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Prix Nobel: les institutions jouent un rôle crucial dans le niveau de richesse des pays

Les lauréats du prix Nobel d’économie 2024 mettent en lumière l’influence des institutions sur la prospérité d’un pays. Tous les trois ont des liens étroits avec l’Université de Zurich.
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Est-ce une question d’institutions? Bien que la République démocratique du Congo soit riche en ressources, le pays est l’un des plus pauvres du monde. Un meeting électoral du président sortant Félix Tshisekedi, en 2023. (Image: Keystone)

En parité de pouvoir d’achat, le revenu par habitant en Suisse est 75 fois plus élevé qu’en République démocratique du Congo, l’un des pays les plus pauvres du monde. Comment peut-on expliquer des différences aussi extrêmes du niveau de prospérité? Pourquoi l’économie de certains pays croît-elle alors qu’ailleurs, elle stagne, voire se contracte? C’est sur ces questions que se sont penchés Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson, les lauréats du «prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel», décerné en octobre 2024 (voir encadré).

Il y a longtemps que les sciences économiques s’intéressent à ces questions fondamentales. Ces dernières taraudaient déjà Adam Smith qui s’y consacra dans son opus magnum «La richesse des nations»  publié en 1776[1]. Robert Lucas, prix Nobel d’économie en 1995, a quant à lui déclaré à ce sujet: «il est difficile de penser à autre chose une fois que l’on a commencé à réfléchir à ce problème».

Traditionnellement, les économistes expliquent les différences de croissance entre les pays par les différents montants que ceux-ci investissent dans le capital, l’éducation et les innovations technologiques, car ces investissements stimulent la productivité et, partant, entraînent une hausse des revenus. On peut donc se demander pourquoi certains pays investissent plus que d’autres. En d’autres termes, quelles sont les causes «fondamentales» de la croissance économique?

Les institutions ou la prospérité, qui est apparu en premier?

Douglas North, prix Nobel d’économie en 1993, avait déjà argumenté que la réponse à cette question résidait dans les différences institutionnelles entre les pays, les institutions englobant notamment les règles et les lois qui exercent une grande influence sur les incitations économiques pour les entreprises et les ménages (garantie des droits de propriété, indépendance de la justice, marchés viables, stabilité politique, système d’imposition efficace ou possibilités de progression sociale, par exemple).

Cependant, ce discours a soulevé une controverse à l’époque, pour deux raisons. Tout d’abord, la relation de cause à effet pourrait être inversée: ce serait alors le développement économique qui aurait pour effet d’améliorer les institutions. Deuxième raison, l’idée selon laquelle le développement économique est déterminé par des facteurs géographiques était largement répandue; du reste, ce point de vue est également défendu dans le best-seller «De l’inégalité parmi les sociétés» du scientifique Jared Diamond, lauréat du Prix Pulitzer en 1998. Son hypothèse insiste sur les conditions naturelles et géographiques (qualité du sol, les ressources naturelles, la topographie, les conditions climatiques et les maladies comme la malaria) ainsi que sur leurs répercussions sur la productivité agricole, les coûts de transport et l’accumulation de capital humain.

Le paradoxe de l’œuf et de la poule élucidé par les prix Nobel

C’est là qu’intervient la recherche des lauréats du prix Nobel d’économie de 2024. Tout commence par un article retentissant paru dans l’«American Economic Review» en 2001, dans lequel les économistes Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson mettent en évidence le rôle des institutions dans le développement économique. Dans une série de recherches et d’ouvrages, ils développent en outre de nouvelles théories permettant d’expliquer pourquoi les institutions inefficaces ont la vie dure. Ils définissent également les conditions propices à des réformes institutionnelles.

Afin de clarifier le rapport de cause à effet entre les institutions et le développement économique, les chercheurs plongent dans les archives de l’histoire économique, examinant plus particulièrement l’ère de la colonisation, du XVe au XXe siècle, lorsque les puissances européennes commencent à fonder des colonies sur d’autres continents. Ils expliquent, arguments à l’appui, que, là où la mortalité due à des maladies était élevée parmi les premiers colons, les Européens mirent en place des institutions purement «extractives», dont le seul but était d’exploiter les ressources disponibles. En revanche, là où de meilleures chances de survie étaient observées, des institutions «inclusives» virent le jour sur le modèle européen, l’objectif étant qu’une population européenne s’installe dans ces endroits.

Les États-Unis en sont un exemple. Dès leur arrivée, les colons y instaurent des institutions relativement inclusives pour l’époque. Les treize colonies britanniques d’Amérique jouissent d’une certaine autonomie vis-à-vis de Londres et disposent d’une assemblée de représentants élus. Un phénomène majeur les distingue cependant: l’esclavage, fortement répandu dans le Sud, qui permet à une petite élite locale d’accumuler d’importantes richesses grâce à l’économie des plantations et au détriment d’une grande partie de la population. La volonté de ces nantis de maintenir le statu quo qui leur est profitable freine l’innovation et l’industrialisation. Au milieu du XIXe siècle, le Sud est par conséquent bien plus pauvre que le Nord.

De la pauvreté à la richesse

La persistance de telles différences institutionnelles explique pourquoi des pays comme le Congo ou Haïti, qui ont connu des taux de mortalité initialement élevés parmi les colons, restent aujourd’hui plus pauvres que les autres pays (voir illustration). Des données empiriques montrent qu’il en est ainsi même lorsque les pays ont une géographie similaire. À cela s’ajoute une supposée «malédiction des ressources»: les ressources naturelles mènent souvent à l’établissement d’institutions extractives, si bien que des pays riches en matières premières comme le sud des États-Unis ou Haïti, plutôt prospères à l’origine, se sont finalement moins développés que des pays initialement plus pauvres comme le nord des États-Unis ou l’Australie.

