L’Allemagne à la veille des élections régionales dans les Länder de l’Est et des élections au Bundestag
Former un gouvernement devient de plus en plus difficile du fait de la fragmentation du paysage politique. (Image: Keystone)
Parmi les grandes nations européennes, l’Allemagne a longtemps été un havre de stabilité politique. Olaf Scholz n’est que le huitième chancelier en 75 ans d’existence de la République fédérale, tandis que, dans le même temps, la Grande-Bretagne a connu 17 premiers ministres et l’Italie a changé de gouvernement presque chaque année.
Depuis quelques années pourtant, le système politique allemand est lui aussi de plus en plus instable, comme le montre notamment le système des partis. À l’instar de bon nombre de ses voisins, l’Allemagne assiste à une fragmentation continue de son paysage politique, qui était traditionnellement dominé par trois partis: l’Union chrétienne-démocrate/Union chrétienne-sociale (CDU/CSU), le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) et le Parti libéral-démocrate (FDP), qui ont été rejoints par les Verts (Die Grünen) dans les années 1980. Depuis 2017, six partis siègent au Bundestag, dont la gauche (Die Linke) qui s’est depuis scindée en deux formations distinctes. Lors des dernières élections européennes, pour lesquelles l’Allemagne n’impose pas le seuil de 5%, quatorze partis ont remporté des sièges au Parlement européen.
Des coalitions sans le centre
L’une des conséquences du morcellement du paysage politique allemand est qu’il devient toujours plus compliqué de former un gouvernement. Alors qu’en 2017, les négociations pour une coalition aux couleurs du drapeau jamaïcain (CDU/CSU, Die Grünen et FDP) avaient échoué, l’Allemagne est gouvernée depuis 2021 – pour la première fois – par une coalition aux couleurs d’un feu tricolore (SPD, Die Grünen et FDP), une constellation qui fonctionne encore moins bien que les grandes coalitions des années Merkel. D’une manière générale, cette fragmentation oblige les partis à former des coalitions «contre nature». L’époque où l’Allemagne était dirigée par un gouvernement tantôt centre-gauche, tantôt centre-droite est définitivement révolue: les coalitions ne peuvent plus être formées qu’en passant outre le centre, ce qui complique les négociations et crée ensuite un climat très conflictuel dans la collaboration quotidienne.
Avant que l’Allemagne ne s‘intéresse en 2025 à la constitution de son prochain gouvernement fédéral, des formations de gouvernement bien plus compliquées s’annoncent dans trois Länder de l’Est du pays, puisqu’en septembre, des élections régionales se tiendront en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg. La vraie question n’est pas tant de savoir quel gouvernement en sortira, mais si un gouvernement quelconque pourra être formé.
Dans ces trois Länder, le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland (AfD) pourrait obtenir autour de 30% des voix (voir tableau). Dans le Brandebourg et en Thuringe, il a ainsi de fortes chances de devenir le premier parti au parlement régional, tandis que les partis Die Linke et la nouvelle alliance Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), à l’extrême gauche de l’échiquier politique, pourraient y faire leur entrée. Mathématiquement, cela signifie qu’il pourrait devenir impossible de former un gouvernement au centre, d’autant plus que le FDP risque fort de ne pas franchir le seuil des 5% dans ces trois Länder.
L’AfD est en tête dans les derniers sondages sur les élections régionales en Allemagne de l’Est
Des négociations difficiles en perspective
Le Brandebourg, où la coalition actuelle SPD/CDU/Die Grünen a des chances réalistes d’obtenir une nouvelle majorité, est le Land le plus susceptible de voir un gouvernement se former sans trop de difficultés. En Saxe en revanche, il est très probable que l’actuelle coalition noire-rouge-vert perde sa majorité. En Thuringe enfin, où les quatre partis du centre – CDU, SPD, Die Grünen, FDP – n’ont encore jamais pu réunir de majorité, le Land est dirigé par un gouvernement minoritaire rouge-rouge-vert sous la conduite de Bodo Ramelow, du parti Die Linke.
Les négociations de coalition s’annoncent donc très difficiles, du moins en Saxe et en Thuringe. L’AfD sera tenue à l’écart: tous les partis se sont clairement opposés à une coalition avec elle et ne reviendront sans doute pas sur leur décision après les élections, car les fédérations régionales de l’AfD défendent trop ouvertement des positions de la droite extrême.
La CDU s’est également murée dans un «non» intransigeant à l’égard de Die Linke, ce qui l’a empêchée de former un gouvernement en Thuringe dès 2019 et l’a contrainte à une coalition avec Die Grünen, un parti qu’elle n’apprécie guère, en Saxe. Si la CDU s’obstine et qu’aucune majorité ne se dégage au centre, le positionnement des autres partis par rapport à la toute jeune formation de Sahra Wagenknecht sera déterminant. Le débat à ce sujet ne fait que commencer au sein de la CDU.
La CDU a toujours exclu une alliance avec le parti Die Linke, arguant que ce dernier était le successeur du SED, le parti au pouvoir dans l’ancienne République démocratique allemande (RDA). De toute évidence, cet argument ne peut pas s’appliquer à la BSW: avec ses positions conservatrices sur les questions migratoires et sociales, cette dernière pourrait bien être un partenaire approprié pour la CDU. La BSW a cependant été fondée il y a moins d’un an et commence tout juste à se structurer, sans compter qu’elle se place dans une opposition virulente et souvent populiste par rapport aux partis établis. Une participation au gouvernement ne lui viendrait donc pas naturellement et elle se demandera sans doute également s’il est dans son intérêt d’entrer dans un gouvernement.
Les coalitions faibles renforcent les ministres-présidents
Même si des gouvernements devaient sortir des urnes en Saxe et en Thuringe, ils seront probablement fragiles. La faiblesse des partis et l’instabilité de leur système font croître le besoin d’autres sources de stabilité. Bien que cela puisse sembler paradoxal, la faiblesse de ces coalitions renforce le rôle des ministres-présidents. Ces derniers sont, de loin, les hommes et femmes politiques les plus connus de leurs Länder respectifs, ils trônent tels des souverains au-dessus des «querelles partisanes» et se profilent comme le dernier rempart contre l’AfD. On voit ainsi se consolider une tendance observée depuis quelques années déjà en Allemagne: lorsque la majorité parlementaire est faible, le gouvernement gagne en importance et la démocratie parlementaire a tendance à se présidentialiser.
Durant les prochaines campagnes électorales, les ministres-présidents se présenteront donc une fois de plus comme les garants ultimes d’une stabilité du système politique actuellement vacillante. Suivant cette logique, le SPD misera tout sur son atout Olaf Scholz lors de sa prochaine campagne électorale pour les élections au Bundestag, même si le Chancelier actuel ne jouit pas d’une grande popularité, préférant miser sur un candidat bien connu de l’électorat plutôt que de rajouter de l’incertitude dans un contexte politique déjà instable. L’impopularité de la coalition en feu tricolore ne promet toutefois qu’un succès limité à cette stratégie.
L’Allemagne entre donc dans une période politique agitée, marquée par la difficulté croissante à former des gouvernements, tandis que ces derniers seront gagnés par l’instabilité et dépendront de plus en plus de la popularité de certains dirigeants. Déjà bien installée en Allemagne de l’Est, cette situation s’étend désormais à tout le pays, prouvant que l’instabilité politique dont de nombreux États européens sont la proie n’épargne pas l’Allemagne.
Proposition de citation: Haffert, Lukas (2024). L’Allemagne à la veille des élections régionales dans les Länder de l’Est et des élections au Bundestag. La Vie économique, 11. juillet.