La disparition de Credit Suisse a renforcé le scepticisme à l’égard du libéralisme économique. Ulrich Körner, directeur général de l’établissement bancaire, quittant la tribune lors de l’Assemblée générale du groupe en avril 2023. (Image: Keystone)
«6 semaines de vacances pour tous», c’est ce que revendiquait l’initiative populaire lancée en 2012 par l’organisation syndicale Travail.Suisse. Une promesse qui a fait sensation à l’étranger surtout, où personne n’aurait jamais imaginé que le corps électoral d’un pays puisse s’octroyer davantage de vacances dans les urnes sans se concerter avec les employeurs. En Suisse en revanche, cette initiative n’a guère suscité le débat. Quiconque connaît les arcanes de la politique helvétique savait pertinemment qu’elle était vouée à l’échec, comme l’a confirmé le résultat du scrutin: l’initiative a été rejetée par les deux tiers des électeurs et la totalité des cantons.
Cette votation et son issue incarnent une culture de la confiance réciproque caractéristique de la Suisse. Le pays est en effet le seul à permettre à son corps électoral de participer directement à la définition de ses grandes orientations politiques et, partant, de ses choix économiques. En contrepartie, l’économie peut se réguler elle-même dans de nombreux domaines, comme les secteurs bancaire et financier. Ce contrat social implicite suppose que la confiance réciproque soit récompensée par une responsabilité partagée concernant l’ensemble des questions de société: par rapport aux entreprises des autres pays de l’OCDE, les entreprises suisses ont tendance à se soucier davantage de l’équilibre de leur structure salariale, tandis que, de son côté, le corps électoral se garde bien de donner ses suffrages aux revendications allant dans le sens de l’initiative sur les vacances.
Le sens libéral de la communauté vacille
Les choses sont toutefois en train de changer. Le sens civique libéral, si particulier à la Suisse, a perdu de sa force. L’initiative de l’Union syndicale suisse (USS) demandant une 13e rente AVS pour tous et qui sera soumise au peuple en 2024 a de réelles chances d’être acceptée, contrairement à l’initiative sur les vacances balayée en 2012. En effet, selon un sondage récent[1] effectué par l’institut Sotomo, 70% de la population plébiscite l’initiative de l’USS, parmi laquelle on trouve une majorité des partisans du PLR et de l’UDC. Le pourcentage de «oui» recueilli par les initiatives populaires de nature économique s’effrite habituellement durant la campagne de votation, mais, dans ce cas, il y a peu d’indécis.
L’acceptation de cette initiative constituerait une première, puisqu’aucune des neuf initiatives populaires soumises jusqu’ici au peuple pour améliorer les prestations de l’AVS n’a passé la rampe, le meilleur résultat ayant été obtenu en 2000 par l’initiative «pour une retraite à la carte dès 62 ans, tant pour les femmes que pour les hommes», avec 46% de «oui». Jusqu’à récemment, les initiatives populaires demandant davantage d’intervention de la part des pouvoirs publics échouaient systématiquement en votation. Un changement de cap s’est fait sentir en 2020, avec l’acceptation par le peuple de l’initiative pour des multinationales responsables, à 51% des voix (mais sans la majorité des cantons). Un an plus tard, le corps électoral a approuvé à 61% l’initiative sur les soins infirmiers et, en 2022, à 57% l’initiative «Enfants sans tabac» restreignant la publicité pour les produits à base de tabac.
L’interventionnisme toujours plus populaire
Ces succès inédits témoignent d’une mutation en cours dans les rapports entre population, économie et État. Selon une analyse récente des enquêtes post-votation, les valeurs politiques ont évolué depuis la fin des années 1990 de manière certes lente, mais continue. Ainsi, le pourcentage d’électeurs favorables à davantage de concurrence dans l’économie ne cesse de se réduire, à l’inverse de celui des votants qui en appellent à davantage d’interventionnisme (voir illustration 1). La confiance en une économie capable de s’autoréguler bat de l’aile, une évolution qui va de pair avec un scepticisme grandissant à l’égard de l’Europe et de la migration.
Ill. 1: L’opinion du corps électoral est de moins en moins favorable à la concurrence, à l’Europe et à la migration (1995 à 2022)
La gauche n’est pas la seule à réclamer plus d’État
Dans l’illustration ci-dessus, on remarque surtout la nette progression du soutien accordé à un État social fort, bien que le pourcentage d’électeurs suisses votant à gauche ne dépasse pas 30% depuis des décennies. Cette observation n’est pas forcément surprenante, car la force électorale des partis n’explique pas toujours les mouvements tectoniques qui bouleversent la morphologie politique d’un pays. Les changements de grande portée découlent en effet d’une évolution des opinions dans tous les camps politiques. Et c’est ce qui se produit dans le cas qui nous intéresse: comme le montre l’illustration 1, le regard porté sur le rôle de l’État dans l’économie a évolué chez les partisans de tous les grands partis. Le recul du soutien aux initiatives favorisant la concurrence, s’il est particulièrement marqué parmi les votants des partis de gauche, est toutefois aussi perceptible à droite de l’échiquier politique, même au sein du PLR, qui est pourtant proche des milieux économiques.
Contrairement aux électeurs, les partis ne peuvent pas se permettre de modifier leur ligne politique au gré des événements. Leur marge de manœuvre est limitée par leur programme et les valeurs qu’on leur attribue traditionnellement, surtout dans les domaines dans lesquels ils se définissent par des positions claires. Le PS et Les Verts sont ainsi presque toujours favorables à plus d’État, tandis que le PLR et l’UDC s’opposent tout aussi souvent à l’interventionnisme. Ce sont donc les partis charnières qui font bouger les lignes. Les Vert’libéraux (PVL) et le Centre (issu de la fusion du PDC et du PBD) sont ainsi les deux seuls partis à avoir réellement changé de cap politique depuis le début des années 2010: ils ont glissé vers la gauche, suivant l’évolution de l’électorat et des mentalités (voir illustration 2).
Le déplacement des partis du centre vers la gauche a bien plus d’effet sur la prise de décisions et la formation de majorités aux Chambres fédérales que le léger renforcement de la droite observé lors des élections fédérales de 2023.
L’esprit du temps glisse vers la gauche (2011 à 2023)
L’économie y est aussi pour quelque chose
La demande accrue d’interventionnisme exprimée par le peuple suisse ne date pas d’hier: comme le montre l’illustration 1, le libéralisme économique et social vacille déjà depuis la fin des années 1990. L’ouverture sociale et économique observée en Suisse après la fin de la Guerre froide a remis en question le contrat social mentionné plus haut, fondé sur la pondération et la coresponsabilité. La mondialisation et l’interdépendance des économies ont contribué au déclin des particularités helvétiques, ternissant la vision, héritée de la fin du XIXe siècle, du Sonderfall (cas particulier) que serait la Suisse. La concurrence internationale et les progrès de la mondialisation ont manifestement accru le besoin de protection et de sécurité sociale.
L’économie a aussi sa part de responsabilité dans l’érosion de ce contrat social implicite. De la débâcle de Swissair à la disparition de Credit Suisse, en passant par le sauvetage d’UBS durant la crise économique de la première décennie de ce siècle: le versement de bonus exorbitants et les milliards injectés par l’État pour remettre ces entreprises à flot ne sont pas étrangers à la remise en question de l’exigence de modération et de pondération en matière de politique sociale et économique.
- Voir le sondage Sotomo sur l’«initiative pour une 13e rente AVS» mandaté par l’Union syndicale suisse. []
Proposition de citation: Hermann, Michael (2023). La confiance dans la liberté économique s’érode. La Vie économique, 11. décembre.