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La démocratie de concordance dans la spirale de la polarisation

En Suisse, les institutions politiques exigent de la coopération et des compromis. Or, les élites s’opposent de plus en plus aux règles qu’elles se sont elles-mêmes fixées autrefois.

«Nous adhérons au principe de concordance» (Thierry Burkart)[1] vs «C’en est fini de la concordance» (Gerhard Pfister)[2]: vingt ans après la non-réélection de la conseillère fédérale Ruth Metzler-Arnold (alors PDC) en faveur d’un deuxième siège UDC et quatre ans après la «vague verte», la démocratie de concordance est à la croisée des chemins. Elle a déjà été enterrée, déclarée morte ou décriée comme un pur «cartel de pouvoir»[3] lors d’innombrables tables rondes. Pourtant, une majorité de la population reste favorable à cette forme de démocratie.

La concordance, un système imposé à l’élite politique

Au moment de son élection à la tête du parti des Tories en 1979, la première ministre britannique Margaret Thatcher avait déclaré en susbtance: «Je ne suis pas une politicienne du consensus. Je suis une politicienne de conviction»[4], partant du principe qu’il n’était pas possible de concilier un engagement inébranlable pour ses convictions idéologiques avec un style politique basé sur le compromis. Or, les petites démocraties multiculturelles comme la Belgique, l’Autriche, les Pays-Bas et la Suisse ont justement été empreintes de cette culture de l’entente dans l’après-guerre: les élites politiques suivaient des «règles du jeu» bien précises, recherchant des solutions pragmatiques en dépit de leurs profondes différences afin de préserver la paix sociale et d’encourager la prospérité.

Bien évidemment, le comportement des élites n’émanait pas uniquement de leur libre choix, mais s’inscrivait dans le cadre de diverses institutions-clés caractéristiques de la démocratie de concordance: une coalition gouvernementale surdimensionnée, le principe de proportionnalité, une autonomie régionale prenant la forme d’un fédéralisme fort et le droit de veto des minorités. Toutes ces institutions ont en commun d’imposer la concordance, empêchant qu’une politique ne soit menée selon le principe de la majorité simple et exigeant l’implication du plus grand nombre possible d’acteurs.

Âge d’or et discrédit progressif

Rien n’illustre mieux l’apogée de notre démocratie de concordance que l’élection légendaire au Conseil fédéral de 1959. Comme il fallait y intégrer, sous peine de blocage, la possibilité d’opposition conférée par le référendum législatif facultatif ainsi qu’une représentation (plus ou moins) proportionnelle de la volonté des électeurs au Parlement, les responsables de parti se sont entendus sur la clé de répartition «2:2:2:1» au moment d’une quadruple vacance délibérément orchestrée.

La formule magique était donc un compromis trouvé par les élites pour répondre aux exigences d’intégration des institutions-clés de la démocratie directe et du scrutin proportionnel. En instaurant une coalition permanente de quatre partis, elle créait en outre un nouveau pilier de la concordance qui allait en devenir la quintessence. Ainsi, durant la deuxième moitié du XXe siècle, la Suisse a fait figure d’exemple de démocratie de concordance poussé à l’extrême, non seulement parce que ses élites politiques étaient disposées à respecter les exigences de l’architecture institutionnelle de la concordance, mais aussi parce qu’elles ne cessaient d’expérimentaient de nouvelles formes de négociation et de coopération permanentes. À la formule magique sont venues s’ajouter la procédure de consultation, toutes sortes de «tables rondes» et des rencontres entre la Confédération et les gouvernements cantonaux organisées sous forme de conférences.

Le compromis tombe dans le discrédit

Notre démocratie de concordance a été soumise à une pression croissante à mesure que les incertitudes liées aux bouleversements globaux (les crises économiques ou la chute du rideau de fer, notamment) supplantaient l’idylle de l’après-guerre caractérisée par une prospérité sans précédent. Citons par exemple les changements spectaculaires survenus dans le paysage des partis, qui s’est modifié à mesure que l’Union démocratique du centre (UDC) poursuivait sa marche triomphale. Cette progression inédite dans l’histoire politique suisse a résulté du conflit entre les partisans de l’ouverture et ceux du cloisonnement de la Suisse qui est survenu dans le sillage de l’accélération du processus d’unification européenne.

L’UDC a perfectionné des éléments de style de la droite populiste en attisant consciemment la peur de «l’étranger». Elle s’est expressément inscrite en faux contre le «copinage» au sein d’une élite qui néglige les besoins des «petites gens» parce que ses membres ne se préoccupent que de leur coopération mutuelle. Sous la poussée de nouveaux mouvements sociétaux pacifistes, écologistes et féministes, qui thématisent les idéaux démocratiques de base, le compromis interpartis de la gauche (PS, Les Verts) a lui aussi été de plus en plus discrédité.

Une spirale de polarisation protéiforme

Cette évolution a donné lieu à une polarisation beaucoup plus marquée en Suisse que dans les autres pays européens. Celle-ci se traduit par un système de partis tripolaire (gauche, centre et droite bourgeoise/populiste) et par le fait que les positions des partis politiques ne sont nulle part ailleurs aussi éloignées de celles des partis politiques étrangers qu’en Suisse, comme l’ont montré des travaux de sciences politiques[5]. C’est ainsi que le profil du Parti socialiste suisse ne correspond pas à ceux des partis européens apparentés comme le SPD allemand, mais à celui du parti post-socialiste «Die Linke». Quant à l’UDC, si elle siégeait au Parlement européen, elle ferait partie du groupe «Identité et démocratie» qui réunit des forces d’extrême droite et nationales-conservatrices telles que le FPÖ autrichien.

La polarisation se reflète également dans les opinions des électeurs. La part de ceux qui se situent au centre de l’échiquier politique s’est réduite de moitié entre 1995 et 2019 et, actuellement, moins d’un cinquième des électeurs adhèrent aux positions du centre[6]. Quant aux partisans du PS et de l’UDC, ils font preuve d’une malveillance croissante les uns envers les autres et sont pour ainsi dire polarisés «affectivement».

Il en résulte une «spirale de polarisation»: les responsables des groupes parlementaires de l’Assemblée fédérale exigent une discipline de fer et sanctionnent ceux qui sortent du rang[7]. Aujourd’hui, le conseiller national moyen vote strictement selon la ligne de son parti dans 97% des votations[8].Dans notre système non parlementaire, il faut rechercher les majorités au cas par cas. Mais, dans les dossiers concernant leurs thèmes-clés, les partis font plus volontiers cavalier seul (en particulier l’UDC s’agissant de politique migratoire). Depuis l’introduction du système de vote électronique, la pression exercée par les partis s’est accrue également au Conseil des États, qui a longtemps été considéré comme le «refuge de la concordance»[9].

La coalition «tous contre l’UDC» prend de l’ampleur, tandis que la «coalition de concordance» (dans laquelle les quatre partis gouvernementaux joignent leurs forces au Parlement dans des cas précis) se fait plus rare. Si dans les années 1950, le PS, le Centre, le PLR et l’UDC adoptaient la même consigne de vote dans 83% des scrutins populaires, cela n’a plus été le cas que dans 8,3% des scrutins durant la 51e législature (2019–2023)[10] (voir illustration). Les partis vendent des prises de position nominatives isolées comme des succès à leur électorat en faisant circuler des listes de vote quasiment en temps réel sur les réseaux sociaux. Aux urnes, les électeurs récompensent cette «fermeté idéologique» des partis situés aux pôles de l’échiquier, alors que les partis du centre, les faiseurs de majorité éprouvés, accusent continuellement des pertes lors des élections.

Une perte d’équilibre

Deux logiques opposées s’affrontent donc aujourd’hui. D’un côté se trouvent les élites politiques du Parlement et, par moments, aussi celles du Conseil fédéral, qui ont perdu la volonté de rechercher des consensus pragmatiques et coopératifs par-delà les frontières partisanes. De l’autre côté cependant, opèrent les puissantes forces d’inertie des institutions de concordance caractérisées par une grande stabilité intertemporelle (par ex. le fédéralisme, le fort droit de veto minoritaire dont disposent le Conseil des États ou la majorité des cantons, la démocratie directe et les gouvernements multipartites, qui restent largement étayés tant au niveau cantonal que fédéral). En ce début de XXIe siècle, la Suisse est donc une démocratie de concordance qui a perdu son équilibre et qui est toujours davantage soumise aux pressions inhérentes à la démocratie de concurrence.

Reste à savoir comment la démocratie de concordance suisse gèrera cette tension manifeste entre les comportements non concordants des élites et les institutions qui imposent des contraintes de concordance encore solides. Étant donné que le système de démocratie directe confère au peuple un rôle d’opposition, les obstacles au passage à un système parlementaire sont très élevés, même s’ils ne sont pas insurmontables. En Europe, il existe des signes indiquant qu’une responsabilité gouvernementale assignée par l’électorat serait en mesure de rompre la spirale de la polarisation, car les partis au pouvoir qui privilégient les éclats de voix à la résolution des problèmes craignent de ne pas être réélus. Tel n’est pas le cas en Suisse.

Les partis gouvernementaux s’accordent de moins en moins lors de votations populaires (1941-2023)

Remarque: le graphique illustre le pourcentage de scrutins par législature lors desquels tous les partis gouvernementaux ont donné la même consigne de vote. Source: Vatter (2020), p. 540. Actualisé pour la période 2020-2023 sur la base des données de Swissvotes (2023) / La Vie économique
  1. Voir Benjamin Rosch et Patrik Müller (2023). Wie Gott aus der Schweizer Politik verschwunden ist. Watson, 30 juillet. []
  2. Voir Christoph Lenz (2020). «Sonst ist die Konkordanz am Ende.» Tagesanzeiger, 7 janvier. []
  3. Voir Forster (2022). []
  4. «I am not a consensus politician. I am a conviction politician.» Voir «A Tory Wind of Change.» Time Magazine. 14 mai 1979. []
  5. Voir Bochsler, Hänggli et Häusermann (2015). []
  6. Voir Brupbacher-Cornehls (2023). []
  7. Voir Bailer et Büttikofer (2015). []
  8. Voir Smartmonitor.ch (état: 8 novembre 2023). []
  9. Voir Benesch, Bütler et Hofer (2018). []
  10. Voir Vatter (2020), p. 540. Actualisé pour la période 2020–2023 sur la base des données de Swissvotes (2023)[]

Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Adrian Vatter ; Rahel Freiburghaus (2023). La démocratie de concordance dans la spirale de la polarisation. La Vie économique, 08 décembre.