Une grande partie des paiements directs est destinée aux surfaces exploitées et sert uniquement à accroître la production. Récolte de betteraves sucrières à Villars-le-Terroir, dans le canton de Vaud. (Image: Keystone)
Bien que les produits agricoles soient surtout des biens privés, l’agriculture compte parmi les secteurs les plus subventionnés dans les pays industrialisés, la Suisse ne faisant pas exception. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime que les transferts étatiques ont constitué en 2023 près de la moitié des recettes brutes des exploitations agricoles en Suisse. En comparaison internationale, cette proportion dépasse la moyenne de l’OCDE et celle de l’UE (voir illustration 1)[1]. Si le maintien de l’agriculture suisse répond à une volonté politique et aux dispositions constitutionnelles fédérales, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une décision qui va à l’encontre du marché.
Depuis 2014, la Confédération a versé 40,9 milliards de francs à l’agriculture (montant ajusté en fonction de l’inflation). Ces aides devraient s’élever à 3,6 milliards de francs pour la seule année 2024, une légère réduction en termes réels apparaissant toutefois sur la décennie. Toute personne résidant en Suisse finance donc toujours une part non négligeable de ces contributions par le biais de l’impôt, quelle que soit sa consommation de produits agricoles, par exemple en versant en moyenne 300 francs de paiements directs à l’agriculture, auxquels s’ajoutent environ 40 francs destinés à l’économie laitière.
Ill. 1: Près de la moitié des recettes brutes des exploitations agricoles suisses proviennent de subventions (2023)
Baisse des subventions en termes réels
Pour être juste, il convient de souligner qu’une baisse de 5,4% en termes réels des subventions agrégées destinées à l’agriculture est prévue d’ici à 2027 (voir illustration 2); les paiements directs, qui sont indépendants de la production et représentent le principal poste de subventions, diminueront à eux seuls de 157 millions de francs (chiffre corrigé de l’inflation), ce qui constitue une exception rare pour les postes de subventions importants[2]. En outre, une part des paiements directs est subordonnée à la fourniture de biens publics. La protection du paysage rural et une biodiversité active, par exemple, sont des externalités positives générées par la non-exploitation de surfaces d’un seul tenant.
Une large part des paiements est cependant destinée aux surfaces exploitées et sert uniquement à accroître la production. Certes, les paiements de ce type sont fondés sur l’objectif de sécurité de l’approvisionnement prévu par la Constitution. Néanmoins, il est difficile de prétendre que le subventionnement ait totalement prémuni l’approvisionnement de la Suisse en denrées alimentaires contre les chocs externes: le taux d’autosuffisance net de la Suisse n’était que de 46% en 2022 (l’importation d’engrais, de semences et de carburants n’étant pas prise en compte)[3]. Par conséquent, la Suisse ne serait pas en mesure d’assurer un approvisionnement (semi-)autarcique et, malgré l’ampleur des subventions, elle resterait dépendante des marchés ouverts si une crise survenait.
Les impôts de tous pour un petit nombre
À l’instar des paiements directs, les subventions destinées à l’économie laitière et à l’élevage sont pour une large part motivées par des considérations de politique industrielle. Grâce à ces subventions, le prix des produits alimentaires d’origine animale peut être artificiellement maintenu à un niveau faible par rapport aux alternatives que forment par exemple les denrées alimentaires véganes. De plus, les industries occasionnent des externalités négatives dues notamment aux émissions d’azote et de gaz à effet de serre, qui ne sont que partiellement intégrées au prix. Or, l’impact environnemental de nombreux produits agricoles suisses n’est pas systématiquement moindre que celui des importations[4].
D’autres subventions sont destinées à la promotion de la qualité des produits agricoles et de leur vente, notamment par des mesures de communication marketing, ou à la vulgarisation agricole, qui prévoit entre autres des réunions d’information, l’accompagnement de projets ou le conseil spécifique portant sur des questions de gestion d’entreprise. Mais rares sont ceux qui bénéficient directement de ces mesures financées par tous les contribuables: la collectivité finance des acteurs privés. Cette allocation des recettes fiscales doit être questionnée. L’inégalité de traitement des secteurs peut créer des distorsions de la concurrence, induire une répartition inefficace des ressources et entraver artificiellement les changements structurels.
Ill. 2: Les paiements directs se taillent la part du lion (2024)
Des subventions cachées?
L’agriculture bénéficie par ailleurs de subventions ayant un impact direct sur les recettes. Faute de données, leur montant est malheureusement inconnu[5]. Par exemple, la redevance sur le trafic des poids lourds est réduite pour les véhicules utilisés dans l’économie agricole et forestière de même que pour le transport de lait en vrac et d’animaux de rente. Mais ces aides sont encore plus importantes en ce qui concerne l’application de taux de TVA réduits directement sur les prestations liées au travail du sol (semer ou labourer, par exemple) et, indirectement, sur les produits alimentaires.
On peut certes considérer que ces prestations relèvent des besoins de base; néanmoins, tous les groupes de la population ne les utilisent pas dans la même mesure, ce qui donne lieu à des distorsions inefficaces et pas forcément acceptables socialement. Globalement, ces exonérations profitent plus aux ménages à haut revenu, car ceux-ci achètent des produits alimentaires plus onéreux ou mangent plus souvent à l’extérieur. De ce fait, l’application de taux réduits comporte une composante régressive qui contredit souvent l’argument de politique de redistribution ou de politique sociale sur lequel est fondée la mesure[6]. Si l’on supprimait les taux réduits dont bénéficie l’agriculture, il se pourrait que les prix augmentent, mais les recettes fiscales augmenteraient elles aussi. Un aménagement sans incidence sur les recettes, qui consisterait à relever les transferts sociaux et à abaisser le taux général de TVA, permettrait sans doute d’améliorer la prospérité globale[7].
Des externalités négatives
Un taux de TVA réduit est aussi appliqué aux engrais, à l’alimentation animale et aux produits phytosanitaires, dont l’utilisation accrue peut occasionner pour l’environnement des nuisances qui, à ce stade, sont encore insuffisamment intégrées dans les prix. Les carburants tels que l’essence ou le diesel sont frappés d’impôts à la consommation qui intègrent les effets dommageables sur l’environnement, ce qui réduit les externalités négatives. En revanche, la réduction du taux de TVA dans le secteur de l’agriculture induit une surutilisation de ressources nuisibles à l’environnement.
Les taux réduits appliqués dans l’agriculture accroissent aussi la bureaucratie: ils requièrent des contrôles supplémentaires, impliquent des remboursements plus élevés, créent des problèmes de définition et conduisent à des erreurs de classification. Il n’est donc pas surprenant que 70% des pays ayant instauré la TVA dans les années 1980 et 1990 aient opté pour un taux unique[8].
En résumé, l’agriculture bénéficie de subventions opaques qui se chiffrent en milliards de francs et sont supérieures à la moyenne internationale en termes relatifs. Les nombreux transferts ou allégements fiscaux entraînent des distorsions qui contrecarrent artificiellement les changements structurels et engendrent des effets négatifs pour le climat et l’environnement, alors que l’on peut avoir des doutes quant à une autosuffisance autarcique de la Suisse en cas de crise. Mais il convient de souligner que, dans le même temps, le secteur a déjà dû se soumettre à des mesures d’économies: du côté des dépenses, les subventions ont été réduites en termes réels au cours de la dernière décennie et elles doivent encore baisser de 5% d’ici à 2027. Même si les représentants des intérêts de la filière agricole sont bien organisés et pourraient s’y opposer, il serait souhaitable que le soutien de l’État se concentre davantage sur les externalités plutôt que sur la politique industrielle.
Bibliographie
- Administration fédérale des finances (2024a). Banque de données des subventions de la Confédération.
- Administration fédérale des finances (2024b). Budget 2024 avec plan intégré des tâches et des finances 2025-2027. Arrêtés fédéraux.
- Bettendorf L. et Cnossen S. (2015). The long shadow of the European VAT, exemplified by the Dutch experience. FinanzArchiv/Public Finance Analysis, 118-139.
- Crawford I., Keen M. et Smith S. (2010). Value added tax and excises. Dimensions of tax design: the Mirrlees review, 1:275–362.
- Ebrill M. L. P., Keen M. et Perry M. V. P. (2001). The modern VAT. Fonds monétaire international.
- Moes, A. (2011). Welche Steuervergünstigungen gibt es beim Bund? Étude de l’Administration fédérale des contributions.
- Mosler M., Schaltegger C. et Schmitter S. (2024). IWP-Subventionsreport 2024: Deskriptive Entwicklung und ökonomische Diskussion der Bundessubventionen. IWP Policy Papers, no 20, septembre 2024.
- Nemecek T. et Alig M. (2016). Life cycle assessment of dairy production systems in Switzerland: strengths, weaknesses and mitigation options. Integrated nutrient and water management for sustainable farming.
- OCDE (2014). The distributional effects of consumption Taxes in OECD Countries. Études de politique fiscale de l’OCDE no 22.
- OCDE (2024a). Politiques agricoles: suivi et évaluation 2024. L’innovation au service de la croissance durable de la productivité, Éditions OCDE, Paris.
- OCDE (2024b). Politiques agricoles: suivi et évaluation 2024. L’innovation au service de la croissance durable de la productivité. Données: Suivi et évaluation de la politique agricole: toutes les données. Éditions OCDE, Paris. Extrait de l’Explorateur des données de l’OCDE.
- Office fédéral de l’agriculture (2024). Rapport agricole 2024. Taux d’autosuffisance.
Bibliographie
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- Office fédéral de l’agriculture (2024). Rapport agricole 2024. Taux d’autosuffisance.
Proposition de citation: Mosler, Martin; Schmitter, Simon (2024). Les subventions agricoles: une décision qui va à l’encontre du marché. La Vie économique, 09. décembre.