Les réglementations sont le résultat de processus démocratiques. Vote lors de la Landsgemeinde du canton de Glaris. (Image: Keystone)
Voilà bien longtemps que les sciences sociales s’intéressent à la croissance de l’État et à son ampleur par rapport à la capacité économique d’un pays. Dès 1892, Adolph Wagner énonçait la loi selon laquelle le poids des dépenses publiques dans l’économie – appelée quote-part de l’État ou quote-part fiscale – augmente irrémédiablement avec le temps. L’économiste allemand attribuait cette tendance à l’apparition de nouvelles tâches publiques et à son corollaire, le passage d’un État-gendarme à un État-providence.
Le débat scientifique et public sur la croissance de l’État remonte donc à 130 ans au moins. Ce sont surtout les tenants du libéralisme économique qui s’inquiètent depuis toujours des entraves et des limitations que cette tendance imposerait à la société civile et à l’économie[1].
Or, ce débat fait l’impasse sur les connaissances scientifiques les plus récentes en la matière, et cela à double titre: il se fonde sur des méthodes usuelles de calcul de la croissance de l’État dépassées depuis longtemps et ignore le fait que les effets de la réglementation sur l’économie sont bien plus complexes qu’on ne le pense généralement.
L’État, d’un rôle de redistributeur à un rôle de régulateur
Actuellement, la quote-part de l’État ne reflète la croissance des États modernes que de façon insatisfaisante et biaisée. Ces dernières décennies, la plupart des démocraties avancées, qui jouaient autrefois un rôle de redistributeur, se sont muées en États régulateurs: elles interviennent toujours plus dans l’économie et la société, sans pour autant augmenter forcément leurs dépenses.
Lorsqu’un gouvernement adopte par exemple un frein au prix des locations, cette mesure a un effet de redistribution en faveur des locataires; son coût est toutefois supporté non par l’État, mais par les bailleurs, de sorte qu’il n’accroît pas la quote-part de l’État (exception faite du coût administratif occasionné par la mise en œuvre et le contrôle de cette mesure).
Afin de comprendre ces interactions, la science s’est dotée de nouveaux instruments plus efficaces pour mesurer l’augmentation du poids de l’État et de la densité réglementaire. Elle fait notamment de plus en plus appel à l’intelligence artificielle pour analyser les actes législatifs. En effet, étant donné que les interventions de l’État, quelles qu’elles soient, doivent s’appuyer sur une base légale, la longueur de ces actes – ou également le nombre de renvois – peut servir d’indicateur de la croissance de l’État. Des chercheurs ont ainsi montré que les actes législatifs de l’Union européenne ont non seulement gagné en longueur depuis les années 1990, mais qu’ils contiennent aussi toujours plus de renvois[2].
Rendre la croissance de l’État perceptible
Une autre façon de mesurer la croissance de l’État consiste à analyser les programmes politiques. Cette méthode revient à identifier les objectifs (que fait l’État?) et les instruments des politiques (comment le fait-il?) pour établir un programme bidimensionnel qui retrace les variations de l’activité de l’État dans un domaine déterminé (politique environnementale, sociale, économique, etc.). À cet effet, on commence par définir tous les instruments et objectifs théoriquement possibles dans un domaine précis de la politique. Sur la base de ce programme abstrait, on peut ensuite retracer les interventions de l’État dans un domaine et durant une période donnés, quelle qu’en soit l’incidence sur les finances publiques. Cette méthode permet également de comparer la croissance des différents programmes politiques dans différents secteurs et pays[3].
L’illustration montre par exemple que la politique sociale et la politique de l’environnement des 21 pays les plus prospères de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont enregistré depuis 1995 une croissance de trois et de douze points de pourcentage respectivement, alors que, pendant la même période, le poids de l’État dans leur économie diminuait en moyenne de quatre points de pourcentage (voir illustration). L’analyse des programmes politiques met ainsi en évidence une croissance de l’État que les méthodes de calcul axées uniquement sur les dépenses, comme la quote-part de l’État, n’appréhendent pas suffisamment.
La hausse de la densité réglementaire dans le domaine social et environnemental va de pair avec un recul de la quote-part de l’État (1995 à 2018)
GRAPHIQUE INTERACTIF
Réglementer davantage? Oui, mais seulement tant que l’administration peut suivre
De nos jours, le débat portant sur la taille idéale de l’État et la densité réglementaire devrait se mener sur la base d’une vision modernisée de l’État et de méthodes de calcul améliorées, deux éléments pour lesquels la recherche récente fournit une importante contribution.
Le critère décisif en la matière n’est pas l’ampleur des réglementations, mais leur rapport avec les capacités de l’administration. Autrement dit, il n’est généralement utile d’introduire de nouvelles règles que si l’administration dispose du personnel, des compétences et des ressources financières nécessaires pour en garantir l’application. En effet, les administrations qui dépassent depuis longtemps leur charge maximale de travail ne peuvent mettre en œuvre les dispositions légales que de façon insuffisante sur le plan qualitatif et quantitatif[4].
On pourrait évidemment faire valoir qu’il suffirait de diminuer la densité réglementaire pour protéger non seulement les citoyens et les entreprises, mais aussi l’administration elle-même d’une charge réglementaire en augmentation. Toutefois, cet argument fait fi de la réalité des États modernes fondés sur un modèle libéral, une réalité aux facettes à la fois démocratiques et capitalistes. Qu’entend-on par-là? Nos sociétés, très dynamiques, produisent non seulement toujours plus de richesse et d’opportunités, mais génèrent aussi constamment de nouveaux problèmes qu’on ne peut ignorer. L’essor d’Internet illustre parfaitement ce phénomène: l’élargissement des possibilités de communication et d’achat est allé de pair avec l’apparition de la cybercriminalité et des campagnes d’intoxication politique.
