«Tout le monde était convaincu que l’accord de libre-échange avec l’Inde était dans l’impasse»
05.09.2024
La secrétaire d’État Helene Budliger Artieda dans son bureau à Berne: «Ce serait trop demander à un accord de libre-échange d’aborder des questions touchant à des dimensions sociales, culturelles ou religieuses.» (Image: Keystone / Susanne Goldschmid)
C’était il y a 20 ans, en tant que cheffe des ressources du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), je rendais visite à nos représentations extérieures. Je me suis tout de suite sentie à l’aise dans ce chaos organisé: les klaxons retentissaient de toute part, tout était bariolé, cela m’a plu.
J’ai été contactée par l’ambassadeur de Suisse en Inde peu avant de prendre mes fonctions au Seco. À l’époque, j’étais encore ambassadrice en Thaïlande. Mon confrère m’a dit: «Helene, une fenêtre d’opportunité s’ouvre, le Seco doit passer à l’action maintenant. L’Inde vient de conclure un accord de libre-échange avec les Émirats arabes unis. Le gouvernement du premier ministre Modi bouge».
Je connais bien l’ambassadeur Ralf Heckner qui est en poste à Delhi. Je ne suis pas sûre qu’il m’aurait contactée avant que je prenne mes fonctions de directrice du Seco si cela n’avait pas été le cas. Je suis donc arrivée avec cette opportunité pour la Suisse «dans ma besace» lors de mon premier jour au Seco. Mais la proposition n’a pas rencontré un enthousiasme débordant car cela faisait trop longtemps qu’on échouait à conclure un accord.
Elle est intervenue en septembre 2022, alors que je représentais le conseiller fédéral Guy Parmelin à la réunion des ministres du commerce du G20, en Indonésie. C’est là que j’ai rencontré le ministre indien du commerce Piyush Goyal pour la première fois.
Bien sûr que non; d’abord parce que je ne suis pas ministre et ensuite parce que j’étais une nouvelle venue dans l’arène. Je l’ai approché lors d’une excursion en bateau organisée par l’Indonésie, notre pays hôte, au moment du coucher de soleil. Après m’être présentée poliment, je lui ai fait comprendre que j’espérais que nos pays concluraient un accord de libre-échange. Malgré un accueil mitigé, j’ai senti que Monsieur Goyal était très engagé et communiquait sans ambages, comme moi. J’ai pensé qu’une certaine alchimie interpersonnelle pourrait peut-être faire avancer les choses.
Quelques mois après le sommet du G20, j’ai eu une discussion informelle de deux heures avec Monsieur Goyal, à Delhi. À la fin de cette discussion ponctuée de petits accrocs, le ministre a exprimé le souhait de rencontrer l’industrie pharmaceutique suisse. Trois semaines plus tard, j’ai frappé à la porte de son bureau en compagnie de représentants de ce secteur. Ça l’a surpris et convaincu de notre détermination.
Tout le monde y a mis du sien. Quand nous avions besoin d’un mot de la hiérarchie, Guy Parmelin était là.
C’est l’avantage de la Suisse: nous connaissons parfaitement nos intérêts offensifs. L’industrie pharmaceutique étant l’un de nos principaux contribuables et notre championne en matière d’exportation, il était évident que nous ne ferions rien qui puisse l’affaiblir. Il était important pour moi d’établir une relation de confiance avec le secteur privé afin qu’il n’ait pas le sentiment que nous tenions un double discours, selon que nous échangions avec lui ou avec Dehli. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes souvent rendus en Inde avec des représentants de l’économie qui ont ainsi pu entendre les attentes de l’Inde de première main, participer aux échanges et voir à quel point les négociations étaient difficiles.
Il n’y a pas de recette miracle. J’essaye de donner l’exemple et je m’engage personnellement. Personne n’attendait de moi que je parvienne à un accord. Tout le monde était convaincu que l’accord de libre-échange avec l’Inde était dans l’impasse. Cela étant, les négociations ont avant tout été le fruit d’un travail d’équipe.
Tout le monde y a mis du sien. Quand nous avions besoin d’un mot de la hiérarchie, Guy Parmelin était là. Le négociateur en chef Markus Schlagenhof, son équipe et la quasi-totalité de l’administration fédérale ont participé activement au processus. Le ministre de l’économie norvégien s’est déplacé trois fois en Inde. Et ce qui a été déterminant en fin de compte, c’est le fait que les associations économiques et les entreprises suisses concernées ont elles aussi mis la main à la pâte. J’ai plutôt bien réussi à mobiliser les parties prenantes.
La secrétaire d’État Helene Budliger Artieda et le ministre indien du commerce Piyush Goyal se sont rencontrés à Delhi trois mois avant la fin des négociations. (Image: màd)
Oui, et à de nombreuses reprises: plus il y avait de monde dans la salle, plus Monsieur Goyal insistait sur l’importance du marché indien et de ses perspectives, précisant que l’Inde affiche un taux de croissance de quelque 7%.
Il a fallu du temps pour mettre en balance ce que l’Inde avait à gagner. Nous avons d’abord proposé une approche classique commerce de marchandises contre commerce de marchandises et services contre services. Mais nous étions bien loin de satisfaire les attentes de l’Inde, ne serait-ce qu’à cause de la différence de taille des marchés, avec 1,4 milliard d’habitants pour l’Inde contre 15 millions pour les États de l’AELE. Notre troisième proposition portait sur un approfondissement de la collaboration dans le domaine de la recherche et de l’innovation, mais l’Inde n’est pas non plus entrée en matière sur celle-ci. En fin de compte, nous avons trouvé un accord sur le chapitre consacré aux investissements.
