Construction de logements: entre logique de marché et régulation
Depuis 2000, les loyers des logements ont augmenté d’environ 30% au niveau national. (Image: Keystone)
De 2000 à 2022, la population résidente suisse a enregistré une croissance de 22%, passant de 7,2 millions à 8,7 millions de personnes[1]. Cette progression s’explique en grande partie par l’immigration nette (1,3 million de personnes), mais aussi par l’augmentation de l’espérance de vie. Le phénomène concerne surtout les grands centres urbains: Lausanne et Zurich comptent parmi les régions métropolitaines d’Europe affichant la croissance la plus rapide au cours des 13 dernières années[2]. Deux autres facteurs viennent influencer la situation du logement: la diminution du nombre moyen de personnes par ménage[3] et la progression (de 5,9%) de la surface par habitant[4].
La demande de logements extrêmement forte observée en Suisse depuis le début des années 2000 a généré une croissance tout aussi marquée des prix des biens immobiliers[5]. On enregistre une hausse des loyers de 30% environ en moyenne et une augmentation des prix des propriétés par étages et des maisons individuelles allant de 80% à 94%[6]. Cette évolution résulte de l’augmentation du nombre de ménages et d’un autre facteur d’importance: la progression des revenus. La dynamique des prix a par ailleurs stimulé l’offre de logements (qui a bondi de 33% entre 2000 et 2022, soit 1,2 million d’unités supplémentaires[7]), un phénomène qui a encore été renforcé par la baisse quasi constante des taux d’intérêt durant la même période[8].
Le marché étend l’offre
Comme le montrent les statistiques, l’économie de marché a réagi de manière globalement efficace à cette demande extraordinairement dynamique, puisque les prix ont suivi l’évolution des préférences en matière de lieux ou de types de logements, générant des offres supplémentaires exactement là où la valeur économique est la plus importante.
Les revenus ayant fortement augmenté en Suisse durant la même période, la proportion moyenne du revenu disponible consacrée au logement n’a pratiquement pas changé[9]: avec une moyenne nationale de 21%, elle avoisine celle de l’OCDE[10]. Dans les régions métropolitaines affichant les plus fortes hausses du prix du logement, les revenus ont eux aussi fortement progressé. Le rapport entre les revenus et le coût local du logement reste donc attrayant, comme le confirme le niveau toujours élevé de l’immigration.
Si l’évolution décrite ci-dessus ne révèle pas de crise générale du marché du logement en Suisse, il y a tout de même quelques ombres au tableau. Au niveau local, la forte dynamique du marché immobilier est source de difficultés et d’effets de redistribution, en particulier entre habitants et nouveaux arrivants. La gentrification s’installe elle aussi: les ménages disposant de faibles revenus, davantage touchés par la hausse des prix du logement observée dans les grandes agglomérations, sont poussés vers les périphéries, où les loyers sont moins élevés.
Le rôle de l’État sur le marché du logement suisse fait par conséquent fréquemment débat, des voix s’élevant pour demander un assouplissement de l’aménagement du territoire, une plus grande régulation des loyers ou le subventionnement de logements à prix modérés. Que faut-il penser de ces mesures d’un point de vue économique?
Assouplir la politique d’aménagement du territoire
Le secteur de la construction et les promoteurs immobiliers, en particulier, affirment que la création de logements est fortement limitée par les dispositions régissant l’aménagement du territoire, arguant que les faibles coefficients d’utilisation du sol, les grandes distances entre les bâtiments, la hauteur maximale très réduite ainsi que le manque de terrains à construire sont autant de facteurs qui finissent par faire grimper les prix. Une déréglementation pourrait certes stimuler la construction de logements[11], mais il ne faut pas perdre de vue que l’aménagement du territoire permet aux pouvoirs publics de poursuivre d’importants objectifs économiques. Lorsqu’un décalage apparaît entre la valeur privée du logement et sa valeur pour la société – parce que la construction de logements génère des externalités telles que des atteintes à l’environnement, un mitage du territoire, des coûts liés à la formation d’agglomérations ou encore des immissions – ces dispositions visent à s’assurer que le marché prenne correctement en compte ces externalités.
L’aménagement du territoire sert également à planifier sur le long terme, en veillant au bien-être de la population actuelle et des générations futures. Il n’exerce toutefois qu’un effet modérateur puisqu’il remplit une fonction de coordination, en augmentant les coûts de l’élargissement de l’offre à certains endroits tout en les diminuant à d’autres. Une dérégulation devrait donc s’accompagner d’une recherche d’équilibre entre une stimulation de la construction et des externalités non désirées[12].
Faire baisser le prix des logements en en construisant davantage rendrait la Suisse encore plus attractive et stimulerait l’immigration. Un assouplissement des dispositions en matière d’aménagement du territoire pourrait donc surtout avoir comme conséquence, à long terme, de favoriser la croissance de la population, mais n’aurait pas d’effet notable sur les prix. Il profiterait donc avant tout aux propriétaires de terrain si la valeur ajoutée n’est pas absorbée par une dépréciation substantielle des biens.
Réguler les loyers
En Suisse, les hausses de loyer sans changement de locataires sont très encadrées. C’est aussi généralement le cas lors d’un changement de locataire, mais comme les critères en l’occurrence sont définis moins clairement, loyers et allocation des ressources suivent la logique du marché en cas de forte demande. Le régime de la location en Suisse peut donc être considéré comme une réglementation des loyers de troisième génération, comprenant des dispositions contraignantes pour les contrats de location existants et une logique de marché pour les nouveaux baux (voir encadré)[13].
En régulant les loyers, les pouvoirs publics peuvent également chercher à éviter une ségrégation géographique en fonction du revenu, l’hypothèse posée ici étant qu’on permet ainsi à une plus grande frange de la population d’habiter dans des endroits particulièrement prisés. Cette réglementation dite «de troisième génération» ne mène toutefois pas avant tout à une redistribution entre bailleurs et locataires, mais entre différents types de locataires[14]: ceux déjà présents bénéficient de loyers peu élevés dans des centres-villes attrayants, tandis que les nouveaux venus doivent s’accommoder de loyers très élevés ou emménager dans des endroits moins prisés.
La régulation des loyers génère également des coûts de bien-être, car les personnes vivant depuis longtemps – et, donc, pour un loyer modique – dans un logement ne sont quasiment pas incitées à le quitter. Dans la ville de Zurich, les loyers proposés sur le marché pour des appartements de trois pièces ne sont que 5% inférieurs aux baux existants pour des quatre pièces. Les couples qui se séparent ou dont les enfants quittent la maison n’ont donc guère intérêt à déménager dans un logement plus petit. C’est ce qu’on appelle l’effet de blocage[15], source d’une mauvaise allocation des logements.
Étant donné qu’il ne vaut souvent pas la peine de réduire sa surface d’habitation, le marché non régulé répond surtout aux besoins des locataires cherchant à accroître leur surface. Les ménages dont la demande évolue à la hausse (parce que la famille s’agrandit, par exemple) sont contraints de trouver un logement plus spacieux. Ceux qui se trouvent dans la situation inverse (parce que leurs enfants ont quitté le foyer familial, par exemple) ont en revanche le choix: ils n’emménageront dans un espace plus petit qu’à la condition que la baisse de loyer compense le coût du déménagement. Sur le marché non régulé, la demande est donc déterminée par les ménages dont les besoins sont à la hausse, ce qui pourrait expliquer l’écart observé ces dix dernières années entre la construction de logements et l’évolution démographique (voir illustration): alors que ce sont principalement les ménages de petite taille (composés d’une ou de deux personnes) qui ont augmenté, c’est principalement l’offre de logements de taille moyenne (3 à 4 pièces) qui a connu une progression.