La plupart des anciennes colonies touchées par une forte mortalité sont pauvres (1995)

Source: Acemoglu, Johnson et Robinson (2001) / La Vie économique

À l’instar du sud des États-Unis, Haïti dépendait certes de l’économie des plantations et de l’esclavage, mais le pays n’a pas bénéficié d’institutions inclusives pour une majeure partie de la population. Malgré un PIB très élevé par comparaison à la fin du XVIIIe siècle, le pays ne s’est pas développé. La Suisse est au contraire un exemple de pays ayant bénéficié d’institutions inclusives. N’ayant pas connu l’absolutisme, elle s’est progressivement muée en une démocratie, notamment après l’instauration de la démocratie directe. Bien que l’industrialisation y ait débuté plus tard que dans d’autres pays d’Europe occidentale, la Suisse est devenue l’un des pays les plus prospères.

Les travaux des Nobel 2024 ont eu une vive répercussion sur la recherche portant sur les questions fondamentales de la croissance économique. Ils ont en particulier encouragé la mise en relation d’analyses de l’histoire économique avec des modèles d’économie politique et de théorie de la croissance. Le rôle crucial joué par les institutions dans le développement économique d’une nation est aujourd’hui largement reconnu et intégré dans les politiques de développement.

Daron Acemoglu et Zurich

L’économiste turco-américain Daron Acemoglu, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), était depuis longtemps pressenti pour le prix Nobel d’économie. Outre ses travaux récompensés cette année, il a publié des recherches influentes dans d’autres domaines de l’économie politique, qui auraient également pu mériter un prix Nobel. Dans ses articles sur le «changement technique dirigé», par exemple, il explique dans quelles circonstances l’évolution du progrès technologique tend à creuser les inégalités salariales ou à favoriser les énergies polluantes aux dépens des énergies propres[2].

Daron Acemoglu entretient également des liens étroits avec l’Institut d’économie politique de l’Université de Zurich, où il s’est rendu régulièrement, notamment en 2012 pour l’inauguration de l’UBS Center for Economics in Society. Le 29 janvier 2025, il y présentera son dernier livre «Pouvoir et progrès», dans le cadre d’une conférence. Les auteurs du présent article entretiennent également des liens personnels avec Daron Acemoglu: celui-ci a été le directeur de thèse de Florian Scheuer au MIT et il a mené plusieurs travaux de recherche[3] avec David Hémous. Tous deux peuvent attester du fait que Daron Acemoglu est un excellent mentor, qui donne de son temps sans compter et prodigue toujours des conseils très utiles.

  1. Smith Adam (1776). Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. []
  2. Acemoglu, Aghion, Bursztyn et Hémous (2012). []
  3. Voir aussi Acemoglu, Aghion, Bursztyn et Hémous (2012). []

Bibliographie
  • Acemoglu D. (1998). Why do new technologies complement skills? Directed technical change and wage inequality, dans: The Quarterly Journal of Economics 113.
  • Acemoglu D., Aghion P., Bursztyn L. et Hémous D. (2012). The environment and directed technical change, dans: American Economic Review 102.
  • Acemoglu D., Johnson S. et Robinson J. (2001). The colonial origins of comparative development: An empirical investigation, in: American Economic Review 91.
  • Acemoglu D. et Johnson S. (2024). Pouvoir et progrès. Technologie et prospérité, notre combat millénaire, Pearson.
  • Diamond J. (2000). De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard.
  • Lucas R. E. (1988). On the mechanics of economic development, dans: Journal of Monetary Economics 22.
  • Smith A. (1776). An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations.

Bibliographie
  • Acemoglu D. (1998). Why do new technologies complement skills? Directed technical change and wage inequality, dans: The Quarterly Journal of Economics 113.
  • Acemoglu D., Aghion P., Bursztyn L. et Hémous D. (2012). The environment and directed technical change, dans: American Economic Review 102.
  • Acemoglu D., Johnson S. et Robinson J. (2001). The colonial origins of comparative development: An empirical investigation, in: American Economic Review 91.
  • Acemoglu D. et Johnson S. (2024). Pouvoir et progrès. Technologie et prospérité, notre combat millénaire, Pearson.
  • Diamond J. (2000). De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard.
  • Lucas R. E. (1988). On the mechanics of economic development, dans: Journal of Monetary Economics 22.
  • Smith A. (1776). An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations.

Proposition de citation: Hémous, David; Scheuer, Florian (2024). Prix Nobel: les institutions jouent un rôle crucial dans le niveau de richesse des pays. La Vie économique, 08. novembre.

Les trois lauréats du prix Nobel d’économie 2024

Kamer Daron Acemoğlu

Économiste turco-américain de 57 ans, Kamer Daron Acemoğlu est professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Selon la base de données de littérature économique «Repec», il était en 2015 l’auteur le plus cité de la décennie écoulée.

Simon Johnson

Économiste britanno-américain de 61 ans, Simon Johnson est professeur à la Sloan School of Management du MIT. Il a occupé le poste d’économiste en chef du Fonds monétaire international de 2007 à 2008.

James Robinson

Politologue et économiste britanno-américain de 63 ans, James robinson enseigne à l’Université de Chicago. Il est l’auteur, avec Daron Acemoglu, du livre «Prospérité, puissance et pauvreté: Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres».