Arif Khan, le champion de ski indien de l’Himalaya. (Image: Keystone)
Qu’est-ce qui rapproche l’Inde et la Suisse? Les deux pays n’ont a priori pas grand-chose en commun. État le plus peuplé du monde, au taux de croissance envié, l’Inde se trouve dans une toute autre phase de développement que la Suisse. Pourtant, à y regarder de plus près, un maillage historique étroit de relations humaines, culturelles et bien sûr économiques s’est tissé au fil des années. Car c’est bien avec la Suisse que l’Inde nouvellement indépendante signe en 1948 le premier traité de paix et d’amitié de son histoire. Heureux présage, ce dernier prévoyait déjà la conclusion d’accords commerciaux appelés «Treaties of Establishment and Commerce». Septante-cinq ans plus tard, l’Inde et les États de l’AELE, dont la Suisse fait partie, concluent le «Trade and Economic Partnership Agreement» (Tepa). Le moment historique que marque cette signature s’inscrit dans le cadre de relations étroites entre les deux pays que l’Ambassade de Suisse à New Dehli et le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) illustrent au travers de cinq récits d’amitié indo-suisses.
Un morceau d’Inde dans le porte-monnaie des Suisses
De 1997 à 2017, les Suissesses et les Suisses ont porté sans le savoir un morceau d’Inde dans leur porte-monnaie: au dos de l’ancien billet de dix francs figurait une partie d’un croquis de construction de la ville indienne de Chandigarh, située dans le nord du pays. Pour quelle raison? Peu après l’indépendance de l’Inde en 1947, l’architecte franco-suisse Le Corbusier a été chargé de concevoir une capitale pour le nouvel État du Pendjab. Sa vision d’une ville fonctionnelle et organisée symbolisait l’entrée de l’Inde dans la modernité. Le Corbusier a divisé la ville en différentes zones dédiées à l’habitation, au commerce, au travail et à la détente. Son réseau de rues rectilignes comprend aujourd’hui encore de nombreux espaces verts et aires de jeux. Le billet de dix francs suisses à l’effigie de Le Corbusier et de son plan de la ville a certes été retiré de la circulation en 2017, mais Chandigarh porte toujours sa signature, puisque ses bâtiments administratifs en béton apparent appartiennent au patrimoine mondial de l’Unesco. Les Indiens appellent Chandigarh «City Beautiful» (la belle ville).
Bollywood sur les rives du lac de Lauenen
Inversement, l’Inde a également laissé des traces dans la géographie suisse. Le lac de Lauenen, dans les Alpes bernoises, est ainsi surnommé «Lake Yash Chopra», du nom d’un fameux réalisateur de Bollywood qui a tourné de nombreuses scènes de ses films dans l’Oberland bernois. Son mythique «L’amant emmènera la mariée» (1995), mis en scène dans les environs d’Interlaken, bat d’ailleurs tous les records de longévité, puisque, aujourd’hui encore, il est toujours à l’affiche en Inde! Les célébrités du cinéma indien s’enlaçant devant des sommets enneigés et des lacs de montagne étincelants ont entraîné une forte augmentation du tourisme indien en Suisse. En 2023, ce sont 602 000 nuitées de touristes indiens qui ont été enregistrées, ce qui fait de l’Inde le deuxième plus grand marché pour la Suisse – et la tendance est à la hausse. Cet attrait important pour notre pays résulte aussi dans une production industrielle de visas: entre 25% et 35% de tous les visas accordés chaque année par la Suisse dans le monde sont émis pour des touristes indiens. En 2023, ce sont près de 200 000 visas qui ont été délivrés, un record qui sera vraisemblablement battu en 2024.
Des vaches sacrées
Dans l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, on trouve une empreinte durable de la coopération suisse – une véritable histoire à succès. La Suisse y a soutenu des coopératives laitières de 1963 à 1996 afin d’améliorer la productivité des petites exploitations, dans le cadre du «Indo-Swiss Kerala Project». Un autre projet, le «North Kerala Dairy Development Project», s’est déroulé de 1987 à 2002. Grâce à ce soutien, les coopératives ont multiplié leur production par 30 depuis 1966! En outre, après l’achèvement du programme suisse, le succès de l’initiative a perduré. Ce sont aujourd’hui près de 1200 coopératives comptant plus de 100 000 membres qui profitent des structures créées alors. L’impact environnemental de l’industrie laitière a pu être réduit lui aussi. L’essentiel du lait est destiné à la consommation domestique, mais une partie est également exportée, sous forme de beurre ou de glaces. La production laitière est fortement ancrée dans les cultures indiennes et suisses. Nos vaches ne seraient pas elles aussi un peu sacrées?
