Rechercher

L’endettement stratégique de Singapour

Si la Suisse et Singapour présentent de nombreuses similitudes, les deux pays se distinguent par leur dette publique, bien plus élevée dans la cité-État, où elle atteint 175% du PIB. Singapour a constitué des réserves publiques gérées par deux fonds souverains qui ne lésinent pas sur les investissements.
Taille de la police
100%

La cascade intérieure «Jewel», à l’aéroport de Changi: Singapour s’endette pour financer de grands projets d’infrastructure. (Image: Keystone)

On parle souvent de Singapour comme de «la Suisse de l’Asie», et cette comparaison peut étonner de prime abord, puisque la cité-État insulaire n’est pas plus grande que le canton de Glaris, elle n’est pas montagneuse et jouit d’un climat tropical. Plus de six millions de personnes y vivent, ce qui lui vaut d’afficher une densité de population bien supérieure à celle de la Suisse. La République de Singapour est en outre bien plus jeune, ayant été créée en 1965 à la suite de l’expulsion de Singapour de la Malaysie. Elle s’industrialise près d’un siècle après la Suisse, peu de temps après sa fondation. L’essor qu’elle connaît depuis lors est cependant tout à fait remarquable. Alors qu’en 1965, son revenu par habitant était encore de 500 dollars environ, ce qui le classait parmi les pays pauvres, Singapour compte maintenant parmi les États les plus riches du monde, avec un PIB de près de 140 000 dollars par habitant en parité de pouvoir d’achat. Enfin, les deux pays se différencient également par leurs systèmes politiques, puisque Singapour est une démocratie dirigée, fondée sur une structure centralisée et un parti unique au pouvoir depuis 1959.

Les points communs ne manquent pas toutefois. Étant de petits États, tous deux doivent fournir d’importants efforts pour se faire entendre dans le concert des nations. Ils présentent de plus une structure économique similaire, caractérisée par la rareté des ressources naturelles, la dépendance aux échanges commerciaux et une place financière au rayonnement international, ce qui les amène à miser sur la formation, l’innovation et l’accès à une main-d’œuvre hautement qualifiée. Ils se situent en outre au sommet du classement de l’Indice mondial de l’innovation, établi par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, la Suisse en première place et Singapour en quatrième. Sans compter que Singapour est lui aussi – ce que beaucoup ignorent peut-être – un pays multiculturel qui compte quatre langues nationales: le mandarin, le malais, le tamoul et l’anglais, cette dernière étant par ailleurs langue d’enseignement obligatoire depuis 1987. La diversité de leurs populations en fait des pays très soucieux de préserver la paix civile et de protéger les minorités ethniques et religieuses.

Mêmes objectifs, mêmes intérêts

Les deux pays sont de grandes nations commerciales. Le commerce de biens et de services représente 138% du PIB suisse et même 311% du PIB singapourien (données de 2023). Rien d’étonnant, donc, à ce que Singapour et la Suisse soient tous deux d’ardents partisans du libre-échange et d’une Organisation mondiale du commerce (OMC) forte.

Du point de vue bilatéral, ils sont surtout liés par l’accord de libre-échange que Singapour a conclu avec l’Association européenne de libre-échange (AELE, dont font également partie la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein). Cet accord devrait d’ailleurs prochainement s’enrichir d’un volet numérique qui étendra le libre-échange aux biens et prestations numériques (cours en ligne, produits de la fintech, etc.) et améliorera ainsi la sécurité juridique.

Il convient de mentionner ici également que la Suisse investit beaucoup à Singapour. Ses investissements directs s’y sont élevés à près de 63 milliards de francs en 2023, dépassant ceux qu’elle a réalisés en Chine, en Inde, au Japon et en Corée du Sud réunis. Enfin, Singapour est aussi le pays dans lequel les hautes écoles suisses sont les plus présentes: l’EPFZ, l’Université de Saint-Gall (HSG), l’IMD de Lausanne et l’École hôtelière de Lausanne (EHL) y ont des campus où ils font de la recherche en urbanisation (EPFZ), proposent des programmes sur mesure pour leurs étudiants (HSG et EHL) ou sont spécialisés dans la formation à la gestion (IMD et HSG).

