Rechercher

«Cette année, Threads pourrait détrôner X»

Les médias traditionnels feraient bien de s’inspirer des modèles de paiement des réseaux sociaux, selon Siri Fischer, spécialiste des médias électroniques. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, celle-ci nous explique que TikTok, par exemple, gagne beaucoup d’argent avec sa monnaie virtuelle et qu’elle prévoit l’arrivée d’un nouveau numéro 1 du côté des réseaux sociaux textuels.

«Cette année, Threads pourrait détrôner X»

Photographiée au café Resident à Zurich, Siri Fischer indique: «Nous estimons qu’entre 505 et 620 millions de francs ont été investis dans la seule publicité sur les médias sociaux en 2023». (Image: Urs Bucher / Keystone)
Madame Fischer, vos travaux de recherche portent sur les médias électroniques. Vous arrive-t-il malgré tout de tenir un média imprimé dans vos mains?

Je ne suis pas tout à fait une consommatrice de médias lambda. J’ai un abonnement numérique pour pratiquement tous les médias de Suisse et un abonnement papier uniquement pour les revues spécialisées que j’utilise pour le travail. À la maison, je reçois The Economist en version imprimée, une façon de tenir les enfants au courant de l’actualité internationale.

Votre association publie une fois par an une statistique sur l’utilisation par la population suisse des médias numériques, y compris des réseaux sociaux. Comment ces derniers ont-ils évolué?

Près des trois quarts des personnes âgées de 15 ans et plus utilisent les réseaux sociaux au moins occasionnellement, un chiffre qui reste stable depuis trois ans. Près de la moitié de la population est quotidiennement sur les plateformes sociales comme Instagram, Facebook, LinkedIn, TikTok et X.

Pourquoi la part des utilisateurs occasionnels des réseaux sociaux n’augmente-t-elle plus?

En Suisse, les médias numériques ont énormément progressé pendant la pandémie, gagnant environ un demi-million d’utilisateurs en 2020. Les personnes qui ont découvert l’univers des réseaux sociaux à cette période utilisent ceux-ci encore aujourd’hui. Pour devenir des médias de masse comme la radio ou la télévision, les réseaux sociaux ont besoin de toucher un public plus âgé. Ils ne progressent pas parmi ces générations et ne peuvent pas exploiter ce potentiel.

L’année dernière, Instagram est devenue la plateforme sociale la plus utilisée dans la population, au détriment de Facebook. Qu’en est-il chez les 15-24 ans?

Chez les jeunes, Instagram est numéro 1 depuis des années: plus de 70% d’entre eux l’utilisent tous les jours. Les pourcentages pour Snapchat et TikTok sont aussi très élevés, avec respectivement près de 60% et de 40%. Si on observe un léger repli pour Instagram, en revanche, TikTok, LinkedIn et Snapchat sont sur une pente ascendante.

Il y a un an et demi, l’entrepreneur Elon Musk a racheté Twitter, rebaptisé X. Comment la plateforme se porte-t-elle?

Twitter est un phénomène médiatique. Dans la population, cette plateforme n’a jamais vraiment compté: depuis le début de nos mesures en 2014, elle n’a jamais atteint plus de 10% d’utilisateurs en Suisse. Les médias traditionnels la citent en revanche extrêmement souvent parce que les milieux politiques et les professionnels des médias sont actifs sur X et que les contributions publiées sur cette plateforme sont souvent reprises dans des articles.

Depuis son rachat, la plateforme X compte-t-elle plus ou moins d’utilisateurs?

En 2023, soit durant la première année ayant suivi le rachat, on voit que X recule légèrement en Suisse. Certes, il ne s’est pas agi d’un effondrement, mais X pourrait être détrôné cette année par la nouvelle plateforme textuelle Threads adossée à Instagram.

 

Une femme sur cinq et un homme sur quatre consultent Teletext au moins une fois par semaine.

 

Quatre-vingt-dix pour cent de la population regarde la télévision au moins occasionnellement. Comment expliquez-vous cela?

N’oublions pas que chez les plus de 15 ans, l’âge médian se situe vers 50 ans. La moitié de la population a donc plus de 50 ans et a grandi avec la télévision. Ce média est beaucoup plus agréable à regarder aujourd’hui: on peut arrêter une émission, sauter la publicité et reprendre l’émission. Et on peut regarder la télévision sur un autre support, comme un smartphone, par exemple.

La télévision et la radio sont-elles tombées en désuétude chez les jeunes?

Non, car ce n’est que la consommation quotidienne de radio et de télévision qui perdent du terrain. Les jeunes utilisent ces médias une à deux fois par semaine.

À propos des médias traditionnels: selon votre étude des médias numériques, près de 750 000 personnes en Suisse consultent quotidiennement Teletext. Comment est-ce possible?

Effectivement, Teletext compte presque autant d’utilisateurs que Netflix ou Instagram, par exemple. Mais, comme pour la télévision, les utilisateurs ont en moyenne 54 ans et sont donc plus âgés que la population générale. Teletext est aussi une affaire d’habitude: une femme sur cinq et un homme sur quatre le consultent au moins une fois par semaine. Et pour les amateurs de sport, c’est une bonne source d’informations. L’analyse à long terme montre cependant que son utilisation est en recul. Teletext souffle cette année ses 40 bougies.

 

Siri Fischer: «Les maisons d’édition ont deux possibilités pour compenser la baisse des revenus venant des abonnements imprimés: elles peuvent soit augmenter les revenus sur les abonnements numériques, soit accroître leurs recettes publicitaires. Ces deux solutions sont difficiles à mettre en place.» (Image: Urs Bucher / Keystone)
En Suisse, les trois quarts de la population consultent des portails d’information au moins occasionnellement. Faut-il s’y méfier des fausses informations?

Notre enquête porte sur l’utilisation des médias. Nous ne demandons pas aux personnes interrogées s’il leur arrive d’être confrontées à de fausses informations. Sur la base de nombreuses observations, nous constatons cependant que la majorité des contenus publiés sur ces médias ne proviennent pas d’un éditeur traditionnel reconnu. Bien souvent, ils sont élaborés par des utilisateurs et des influenceurs. À cela viennent s’ajouter des contenus générés par l’intelligence artificielle tels que des textes, des images ou des vidéos à partir de texte. Récemment, Open AI a lancé Sora, qui permet de créer des vidéos qui surprennent par leur qualité. Étant donné que des contenus de ce type vont se multiplier à l’avenir, il sera de plus en plus important de pouvoir les attribuer à des auteurs dignes de confiance.

Vingt pour cent des utilisateurs des portails d’information ont souscrit un abonnement numérique, ce qui représente environ 1 400 000 abonnements. Est-on plus disposé à payer pour accéder à de l’information dans un environnement numérique?

Non, car cette part est restée stable durant les deux dernières années. Actuellement, ce sont surtout les personnes occupant des postes de direction qui s’intéressent à l’économie ou à la politique et disposent d’un revenu confortable ou d’un niveau élevé de formation qui sont prêtes à payer l’information en ligne. Croître en dehors de ces catégories est plus difficile. Il vaut donc sûrement la peine d’examiner, par exemple, l’idée proposée par des responsables politiques et des économistes, des bons destinés aux jeunes adultes pour leur permettre d’accéder à des offres de médias payantes.

 

A l’image d’une monnaie virtuelle, les pièces peuvent ensuite être échangées à nouveau contre de l’argent.

 

Les maisons d’édition ne pourraient-elles pas compenser la baisse des revenus provenant des abonnements imprimés par les recettes générées par les abonnements numériques?

Les maisons d’édition ont deux possibilités pour compenser la baisse des revenus venant des abonnements imprimés: elles peuvent soit augmenter les revenus sur les abonnements numériques, soit accroître leurs recettes publicitaires. Ces deux solutions sont difficiles à mettre en place, notamment parce que l’on trouve des contenus gratuits sur d’autres plateformes. Pression économique oblige, de plus en plus de portails suisses d’information misent sur des offres payantes. Le dernier exemple en date est Blick.ch, qui compte déjà plus de 16 000 abonnés depuis le lancement de l’offre payante Blick+, à l’été 2023. Nous sommes curieux de voir si ces initiatives feront augmenter globalement le nombre d’abonnés numériques payants. L’étude de cette année nous le dira.

Et le marché publicitaire?

D’un point de vue économique, il est sous pression, d’autant que les plateformes internationales lui soustraient de l’argent qui fait ensuite défaut pour financer des contenus journalistiques. Les médias traditionnels feraient peut-être bien de s’inspirer des modèles de paiement des réseaux sociaux.

Qu’entendez-vous par là?

On assiste à un développement des modèles payants sur les réseaux sociaux. Instagram, TikTok, Snapchat et Facebook ont lancé une offre payante qui donne la possibilité à l’utilisateur de décider d’un clic s’il veut recevoir de la publicité. Depuis début mars, l’offre sans publicité d’Instagram coûte 12 francs par mois. Si ces modèles payants ont été lancés principalement en réaction aux règles sur la protection des données, ils génèrent évidemment des revenus supplémentaires. S’agissant de TikTok, sa plus grande source de revenus sont les achats de pièces de monnaie (ou coins).