Arif Khan, champion indien de la glisse sur des skis suisses
S’il y a un domaine qui tient du sacré en Suisse, c’est le ski. Un hobby qui ne vient généralement pas à l’esprit des touristes suisses qui visitent l’Inde – quand bien même celle-ci possède les plus hauts sommets de la planète avec la chaîne de l’Himalaya. Et pourtant, l’Inde a produit un champion de ski: Arif Khan. Son père, qui possédait un magasin d’équipement de ski, l’initie dès 4 ans à ce sport peu répandu en Inde. Arif Khan gagnera sa première médaille d’or nationale à 12 ans. C’est en Suisse que ce natif du Kashmir s’entraîne et perfectionne sa technique depuis 2008. Il est même soutenu par la Fédération suisse de ski et la marque Stöckli. En novembre 2023 à Dubaï, il devient le premier skieur indien à gagner une compétition internationale. Aujourd’hui, dans son village natal de Gulmarg, il s’emploie à former la prochaine génération de skieurs indiens, tout en se préparant aux Jeux olympiques de 2026 qui auront lieu en Italie.
Le yoga, un tremplin vers la culture indienne
Pourtant, il n’est pas toujours nécessaire de grimper dans une télécabine pour s’aérer l’esprit – métaphoriquement du moins. Le yoga jouit aujourd’hui en Suisse d’une popularité presque égale à celle dont il bénéficie en Inde, d’où il est originaire. La médecine traditionnelle ayurvédique est d’ailleurs étroitement liée au yoga. Elle suit une approche holistique et met l’accent sur la prévention des maladies et des méthodes de guérison naturelles. L’intérêt des Suisses pour cette médecine alternative se reflète notamment dans le nombre de recherches effectuées sur Internet à propos de l’ayurvéda l’année dernière, puisque c’est la Suisse qui en détient le record en 2023 parmi tous les pays occidentaux. La plupart des traitements ayurvédiques ne sont certes pas couverts par l’assurance de base en Suisse, mais de nombreuses caisses-maladie le proposent dans le cadre de leurs assurances complémentaires. Ce facteur, combiné à la tradition suisse des soins de santé et bien-être, explique la multiplication des établissements proposant des traitements ayurvédiques dans le pays, ainsi que l’attrait que le Sud de l’Inde, spécialisé dans les cures ayurvédiques, exerce sur les touristes helvètes.
Outre l’ayurveda, le yoga a également permis de populariser des instruments indiens en Suisse, à commencer par l’harmonium qui accompagne les chants dans les studios de yoga. Un autre instrument de musique du sous-continent, le «ghatam», a inspiré deux musiciens suisses: Felix Rohner et Sabina Schärer. Le ghatam indien est un pot en terre cuite bombé, dont on joue en position assise avec les deux mains. La forme sphéroïdale de cet instrument a donné l’idée à nos deux inventeurs de superposer deux hémisphères métalliques l’un sur l’autre. C’est ainsi qu’ils ont inventé en 2000 le «hang», un instrument de percussion devenu populaire dans le monde entier.
Ainsi, ce sont les relations de personne à personne, ces grandes ou ces petites histoires, parfois symboliques, qui constituent le terreau fertile sur lequel s’épanouissent nos relations bilatérales. Le partenariat économique aujourd’hui célébré s’est construit sur cette vive amitié, qui porte en elle tout un potentiel de coopération inexploité entre la Suisse et l’Inde. Le Tepa ne fera que renforcer cette dynamique afin que Suisses et Indiens puissent écrire ensemble de nombreuses autres histoires à succès.
Proposition de citation: Délèze, Jean-Baptiste; Weber, Fabienne (2024). Petites histoires de la grande amitié helvetico-indienne. La Vie économique, 09. septembre.