Des politiques économiques diamétralement opposées

Les similitudes se poursuivent pour ce qui est du régime économique libéral, de l’efficacité des administrations publiques et de la corruption, quasiment inexistante. Selon l’indice de perception de la corruption établi par l’organisation non gouvernementale Transparency International, Singapour se positionne en effet au troisième rang mondial en la matière et la Suisse, deux places derrière.

Les politiques économiques des deux pays sont en revanche diamétralement opposées. Tandis que la Suisse se limite généralement à poser les conditions-cadres et s’en remet à l’initiative privée pour tout le reste (approche ascendante), Singapour est moins frileuse quand il s’agit de politique industrielle: dans ce domaine, bien des choses y sont planifiées et mises en œuvre par le gouvernement (approche descendante). C’est ainsi qu’une vingtaine d’«Industry Transformation Maps», couvrant une bonne partie des secteurs industriels, déterminent des orientations stratégiques quinquennales, avec des objectifs à la clé.

Les deux pays s’enorgueillissent de mener une politique financière solide et prudente. Côté recettes, on notera toutefois que le régime financier suisse, avec sa concurrence fiscale entre communes et cantons, est bien plus décentralisé que le singapourien. Et si, à Singapour, le taux d’imposition maximal pour les particuliers (24%) est plus bas que la moyenne suisse où, dans certains cantons, il dépasse largement les 30% pour les revenus élevés, le taux d’imposition des entreprises y est toutefois de 17%, ce qui rend bien des cantons suisses plus concurrentiels. Cette différence devrait toutefois s’amenuiser à l’avenir, puisque les deux pays ont accepté le taux d’imposition minimale de l’OCDE pour les grandes entreprises opérant à l’échelle internationale.

Un fort endettement et des réserves publiques

Une question mérite que l’on s’y attarde: celle de la dette publique. Alors qu’en Suisse, le taux d’endettement brut (dette brute par rapport au PIB) représente environ un tiers du PIB, il est de 175% à Singapour. Cette différence, qui ne manque pas d’étonner pour deux pays affichant tant de similitudes, s’explique par le fait que Singapour consent à s’endetter, notamment pour soutenir son propre marché des capitaux, financer de grands projets d’infrastructure (port, aéroport, récupération de terres sur la mer) ou encore gérer ses réserves d’État. Il s’agit donc là de dettes contractées, non pour couvrir les dépenses courantes des pouvoirs publics, mais bien pour faire des investissements susceptibles de rapporter. Si les dettes sont élevées, les réserves publiques le sont donc encore plus: le fonds d’investissement souverain Temasek (291 milliards de dollars d’actifs sous gestion), par exemple, investit directement dans des entreprises en se concentrant sur Singapour et le reste de l’Asie. Son homologue, le GIC, qui gère actuellement une fortune estimée à 800 milliards de dollars, suit une stratégie plus conservatrice, en investissant dans le monde entier dans des titres, l’immobilier et d’autres valeurs patrimoniales. Ces deux fonds ont ceci en commun qu’ils investissent de manière stratégique, sur le long terme, en prenant en compte des critères de durabilité notamment.

Tout comme la Suisse, Singapour s’est doté d’une sorte de frein à l’endettement: son gouvernement est tenu de présenter des comptes équilibrés pour la durée de son mandat, et finit même souvent par produire un excédent. Des limites lui sont fixées pour puiser dans les réserves (dont font également partie celles de Tamasek et de GIC), puisque le budget en cours ne doit pas utiliser plus de la moitié des bénéfices à long terme attendus pour les fonds souverains. De plus, un double contrôle est prévu: tout projet de prélèvement dans les réserves doit être validé non seulement par le gouvernement, mais aussi par la présidence du pays. Il est arrivé à Singapour de puiser dans ces réserves, lors de la crise financière de 2008 et de la pandémie de Covid-19. Sur le plan national, ses fonds souverains lui confèrent une marge de manœuvre financière et une sécurité dans des périodes incertaines. Sur le plan international, ils constituent un facteur d’attractivité, car ils permettent à Singapour de pratiquer des taux d’imposition bas, attirent les entreprises innovantes et favorisent le réseautage.