Comment cela fonctionne-t-il?

L’utilisateur peut acheter des pièces, par exemple pour une valeur de 30 centimes, et en faire don au créateur d’une jolie vidéo par exemple. À l’image d’une monnaie virtuelle, les pièces peuvent ensuite être échangées à nouveau contre de l’argent. La plateforme prélève une commission lors de la conversion. TikTok gagne bien plus d’argent via ce système qu’avec les recettes publicitaires. Comme on dit, les petits ruisseaux font les grandes rivières. Cent millions d’utilisateurs européens de TikTok qui s’échangent quelques centimes, cela représente un modèle d’affaires juteux. Mais cela prive aussi les médias traditionnels d’argent car les jeunes consommateurs de médias sont loin d’être riches.

Comment réagissent les maisons d’édition traditionnelles aux modèles financiers des réseau sociaux?

Certains médias traditionnels gèrent bien leur présence sur les réseaux sociaux, comme la NZZ sur Instagram. Appelé Soda, le canal Instagram du Blick propose lui aussi de bons contenus pour les jeunes et les thèmes abordés sur Watson s’adressent également à un public jeune. Mais je ne vois pas comment cela pourrait générer des revenus supplémentaires ou de nouveaux abonnés, à l’exception des contenus sponsorisés dans lesquels un produit ou un service est intégré plus ou moins explicitement. Pouvoir envoyer une pièce de monnaie à la NZZ, cela serait tout de même quelque chose ! Être présent sur les réseaux sociaux n’est pas une garantie de succès économique. Des possibilités de paiement simplifiées, telles qu’un système de pièces ou d’articles facturés individuellement, font encore défaut dans les médias traditionnels.

Que rapporte la publicité aux réseaux sociaux en Suisse?

On ne dispose que d’estimations des revenus publicitaires des plateformes internationales car, contrairement aux médias imprimés, il n’existe aucune donnée concernant les montants dépensés par les entreprises en Suisse pour la publicité sur ces plateformes. En nous basant sur les statistiques publicitaires, nous estimons qu’entre 505 et 620 millions de francs ont été investis l’année dernière uniquement dans les réseaux sociaux. À cette somme viennent s’ajouter entre 120 et 145 millions de francs investis sur YouTube. La part du lion va aux moteurs de recherche, Google surtout et un peu Bing, qui reçoivent entre 1,1 et 1,3 milliard de francs. On voit où vont les revenus publicitaires qui font ensuite défaut notamment aux médias imprimés.

Combien les entreprises dépensent-elles dans les médias imprimés?

En 2022, les entreprises ont dépensé 735 millions de francs pour la publicité dans la presse écrite en Suisse. Il y a seulement quatre ans, les recettes publicitaires des médias imprimés dépassaient encore le milliard de francs.

Proposition de citation: Nicole Tesar (2024). «Cette année, Threads pourrait détrôner X». La Vie économique, 08 mars.

Siri Fischer

Siri Fischer (49 ans) dirige depuis 2017 le Groupe d’intérêt des médias électroniques (Igem), dont font partie des maisons d’édition (TX Group, Ringier, CH Media, etc.), des régies publicitaires, des sociétés médias, des entreprises de télécommunication et des instituts de recherche. Spécialiste des médias, plus particulièrement du marché publicitaire numérique, Siri Fischer est aussi membre du Comité consultatif de l’IAB Switzerland, de la commission de recherche de Mediapulse, du Conseil de fondation de la Statistique suisse en publicité et du Comité directeur de la faîtière KS/CS Communication Suisse.

Réseaux sociaux récents

TikTok

TikTok est une plateforme vidéo à caractère social qui appartient à l’entreprise chinoise ByteDance. Les utilisateurs de TikTok peuvent fabriquer eux-mêmes des contenus vidéos, les partager et découvrir les vidéos d’autres utilisateurs.

Snapchat

Snapchat est une application de messagerie éphémère. Elle permet d’enregistrer une photo ou une vidéo, d’y ajouter des filtres et d’autres effets et de la partager. En général, les photos et les messages ne sont disponibles que brièvement sur Snapchat et disparaissent ensuite.

Threads

Le service de nouvelles brèves Threads de Meta, auquel appartient Facebook, est disponible en Suisse depuis mi-décembre 2023. Il permet d’échanger des commentaires, de discuter d’événements d’actualité et de dialoguer. L’application textuelle Threads est adossée à la plateforme Instagram de Meta.