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Sur la trace des émissions de CO2 du commerce international

La Suisse importe plus d’émissions de gaz à effet de serre qu’elle n’en exporte et un prix mondial du CO2 n’y changerait rien. Si elle voulait réduire artificiellement les importations de gaz à effet de serre en interdisant certaines importations ou en les limitant via des quotas, le prix à payer serait élevé.
En Suisse, on consomme beaucoup. On importe donc une grande quantité de gaz à effet de serre générée à l’étranger, pendant la production. (Image: Keystone)

Chaque jour, des marchandises d’une valeur de plusieurs milliards de francs traversent la frontière suisse dans les deux sens, au bénéfice des entreprises comme des consommateurs. S’ils revêtent une importance économique, ces échanges commerciaux ont aussi une incidence climatique. S’agissant des biens importés, par exemple, la production et le transport de leur quasi-totalité ont généré des émissions de gaz à effet de serre.

Quelle quantité de gaz à effet de serre le commerce extérieur de la Suisse contient-il et comment celle-ci a-t-elle évolué au cours des dernières années? Que coûterait à la Suisse une réduction artificielle de l’impact du commerce? Le bureau de recherche et de conseil Ecoplan a étudié ces questions, parmi d’autres, dans le cadre de la recherche thématique 2023/2024 du Secrétariat d’État à l’économie (Seco) (voir encadré).[1]

Les émissions liées à la consommation

Les statistiques d’émissions présentent généralement les gaz à effet de serre générés durant la production. En d’autres termes, elles imputent les émissions au pays où elles sont générées lors du processus de production. Pour l’analyse des émissions inhérentes au commerce, cette perspective classique a été complétée par celle de la consommation, les émissions étant imputées au pays dans lequel le produit fini est utilisé. Cette méthode permet donc de savoir quel est le volume d’émissions générées par la consommation au sein d’un pays.

Selon les calculs d’Ecoplan, les émissions de gaz à effet de serre générées en Suisse par la consommation ont atteint environ 150 millions de tonnes d’équivalent CO2 en 2017, soit presque trois fois le volume d’émissions calculé sur la base de la production. Cette différence provient des émissions du commerce extérieur. L’étude confirme donc ce que des calculs antérieurs avaient mis au jour[2]: en raison de son niveau de consommation élevé et des importations à forte intensité d’émissions, la Suisse est indéniablement un importateur net de gaz à effet de serre. En d’autres termes, les émissions inhérentes aux importations sont plus importantes que celles liées aux exportations.

Comment ce bilan a-t-il évolué entre 2004 et 2017? Pour répondre à cette question, il a fallu à nouveau considérer la différence entre les émissions liées à la production et celles liées à la consommation. Il s’avère que, durant cette période, les émissions liées à la production ont reculé d’environ 8%, tandis que les celles liées à la consommation n’ont baissé que de 1%. Par conséquent, la baisse des émissions dues à la production nationale a été presque totalement compensée par l’augmentation des importations nettes de l’étranger. L’impact du commerce extérieur sur les émissions liées à la consommation a donc continué d’augmenter.

Stagnation des émissions liées à la consommation malgré la croissance du PIB

L’évolution des émissions de gaz à effet de serre contenues dans le commerce extérieur de la Suisse reflète, d’une part, la plus grande intégration du pays dans les chaînes de création de valeur mondialisées et, d’autre part, une progression des importations de biens due à la croissance substantielle de la population et de l’économie suisses durant la période analysée. Il semble donc pertinent d’analyser comment les émissions liées à la consommation et à la production ont évolué par rapport au PIB.

De 2004 à 2017, la Suisse a réduit sensiblement ses émissions liées à la consommation et à la production par rapport au PIB. Selon cette approche relative, la Suisse avait davantage réduit ces deux types d’émissions que le Danemark, l’Irlande ou d’autres petites économies ouvertes en 2017 (voir illustration 1). La comparaison au fil du temps des émissions par rapport au PIB montre par ailleurs que la Suisse avait déjà atteint un bon niveau en 2004 et qu’elle est encore parvenue à s’améliorer. Entre 2004 et 2017, seule la Finlande et la Corée du Sud ont réussi à réduire plus fortement qu’elle leur ratio entre leurs émissions liées à la consommation et leur PIB, mais ces pays partaient d’un niveau d’émissions relatives plus élevé.

Par rapport à la taille de son économie, la Suisse atteint d’assez bons résultats en comparaison internationale. Cela ne devrait néanmoins pas occulter le fait que des mesures doivent encore être prises en matière de protection du climat car, de ce point de vue, c’est le niveau absolu des émissions qui est déterminant et non pas le volume d’émissions par habitant ou en fonction du PIB.

Ill. 1: Eu égard à ses performances économiques, la Suisse a pu réduire sensiblement ses émissions liées à la consommation entre 2004 et 2017

Remarque: le graphique illustre les émissions (équivalents de CO2 en kilogrammes) par rapport au PIB nominal (en dollars). Source: Ecoplan (2023) / La Vie économique.