La taille des ménages et celle des logements n’évoluent pas en parallèle (2012-2022)
Remarques: de 2012 à 2022, le nombre de ménages et de logements a augmenté de 13,4%. L’illustration 1 détaille cette hausse par taille des ménages (nombre de personnes) et taille des logements (nombre de pièces). Source: OFS, Taille des logements, Taille des ménages / La Vie économique
L’élargissement substantiel de l’offre de logements en Suisse au cours des 20 dernières années montre que le système helvétique de régulation des loyers a permis de maintenir suffisamment d’incitations à investir dans la construction de logements. Une réglementation plus stricte, qui s’appliquerait également aux nouveaux baux (à l’instar de celle que Bâle ou Genève viennent d’introduire), réduirait en revanche fortement ces incitations, aggravant le problème à l’origine des loyers élevés: une offre trop faible pour une demande trop importante.
Subventionnement de logements à loyer modéré
Une autre mesure permettant de proposer des logements à prix abordables consiste à accorder des subventions locales. Ces dernières peuvent prendre la forme de subventions à des coopératives de logement d’intérêt public, de terrains mis à disposition par les pouvoirs publics ou d’un assouplissement des dispositions en matière d’aménagement du territoire en cas de construction de logements à loyer modéré. Permettant à des ménages à faible revenu de vivre dans des endroits qui seraient inabordables pour eux sans de telles mesures, les logements subventionnés sont un moyen de lutter contre la gentrification, de protéger les locataires d’une hausse des prix et de préserver (ou de promouvoir) la diversité. Le subventionnement de logements peut en outre être considéré comme une manière de soutenir financièrement les ménages disposant de faibles revenus.
En Suisse, une infime partie seulement des logements est subventionnée, sans quoi le marché perdrait presque toutes ses incitations et le coût pour les pouvoirs publics serait exorbitant. La question se pose donc de savoir à qui réserver ces logements bon marché. Qui n’aimerait pas habiter dans un lieu très prisé tout en payant un loyer modique financé par les contribuables? L’octroi de subventions devrait par conséquent faire l’objet d’une réflexion politique permettant de déterminer les objectifs poursuivis puis d’en déduire des critères d’attribution précis (revenu, fortune ou lien avec le quartier, par exemple). La population devrait ensuite être informée de ces critères de manière claire et compréhensible, ce qui garantirait que les groupes cibles de cette politique connaissent leur droit et peuvent en faire usage, sans compter que le fait de fixer des critères bien précis limite le risque de népotisme lors de l’attribution des logements.
Le prix modeste des logements subventionnés incite toutefois à consommer davantage de surface d’habitation que sur un marché non subventionné. L’une des manières de remédier à cette distorsion du marché consiste par exemple à coupler la surface (ou le nombre de pièces) des logements à la taille du ménage, en appliquant cette pratique également en cas de changement dans la situation familiale (départ des enfants, par exemple). Dans les grands complexes subventionnés, cela ne devrait pas poser de problèmes car il est possible d’y trouver un objet plus adapté, et donc de déménager, sans perdre ses liens sociaux.
Un subventionnement de masse des logements, dont bénéficieraient également les nouveaux arrivants, rendrait la Suisse encore plus attractive et stimulerait l’immigration. Une telle mesure pousserait donc à la hausse le loyer des objets non subventionnés.
Pas de solution miracle
Au cours des deux dernières décennies, le marché immobilier a, dans l’ensemble, bien géré l’extraordinaire dynamisme de la demande en étendant l’offre. Néanmoins, la forte hausse des loyers, observée surtout dans les grandes agglomérations, grève lourdement le budget des ménages modestes. Pour y remédier, l’État intervient sur le marché libre en modulant l’aménagement du territoire, en réglementant les loyers et en octroyant des subventions. Bien que ces mesures soient susceptibles de protéger les ménages d’une augmentation des prix, elles n’en produisent pas moins des effets indésirables. Il s’agit donc, pour la société, d’en peser les coûts et les avantages économiques, car il n’existe pas de solution miracle.