La Suisse, un modèle

La Suisse jouit d’une excellente réputation à Singapour. À la création du pays, son tout Premier ministre Lee Kuan Yew a fait analyser notre pays et ses facteurs de réussite. Dès les années 1980, son successeur Goh Chok Tong a fixé comme objectif pour la fin du millénaire de voir Singapour atteindre le niveau de vie de la Suisse. La présence suisse est en outre très visible sur place: la communauté helvétique est forte de 2600 personnes et près de 450 entreprises suisses y sont présentes, offrant 25 000 emplois au bas mot. On y trouve aussi, outre les hautes écoles déjà mentionnées, le Club suisse, fondé en 1871 (et l’un des plus grands propriétaires fonciers privés du pays), l’ambassade de Suisse, une école suisse, la Chambre de commerce, une association suisse et un bureau de la Banque nationale suisse. Malgré les plus de 10 000 kilomètres qui les séparent, la Suisse est donc très présente dans la cité-État asiatique, qui mérite d’autant plus l’appellation de «Suisse de l’Asie».

Proposition de citation: Grütter, Frank (2025). L’endettement stratégique de Singapour. La Vie économique, 04 mars.

Singapore Flag Singapour en chiffres (2023)
Population (croissance)a 6,04 millions (+4,9%)
Monnaie Dollar de Singapour (SGD)
PIB par habitantc (corrigé des effets du pouvoir d’achat) 141 553 dollars US
(CH: 93 054 dollars US)
Croissance du PIB (en 2024)c 2,6% (CH: +1,3%)
Taux de chômage (selon le modèle de l’OIT)b 3,4% (CH: 4,0%)
Investissements directs de la Suisse à Singapourd 65 milliards de dollars US (2,7% du total des investissements directs étrangers à Singapour)
Investissements directs de Singapour en Suisse Pas de données
Part des exportations suisses dans les importations de Singapourd (biens uniquement, 2022) 2,4% (11e rang)
Part des exportations singapouriennes dans les importations de la Suissed (biens uniquement, 2022) 1,3% (16e rang)
Importations de marchandises suisses de Singapoure Produits chimiques et pharmaceutiques (83,9%); instruments de précision, montres et bijoux (12,2%); machines, appareils et électronique (3,2%)
Exportations suisses vers Singapoure Produits chimiques et pharmaceutiques (47,7%); instruments de précision, montres et bijoux (39,7%); machines, appareils et électronique (5,7%)
Taux d’endettement de l’Étatc 174,8% (CH: 33,3%)

État au 10 février 2025

aOffice de la statistique de Singapour bBanque mondiale cFMI (2024). Perspectives de l’économie mondiale, octobre. dFMI eOffice fédéral de la douane et de la sécurité des frontières

Série: Regard sur le mondeNouveau

Vous avez envie de savoir ce qui caractérise tel ou tel pays et de connaître ses liens avec la Suisse? Des ambassadrices et des ambassadeurs de la Suisse à l’étranger vous présentent leur pays d’accueil. Notre 1re série est consacrée au thème de la dette publique, qu’elle soit étonnamment faible ou extrêmement élevée. Chaque mois, nous vous emmenons dans un nouveau pays. Après avoir commencé par la Suède, puis nous être arrêtés en Argentine et au Kenya, nous terminons cette série avec Singapour. Notre 2e série, qui débutera en juin 2025, sera consacrée au thème de la «démographie».