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La croissance économique peut-elle être durable?

«Oui», soutient Eric Scheidegger, chef économiste du Secrétariat d’État à l’économie. «La croissance économique entraîne une destruction progressive de l’environnement», répond l’économiste Irmi Seidl, critique vis-à-vis de la croissance. Entretien croisé sur les dépendances systémiques à la croissance et le rôle du marché dans la politique environnementale et climatique.

La croissance économique peut-elle être durable?

Une économie efficace est-elle durable ? Irmi Seidl, qui questionne la notion de croissance, et Eric Scheidegger, chef économiste du Seco, ne partagent pas la même opinion sur la question. (Image: Keystone / Remo Naegeli)
Monsieur Scheidegger, vous affirmez que la croissance économique est une bonne chose. Vous, Madame Seidl, êtes moins enthousiaste. Pourquoi?

Eric Scheidegger: La croissance économique est essentielle à la prospérité sociale.

Irmi Seidl: La croissance économique entraîne une utilisation des ressources et une destruction progressive de l’environnement. Nos économies et nos sociétés souffrent d’une dépendance existentielle à la croissance: elles entrent en crise dès que la croissance n’est plus au rendez-vous.

Et l’efficience des ressources dans tout cela?

I. Seidl: L’efficience est importante pour économiser les ressources. La recherche montre toutefois que la moitié des gains d’efficience est absorbée par une consommation nouvelle ou accrue des ressources. Les automobilistes qui conduisent une voiture peu gourmande en carburant font plus de kilomètres, par exemple. C’est ce que l’on appelle l’effet rebond.

E. Scheidegger: La croissance économique a toujours un lien avec l’efficience. Même si l’on tient compte de l’effet rebond, le progrès technique permet de réduire la consommation de ressources. Remplacer les véhicules anciens par des modernes dans les pays émergents et en développement est bénéfique à l’environnement. Toutes les discussions sur la croissance ne changent rien au constat que les ressources sur Terre ne sont pas infinies. À nous de les utiliser avec efficience, autrement dit avec parcimonie.

I. Seidl: L’efficience économique individuelle entraîne souvent une perte d’efficience à l’échelle macroéconomique. Importer du soja du Brésil pour nourrir les porcs et les volailles en Suisse peut paraître efficace, mais cela prive le Brésil de l’azote qu’il contient et qui se retrouve ensuite en excès dans nos eaux. Les grandes enseignes de prêt-à-porter se targuent de faire une utilisation efficiente des ressources. Or, jusqu’à un tiers des habits neufs ne sont pas vendus en Suisse et finissent dans les usines d’incinération. On le voit, l’efficience ne suffit pas pour garantir une utilisation qui préserve les ressources.

 

Si les richesses n’augmentent pas, il faut prendre aux uns pour redistribuer aux autres.

– Eric Scheidegger

 

Que signifierait une croissance zéro pour la Suisse?

E. Scheidegger: Elle déclencherait d’énormes tensions sociales et une bataille pour le partage des richesses. Car si les richesses n’augmentent pas, il faut prendre aux uns pour redistribuer aux autres. Entre 1991 et 1996, la Suisse a enregistré une croissance du PIB par habitant voisine de zéro. Les taux de croissance annuels réels atteignaient 0,2% au maximum. Conséquence: en février 1997, le taux de chômage avait grimpé à 5,7%, son plus haut niveau de tous les temps. Simultanément, les déficits de la Confédération avaient explosé à cause des dépenses élevées dans le domaine social.

Madame Seidl, vous évoquez la dépendance à la croissance. Qu’entendez-vous par là?

I. Seidl: Depuis les années 1950, nous nous sommes habitués à une croissance économique continue et avons développé des structures tributaires de la croissance. Comme l’emploi ne doit pas se tarir malgré une efficacité du travail toujours plus grande, car, sinon, les recettes de l’impôt sur le revenu et les cotisations sociales diminueraient, la politique fait feu de tout bois pour maintenir la croissance: baisse des taux et des impôts, déréglementation, privatisation, investissement, endettement, mondialisation.

E. Scheidegger: Dans les faits, le travail rémunéré a toutefois reculé: la durée moyenne du temps de travail d’une personne active a baissé de 37% depuis les années 1950; dans les lacs suisses, la concentration en phosphore a chuté de 80% depuis les années 1970, tandis que, dans le mix électrique suisse, les gaz à effet de serre émis par un véhicule électrique ne représentent plus qu’un septième de ceux de la voiture thermique la plus efficace des années 1970. Pourquoi? Parce que la croissance économique a généré une énorme richesse. Nous appartenons tous deux à une génération qui a vu le politique s’emparer du thème de la durabilité. Les trois dimensions – écologique, sociale et économique – de la durabilité devraient pouvoir évoluer en ayant la même valeur. Pour Madame Seidl, l’environnement devrait être prioritaire et passer avant les autres dimensions. C’est faux, selon moi. Cela entraîne des conflits d’intérêt et, partant, un risque de rupture de la cohésion sociale.

I. Seidl: Il existe toutefois un consensus sur la nécessité de respecter les limites de la planète. Cela donne une certaine priorité à l’écologie.

 

Irmi Seidl, photographiée dans les escaliers de l’Université de Berne: «L’être humain continuera d’innover même si l’économie ne croît pas ou qu’elle se contracte.» (Image: Keystone/Remo Naegeli)

 

Une économie peut-elle croître dans le respect de l’environnement?

E. Scheidegger: Oui. L’argument des limites planétaires n’est pas faux, mais il fait fi de la logique économique. La croissance économique ne va pas nécessairement de pair avec une consommation toujours plus grande des ressources néfaste pour l’environnement. La Suisse a réussi le découplage au cours des vingt dernières années. Au fil des ans, nous avons émis toujours moins de gaz à effet de serre malgré la croissance de l’économie. Un découplage est donc possible, parce que des marchés efficaces et les règles de protection de l’environnement entraînent une hausse des prix des ressources et, donc, une utilisation modérée de celles-ci.

I. Seidl: Les chiffres montrent que la croissance verte n’existe pas parce que la croissance et la consommation des ressources n’ont jamais pu être découplées de façon absolue, et qu’elles ne pourront probablement jamais l’être. Les émissions de gaz à effet de serre en Suisse ont récemment diminué malgré la croissance économique. Mais cette diminution ne représente qu’un dixième de ce qu’il faudrait pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat.

Madame Seidl, souhaitez-vous une croissance zéro?

I. Seidl: Ce qui m’importe, c’est de réduire les dépendances systémiques à la croissance. Pour cela, nous devons internaliser les coûts externes et réduire les impôts sur le travail. En parallèle, il faudrait augmenter les impôts sur le capital et les ressources naturelles.

E. Scheidegger: Vous faites référence à la réforme fiscale écologique. C’est une proposition intéressante qui a fait l’objet d’une initiative populaire en 2015. Celle-ci avait été clairement rejetée. Après ce refus, le Conseil fédéral a suspendu les travaux qui étaient en cours. Les limites des réformes de vaste ampleur se manifestent dès que l’on impose encore plus lourdement le capital. En effet, les capitaux sont très mobiles et une partie d’entre eux s’en irait sous d’autres cieux.

Madame Seidl, vous êtes économiste. Croyez-vous aux forces du marché?

I. Seidl: Le marché peut être un mécanisme efficace à condition que les signaux envoyés en matière de prix ne soient pas faussés. Or, ils le sont souvent, notamment parce que l’économie doit croître. Voyez l’exemple des subventions: selon des calculs du Fonds monétaire international, les énergies fossiles ont été subventionnées à hauteur de 7000 milliards de dollars en 2022. En Suisse, on restitue 170 millions de francs prélevés au titre de l’impôt sur les huiles minérales. Les carburants destinés à l’aéronautique en sont exemptés. Dans une étude, nous avons identifié en Suisse 160 subventions délétères pour la biodiversité.

 

Les chiffres montrent que la croissance verte n’existe pas.

– Irmi Seidl

 

Des économistes disent que l’on devrait internaliser les coûts environnementaux externes.

I. Seidl: C’est ce que l’on enseigne déjà aux étudiants. Mais cela ne se fait guère. Sinon, un billet aller-retour pour Bangkok coûterait 550francs de plus. Les compagnies aériennes et les autres gros producteurs et consommateurs de carburant mènent une campagne efficace contre l’internalisation des coûts.