- Voir Office fédéral de la statistique. []
- Eurostat: Base de données des régions métropolitaines (variable met_pjanaggr3, hors codes Metroreg à deux lettres). []
- Voir Willimann (2023). []
- La surface moyenne par habitant est passée de 44 m2 en 2000 à 46,6 m2 en 2021. Voir Office fédéral de la statistique (OFS). []
- Pour une démonstration de la corrélation entre immigration et prix du logement en Suisse, voir Helfer et al. (2023). []
- Voir https://Indice des loyers tenu par l’OFS. Büchler et al. (2024) analysent la contribution des facteurs de l’offre et de la demande dans l’évolution du prix du logement en Suisse. []
- Voir Office fédéral de la statistique. []
- Voir Hauzenberger et al. (2021). []
- Voir Zobrist, Hofer et Galliker (2024). []
- Voir OCDE. []
- Büchler et al. (2021) ont montré l’effet de causalité entre la déréglementation et la construction de logements dans le canton de Zurich. []
- Koster (2024) a examiné les effets sur le bien-être de la population d’une potentielle dérégulation des Green Belts en Angleterre (13% du terrain entourant les agglomérations est protégé et ne peut pas être construit). Les externalités positives de ces cordons verts dépassent selon lui le coût économique résultant de la diminution de terrain pour le logement. []
- L’OCDE fait la même interprétation du système suisse. OECD Affordable Housing Database (indicateur PH6.1 Rental Regulation). []
- Voir Basu et Emerson (2000). []
- Pour une démonstration particulièrement claire de ce phénomène dans la ville de Zurich, voir Schläpfer (2023). []
Bibliographie
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Basu K. et Emerson P. (2000). The economics of tenancy rent control. The Economic Journal 110.466.
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Büchler S. et Lutz E. (2021). The local effects of relaxing land use regulation on housing supply and rents. MIT Center for Real Estate Research Paper 21/18.
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Büchler S., Hauck L., Hofstetter J., Scognamiglio D., Stalder N. et von Ehrlich M. (2023). Causes de l’augmentation des coûts du logement en Suisse – gros plan sur l’aménagement du territoire. Office fédéral du logement, Berne.
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Hauzenberger N., Huber F., Kaufmann D., Stuart R. et Tille C. (2021). Évolution des taux d’intérêt suisses: une perspective de 1852 à 2020. La Vie économique, 22 juillet
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Helfer F., Grossmann V. et Osikominu A. (2023). How does immigration affect housing costs in Switzerland? Swiss J Economics Statistics 159, 5.
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Koster H. (2024). The Welfare Effects of Greenbelt Policy: Evidence from England. The Economic Journal, 134(657).
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Schläpfer B. (2023). Aus- und Einzugsmieten im Kanton Zürich. Office de la statistique du canton de Zurich.
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Willimann I. (2023). De la famille nombreuse au ménage unipersonnel. La Vie économique, 31 janvier.
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Zobrist L., Hofer S. et Galliker S. (2024). Peut-on vraiment parler d’une forte hausse des loyers? La Vie économique, 23 janvier.
Bibliographie
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Willimann I. (2023). De la famille nombreuse au ménage unipersonnel. La Vie économique, 31 janvier.
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Zobrist L., Hofer S. et Galliker S. (2024). Peut-on vraiment parler d’une forte hausse des loyers? La Vie économique, 23 janvier.
Proposition de citation: Hauck, Lukas; Schmidheiny, Kurt; von Ehrlich, Maximilian (2024). Construction de logements: entre logique de marché et régulation. La Vie économique, 03. mai.
La réglementation des loyers dite de troisième génération vise à garantir une certaine sécurité aux locataires en excluant les hausses de loyer inattendues. Les locataires qui n’ont pas déménagé ces vingt dernières années n’ont en effet que très peu ressenti l’augmentation des prix du logement observée durant cette périodea. Le mécanisme en place simule pour ainsi dire la logique du marché des propriétés: alors que, sur ce dernier, les parties fixent un prix d’achat unique, lors de la conclusion d’un contrat de bail, elles s’accordent sur un versement mensuel fixé à l’avance pour la mise à disposition d’un logement à long termeb. La Suisse se distingue par sa proportion de locataires particulièrement élevée qui atteint 61% contre 52% en Allemagne et même 35% en France. Les ménages à fort revenu y sont eux aussi relativement souvent locataires, ce qui n’est pas le cas dans les pays voisinsc. Cette particularité helvétique s’explique probablement par la sécurité que confère la réglementation des loyers.