La démocratie et la complexité croissante de l’économie appellent une législation plus complexe
La législation requise pour maîtriser les problèmes de cette envergure ne cesse de gagner en complexité en raison de deux facteurs difficilement influençables. D’une part, les recherches les plus récentes montrent que la complexité réglementaire est tributaire du système et non des orientations politiques, de sorte que ce ne sont pas simplement les partis de gauche qui sont responsables des interventions toujours plus nombreuses et complexes de l’État[5], mais plutôt les systèmes politiques tels qu’ils sont conçus.
Dans un régime démocratique, la législation est en effet le fruit d’une négociation entre toutes sortes d’acteurs (organisations économiques, associations privées, cantons, électorat, etc.), ce qui rend souvent complexe le produit final. Dès lors, la complexité réglementaire est, dans une large mesure, le prix à payer pour vivre dans une collectivité démocratique fondée sur la conciliation des intérêts en présence[6].
D’autre part, l’augmentation du nombre et de la complexité des actes législatifs s’explique aussi tout simplement par le fait que les objets à réglementer se complexifient. Plus l’économie se spécialise, plus la législation doit elle aussi le faire, si l’on entend réglementer effectivement les activités et les transactions de nature économique. En un mot comme en cent: une économie plus complexe appelle une législation plus complexe[7].
Renforcer les administrations d’aujourd’hui
Face à cette situation, il est important de souligner que l’augmentation de la densité réglementaire n’est pas nécessairement nuisible à l’économie, le facteur déterminant étant la qualité de cette réglementation. Bien que cette qualité varie naturellement au cas par cas, des indices probants permettent de conclure qu’un système politique performant doublé d’une administration bien dotée et agissant professionnellement sera en général davantage en mesure de concevoir et de mettre en œuvre des actes législatifs de qualité, favorables à l’économie[8].
Quelles conclusions peut-on en tirer s’agissant du débat toujours vif sur le rapport entre l’État et l’économie? Il faudrait commencer par abandonner le débat stérile sur l’utilité ou l’inutilité en général de nouvelles réglementations ou sur la taille de l’État, pour s’orienter vers des discussions au cas par cas. Il s’agit de se pencher sur une réglementation en particulier, de prendre en compte ses coûts et son utilité et de se demander si des effets secondaires indésirables l’emportent sur les avantages attendus, et si les mêmes objectifs peuvent être atteints par des moyens plus simples. Nous disposons des instruments les plus divers pour répondre à ces questions, comme les analyses de l’impact de la réglementation. Et si l’on ne veut pas renoncer à un débat d’ordre général, il faudrait chercher avant tout à savoir comment renforcer les administrations afin qu’elles puissent continuer à accomplir, à la satisfaction de la population et de la classe politique, les tâches toujours plus vastes qui leur sont confiées.
Bibliographie
- Benz M. (2023). Wird der Staat kaputtgespart? Nein, er wächst und wächst. Neue Zürcher Zeitung, 26 avril.
- Fernández i Marín X. et al (2023a). Policy growth, implementation capacities, and the effect on Policy Performance. Governance, early view.
- Fernández i Marín X., Knill C. et Steinebach Y. (2023b). Do parties matter for policy accumulation? An analysis of social policy portfolios in 22 countries. European Journal of Political Research, early view.
- Fernández i Marín X. et al (2024). Testing theories of policy growth: Public demands, interest group politics, electoral competition, and institutional fragmentation. Journal of European Public Policy, early view.
- Hinterleitner M., Knill C. et Steinebach Y. (2023). The growth of policies, rules, and regulations: A review of the literature and research agenda. Regulation & Governance, early view.
- Hurka S. (2023). The institutional and political roots of complex policies: Evidence from the European Union. European Journal of Political Research, 62: 1168-1190.
- Vannoni M. et Morelli M. (2021). Regulation and economic growth: A ‘contingent’ relationship. Voxeu Column.
Bibliographie
- Benz M. (2023). Wird der Staat kaputtgespart? Nein, er wächst und wächst. Neue Zürcher Zeitung, 26 avril.
- Fernández i Marín X. et al (2023a). Policy growth, implementation capacities, and the effect on Policy Performance. Governance, early view.
- Fernández i Marín X., Knill C. et Steinebach Y. (2023b). Do parties matter for policy accumulation? An analysis of social policy portfolios in 22 countries. European Journal of Political Research, early view.
- Fernández i Marín X. et al (2024). Testing theories of policy growth: Public demands, interest group politics, electoral competition, and institutional fragmentation. Journal of European Public Policy, early view.
- Hinterleitner M., Knill C. et Steinebach Y. (2023). The growth of policies, rules, and regulations: A review of the literature and research agenda. Regulation & Governance, early view.
- Hurka S. (2023). The institutional and political roots of complex policies: Evidence from the European Union. European Journal of Political Research, 62: 1168-1190.
- Vannoni M. et Morelli M. (2021). Regulation and economic growth: A ‘contingent’ relationship. Voxeu Column.
Proposition de citation: Hinterleitner, Markus; Steinebach, Yves (2024). La quote-part de l’État, un concept dépassé. La Vie économique, 07. juin.