E. Scheidegger: Lorsque les règles du jeu appliquées par l’État sur le marché incitent les gens à ne pas prendre l’avion pour Bangkok, c’est bien pour l’environnement et le climat. Je crois que les forces du marché tiennent le premier rôle car elles influencent fortement les décisions des individus. En ce qui concerne les subventions aux énergies fossiles, nous sommes d’accord économiquement parlant: c’est la première chose à supprimer. Du reste, la Suisse s’y engage sur le plan international, mais, au niveau national, la politique peut toutefois ensuite prendre des décisions qui obéissent à d’autres critères.

Monsieur Scheidegger, les économistes veulent-ils tous la croissance économique?

E. Scheidegger: Je constate que les partisans d’une société sans croissance économique défendent une position minoritaire. Inversement, une nette majorité des économistes est convaincue qu’une croissance durable est possible. L’important, c’est de pouvoir discuter ouvertement, sur le plan scientifique et politique, des effets secondaires indésirables sur la création de richesse. C’est justement au niveau des objectifs environnementaux mondiaux qu’il faut chercher à établir des règles du jeu contraignantes internationalement. Une croisade en solitaire de la Suisse n’aiderait personne.

I. Seidl: Une politique plus avant-gardiste serait tout à l’avantage de la Suisse, car elle lui permettrait de conserver et d’étendre son avance en matière d’innovation.

 

Eric Scheidegger, photographié dans les escaliers de l’Université de Berne: «La croissance économique ne va pas nécessairement de pair avec une consommation toujours plus grande des ressources néfaste pour l’environnement.» (Image: Keystone/Remo Naegeli)

 

Quel rôle joue l’innovation pour accélérer le changement?

E. Scheidegger: L’innovation est l’une des clés à de nombreux problèmes de l’humanité, y compris le changement climatique. Car seule l’innovation crée la durabilité, et j’entends par là aussi bien les innovations dans les processus que les innovations technologiques.

I. Seidl: L’être humain est très créatif pour résoudre les problèmes. Il continuera d’innover même si l’économie ne croît pas ou qu’elle se contracte. La recherche et l’économie misent sur les innovations techniques et l’optimisation des techniques existantes. Mais nous avons surtout besoin d’innovations sociales et techniques capables de modifier les structures existantes, comme des modèles de partage à large échelle ou des matériaux qui se dégradent naturellement.

E. Scheidegger: Vous ne pouvez pas vouloir à la fois l’innovation et la croissance zéro. Toute innovation crée une demande et, partant, un marché. Grâce à l’innovation, on peut fabriquer des produits qui préservent les ressources. En élevant le pouvoir d’achat, ces économies de coûts créent une demande supplémentaire, surtout en produits écologiques à partir d’un certain niveau de revenu. On ne peut empêcher l’innovation qu’en interdisant aux individus d’être innovants. J’en conclus que Madame Seidl envisage finalement une rupture et une révolution du système.

 

Le modèle social et économique actuel nous entraîne vers “l’enfer climatique”.

– Irmi Seidl

 

Madame Seidl, voulez-vous un nouveau modèle économique?

I. Seidl: Le modèle social et économique actuel nous entraîne vers «l’enfer climatique», selon les termes d’Antonio Guterres, le Secrétaire général de l’ONU. Nous devons donc le faire évoluer. L’État doit fixer le cadre réglementaire et garantir le respect des limites planétaires. Le marché remplit sa fonction à l’intérieur de ce cadre. En parallèle, nous avons besoin d’institutions, comme une assurance vieillesse et un système de santé, qui continuent de fonctionner lorsque l’économie n’est plus dans une phase de croissance.

Êtes-vous d’accord sur le fait que l’État doit fixer des règles?

I. Seidl: Oui, l’État doit fixer des règles, par exemple pour que les objectifs environnementaux nationaux et internationaux soient respectés. Mais j’ai l’impression, Monsieur Scheidegger, que vous dites que c’est le marché qui décide.

E. Scheidegger: Non, je pense qu’il est essentiel de disposer d’institutions qui fixent des règles applicables pour une utilisation économe des ressources. Une politique efficiente de l’environnement en Suisse est donc centrale. Dans le cadre de ses accords commerciaux également, la Suisse attend de ses partenaires commerciaux qu’ils privilégient les produits durables.

Le changement climatique concerne toute la planète. Qui doit fixer les règles du jeu?