C’est moi qui l’ai proposée. Je n’ai pas arrêté de réfléchir à ce que je pouvais mettre sur la table. À un moment donné, j’ai griffonné cette idée sur un bout de papier, sans l’accompagner de chiffres concrets. Des emplois, c’est bien entendu ce dont l’Inde a besoin, du fait de sa jeune population.
Ces investissements se feront bien entendu sur une base volontaire. C’est la raison pour laquelle j’ai consulté les entreprises et les associations économiques à deux reprises en leur disant que mes équipes de négociation me confiaient n’avoir jamais été aussi proches de conclure un accord. Nous pouvions désormais emprunter une nouvelle voie grâce au chapitre sur les investissements. D’après nos calculs, nous devrions pouvoir atteindre les objectifs fixés d’ici 15 ans.
Le seul risque que nous courons est de nous retrouver dans 20 ans là où nous sommes aujourd’hui.
Nous avons 15 ans devant nous. Si nous n’y parvenons pas, une procédure de cinq ans en plusieurs étapes s’enclenchera, à l’issue de laquelle l’Inde pourra lever de manière unilatérale et temporaire une partie des préférences tarifaires accordées. Ce qu’il faut retenir, c’est que le seul risque que nous courons est de nous retrouver dans 20 ans là où nous sommes aujourd’hui. En contrepartie, nous avons l’avantage d’être en tête de cordée par rapport aux autres pays. C’est un aspect intéressant, qui nous donne une longueur d’avance sur les autres, sachant que nos entreprises sont actuellement aux prises avec un franc fort, que notre principal marché d’exportation – l’Allemagne – est en perte de vitesse et que le commerce mondial traverse des turbulences géopolitiques.
Globalement, l’accord réduit ou supprime les droits de douane pour environ 95% de nos exportations à destination de l’Inde. Cela représente des économies annuelles de quelque 167 millions de francs pour les exportateurs suisses. J’ai aussi porté une attention particulière à l’industrie des machines, des équipements électriques et des métaux qui doit actuellement faire face à des droits de douane pouvant atteindre près de 30%. Nous ne sommes cependant pas parvenus à tirer le maximum pour tous les secteurs économiques suisses.
Le secteur de l’agriculture, à savoir les produits laitiers, est extrêmement sensible en Inde. Normalement, je marque des points en faisant remarquer qu’en Suisse, une ferme avec un cheptel de 50 vaches laitières fait déjà figure de grosse exploitation. Mais cet argument a laissé Monsieur Goyal de marbre. Il a répondu, à raison, que l’Inde comptait dans ses coopératives laitières bon nombre d’exploitations de très petite taille, gérées bien souvent par des femmes seules possédant trois vaches pour tout bétail.
Non, car l’accès au marché du travail suisse n’a pas fait partie des négociations. Dans ce domaine, ce sont les contingents pour les travailleurs des États tiers qui s’appliquent, et ceux-ci ne peuvent pas être adaptés aussi facilement. Les concessions accordées à l’Inde respectent les limites imposées par notre cadre légal. On peut citer par exemple la facilitation de l’obtention d’un visa d’entrée pour certains voyages d’affaires.
La sécurité juridique. C’était le point le plus important des négociations. J’ai répété à maintes reprises à Monsieur Goyal que je n’étais pas prête à faire de compromis sur ce terrain; cela reviendrait à lui demander de renoncer à protéger le secteur agricole indien. La propriété intellectuelle, c’est notre locomotive: notre économie repose sur des idées innovantes, pas seulement dans le domaine pharmaceutique, et c’est grâce à elles que nous nous sommes enrichis.
Non, l’accord ne change absolument rien dans ce domaine.
Ce serait trop demander à un accord de libre-échange d’aborder des questions touchant à des dimensions sociales, culturelles ou religieuses.
Il ne faut pas s’imaginer que la Suisse peut changer l’Inde. Le pays est souverain et n’apprécie guère de se faire sermonner par les pays occidentaux. Dans le chapitre consacré au commerce et au développement durable, nous avons intégré des thèmes qui sont en lien avec le commerce, comme le climat, la biodiversité ou le marché du travail. Ce serait trop demander à un accord de libre-échange d’aborder des questions touchant à des dimensions sociales, culturelles ou religieuses. Il ne faudrait pas nous surestimer en exigeant de l’Inde ce que plusieurs générations n’ont pas obtenu au sein même de la société indienne.
Cette approche n’a pas produit les résultats espérés en Occident. Il n’est pas question de baisser les bras pour autant, car le libre-échange a fait ses preuves dans la lutte contre la pauvreté.
Je crois au contraire qu’il existe une concurrence saine entre les pays: la signature d’un accord avec un pays peut faciliter la conclusion d’autres accords.
Il y a plusieurs candidats en lice, mais j’espère que ce sera avec les États du Mercosur. Il est cependant difficile de se prononcer sur ce que l’avenir nous réserve.
La procédure de ratification interne de la Suisse au Parlement est déjà en cours. Si tout se déroule sans accroc, l’accord devrait entrer en vigueur à l’automne 2025.
Proposition de citation: Barsuglia, Guido (2024). «Tout le monde était convaincu que l’accord de libre-échange avec l’Inde était dans l’impasse». La Vie économique, 05 septembre.
Helene Budliger Artieda (59 ans) dirige le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) depuis août 2022. Elle a débuté sa carrière à 20 ans comme assistante au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et a travaillé pendant 15 ans dans différents pays. Après avoir obtenu un MBA en Colombie, elle a pris la tête de la Direction des ressources du DFAE et est devenue ambassadrice de Suisse auprès de l’Afrique du Sud puis de la Thaïlande, avant d’être nommée secrétaire d’État. Fort d’une équipe d’environ 800 collaborateurs, le Seco est le centre de compétence de la Confédération pour les questions de politique économique.