citation: Guido Barsuglia ; Virginie Parotte (2023). «Je n’ai moi-même aucune affiliation politique». La Vie économique, 12 décembre.

Gilles Marchand

Gilles Marchand (62 ans) est directeur général de la Société Suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) depuis 2017. Avant de rejoindre la TSR en 2001, il a travaillé pour la Tribune de Genève et pour Ringier Romandie. Gilles Marchand a étudié la sociologie à l’Université de Genève.

L’entreprise de média SSR produit et diffuse des programmes audiovisuels dans les quatre régions linguistiques suisses. Son siège principal est situé à Berne. La SSR emploie près de 6960 collaborateurs (5518 équivalents temps plein).