I. Seidl: Aux conférences sur le climat, nous constatons que les processus internationaux sont trop lents et qu’ils subissent l’influence de puissants groupes de pression. En ce moment, j’espère un déblocage du côté des grands blocs économiques et suis même prudemment optimiste au sujet du Pacte vert européen.

E. Scheidegger: Je vois les choses de la même manière, ce qui me ramène aux bienfaits de la croissance économique: elle augmente les besoins de santé, de loisirs et d’environnement de qualité. C’est la raison pour laquelle j’ai bon espoir que la Chine aussi, qui est un moteur de la technologie, accomplira de grands progrès durant les deux générations à venir. Il en va de même pour l’Inde et d’autres pays.

 

Je crois en l’avenir de l’humanité.

– Eric Scheidegger

 

Mais avons-nous encore le temps d’attendre deux générations?

I. Seidl: Non.

E. Scheidegger: Oui, bien sûr. Je salue les objectifs de Paris sur le climat, mais j’estime que leur réalisation à la date précise du 1erjanvier 2050 dans la plupart des régions du monde est une tâche héroïque. C’est en demander beaucoup à notre société. Le chemin à suivre passera à mon avis par une économie de marché durable, avec des mesures socialement acceptées. À défaut, nous perdrons les électrices et les électeurs en chemin, y compris en Suisse.

Les scientifiques affirment que nous ne réussirons probablement plus à limiter le réchauffement à 1,5 degré. La situation est-elle grave?

I. Seidl: Les perspectives sont dramatiques. Nous sommes en train de quitter une période climatiquement stable de l’histoire terrestre, l’Holocène, qui a permis le développement de la civilisation. Désormais, les conséquences du réchauffement climatique amplifient ce dernier. Le dégel du permafrost en Sibérie libère ainsi de grandes quantités de gaz méthane à effet de serre.

E. Scheidegger: Je ne crois pas à la fin du monde. Économiquement, le coût du non-respect des objectifs climatiques (seuil de 1,5°C ou 4,5°C) devrait représenter entre 1% et 3% du PIB mondial en 2060, comme le révèle une étude de l’OCDE. La sortie des énergies fossiles à l’échelle mondiale et l’adaptation de la Suisse au changement climatique doivent donc être l’objectif à viser.

L’humanité empêchera-t-elle le naufrage?

I. Seidl: Qu’entend-on par « naufrage »? Des îles du Pacifique sont déjà en train de disparaître. Un tiers du Pakistan a été inondé. Idem pour la vallée de l’Ahr en Allemagne, avec 135 morts. Les êtres humains ont un avenir, bien sûr, mais lequel? Nous menaçons non seulement la survie, mais aussi des conquêtes de la civilisation, comme la sécurité sociale, la qualité de la formation, une riche culture, la démocratie, l’égalité des droits, les droits humains.

E. Scheidegger: Je crois en l’avenir de l’humanité et suis convaincu qu’elle s’adaptera en préservant les conquêtes de la civilisation et les valeurs de la démocratie.

Proposition de citation: Guido Barsuglia (2024). La croissance économique peut-elle être durable. La Vie économique, 19 février.

Eric Scheidegger

Eric Scheidegger, 62 ans, est le directeur suppléant du Secrétariat d’État à l’économie (Seco) où il est responsable de la Direction de la politique économique depuis 2012. Titulaire d’un doctorat en sciences économiques de l’Université de Bâle, M. Scheidegger a travaillé notamment comme journaliste économique pour la NZZ et a été le conseiller personnel du conseiller fédéral Pascal Couchepin pour les questions de politique économique.

Le Seco, à Berne, est le centre de compétence de la Confédération pour les questions de politique économique. Son but est d’assurer une croissance économique durable, un niveau d’emploi élevé et des conditions de travail équitables. Le Seco emploie plus de 800 personnes.

Irmi Seidl

Irmi Seidl, 62 ans, est professeure d’économie de l’environnement. Depuis 2006, elle dirige l’unité de recherche Sciences économiques et sociales de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) de Birmensdorf (ZH). Elle est titulaire d’un doctorat de l’Université de Saint-Gall et d’une habilitation en économie écologique de l’Université de Zurich.

Le WSL est un institut de recherche de la Confédération. Il s’occupe de l’utilisation, de l’aménagement et de la protection des milieux naturels et urbains. L’institut de recherche fait partie du domaine des EPF et emploie environ 550 personnes.