La croissance des quantités dépasse les progrès réalisés en matière d’intensité des émissions

En termes absolus, comment l’évolution des émissions importées se répartit-elle entre les différents partenaires commerciaux de la Suisse? Entre 2004 et 2017, la quantité d’émissions importées a augmenté dans les échanges réalisés avec la plupart des principaux partenaires commerciaux (voir illustration 2). La hausse a été particulièrement marquée s’agissant des importations en provenance de Chine, des États-Unis et d’Allemagne, tandis que les quantités d’émissions ont reculé dans les importations venant de Russie, notamment parce que les importations de fer, d’acier ou d’aluminium depuis ce pays ont été remplacées par des importations venant d’Italie et d’Allemagne, qui ont généré moins d’émissions de gaz à effet de serre.

Les données indiquent également que l’augmentation des émissions importées est principalement due à la hausse du volume des importations. Les importations de presque tous les pays sont certes plus propres en moyenne, mais la quantité de biens importés a nettement augmenté, ce qui explique l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre importées.

L’étude montre également pour la première fois que le transport international représente environ 4% des émissions liées à la consommation de la Suisse, cette part atteignant même jusqu’à 10% pour les denrées alimentaires et les produits à base de papier. Il faut donc, en plus des voies de transport, considérer les processus de production des divers pays lorsque l’on examine le commerce international[3]

Ill. 2: La Suisse importe du CO2 lors de ses échanges commerciaux avec la plupart des pays (2004-2017)

GRAPHIQUE INTERACTIF
*Rubrique regroupant les quelque 110 pays qui, outre les 30 pays explicitement différenciés dans l’ensemble des données, représentent la totalité du reste du monde. Source: Ecoplan (2023) / La Vie économique

Faire cavalier seul coûterait cher à la Suisse

Que se passerait-il si la Suisse, voulant s’affranchir de son statut d’importateur net de gaz à effet de serre, cherchait à équilibrer le bilan de ses émissions? Il lui faudrait accroître sa production de biens à forte intensité d’émissions qu’elle a jusqu’à présent importés. Une simulation au moyen d’un modèle multinational montre que, l’offre de travail étant limitée, le coût engendré par une adaptation des structures de production et du commerce serait très élevé pour la Suisse qui devrait prévoir une baisse de la consommation de 14% par année.

Les simulations indiquent par ailleurs que les mesures unilatérales de politique commerciale (quotas, voire interdictions d’importation de biens à intensité d’émissions particulièrement forte comme le ciment ou l’acier) pourraient certes faire légèrement reculer les importations suisses de gaz à effet de serre, mais que les coûts d’une telle mesure seraient disproportionnés par rapport à la baisse des importations de gaz à effet de serre obtenue.

Impact limité d’une politique climatique coordonnée sur les échanges commerciaux

Comme de nombreuses autres études, les simulations montrent qu’un prix mondial uniforme du CO2 serait la mesure la plus efficace pour réduire les émissions globales de gaz à effet de serre, tout en ayant un très faible impact sur la structure commerciale. Autrement dit, les échanges commerciaux ne seraient guère modifiés si tous les pays réduisaient de concert leurs émissions de CO2 de 6%. Or, actuellement, les objectifs et les mesures de politique climatique des pays répondent à des ambitions disparates conduisant à des prix du CO2 différents dans chaque pays, ce qui peut également entraîner un transfert de production des pays où le prix du CO2 est élevé vers des pays où il est bas («fuite de carbone»). De ce point de vue, le commerce international est susceptible d’atténuer les effets des mesures de politique climatique. Certaines mesures correctives, telles qu’une taxe douanière sur le CO2 frappant les émissions de gaz à effet de serre contenues dans les importations[4], peuvent atténuer le risque d’un transfert de production, sans toutefois l’éliminer, mais elles ne permettent pas d’instaurer une structure des échanges semblable à celle qui résulterait de l’uniformisation des prix des gaz à effet de serre à l’échelle mondiale.

  1. L’étude complète (en allemand) est disponible sur Seco.admin.ch. []
  2. Voir notamment l’empreinte gaz à effet de serre de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Selon l’OFS, les émissions de gaz à effet de serre liées à la consommation suisse avoisinaient 110 millions de tonnes d’équivalent CO2 en 2017. []
  3. Voir Mathilde Le Moigne (2022). Mieux vaut consommer écologique que local. La Vie économique, 9 décembre. []
  4. Il s’agit en l’occurrence d’une appréciation portant sur un mécanisme général de compensation aux frontières couvrant tous les secteurs à forte intensité énergétique et toutes les branches axées sur le commerce. Ce mécanisme est à distinguer de l’actuel mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE. []

Proposition de citation: André Müller ; Roman Elbel ; Christoph Böhringer (2024). Sur la trace des émissions de CO2 du commerce international. La Vie économique, 22 février.

Thème principal de la recherche thématique du Seco 2023/2024

Cet article a été rédigé dans le cadre de la recherche thématique du Secrétariat d’État à l’économie (Seco), qui a commandé et publié cinq études sur le thème de l’utilisation efficace des ressources. Nous présentons les conclusions de toutes ces études dans notre dossier «Une économie efficace est durable».