
Un employé travaille sur le superordinateur «Alps» au Centre suisse de calcul scientifique (CSCS) à Lugano. (Image: Keystone)
Le lancement de ChatGPT à la fin de l’année 2022 a surpris même le monde de la recherche universitaire. Plusieurs facteurs, notamment la capacité de mise à l’échelle, ont permis la percée de l’IA générative à ce moment-là. Avant ChatGPT, les systèmes d’IA étaient des outils spécialisés entraînés pour une tâche spécifique, telle que la traduction, la synthèse ou la création de textes, ou, comme l’application Alphafold de Google Deepmind, dont les développeurs ont reçu le prix Nobel de chimie en 2024, pour la résolution du problème de la structure des protéines. ChatGPT a démontré qu’un plus grand volume de données et une puissance de calcul plus élevée permettaient d’améliorer les performances et d’entraîner des modèles de base de plus en plus vastes et performants, capables de gérer simultanément toutes ces tâches et bien d’autres encore.
La Suisse doit rester dans la course
Cette prise de conscience a déclenché une course mondiale aux infrastructures d’IA, car le développement de ces modèles nécessite de grandes quantités de processeurs graphiques (GPU) puissants – et ceux qui prennent du retard sont laissés de côté. Même l’entraînement de modèles plus efficaces, comme l’IA chinoise Deepseek, nécessite plusieurs millions d’heures de GPU.
La mise à l’échelle exponentielle de l’IA requiert donc une action résolue. Des pays comme les États-Unis, la Chine et la Grande-Bretagne investissent massivement dans les centres de données, la recherche et l’innovation. La Suisse a une réelle chance de rester dans la course et d’assurer sa prospérité future. Elle offre en effet des conditions idéales alliant une formation solide, des infrastructures et une recherche de pointe ainsi qu’une grande agilité, qui méritent d’être développées.
Un important potentiel de productivité
Bien utilisée, l’IA peut générer d’importants gains de productivité. Il n’est pas étonnant que le développement de logiciels fasse partie des premiers champs d’application profondément transformés par cette technologie, car les grands modèles ont été entraînés grâce à des données provenant de l’Internet, qui comprennent d’immenses quantités de codes et de connaissances en programmation. Si les premiers outils d’IA («GitHub Copilot», p. ex.) ont déjà permis des gains de productivité allant jusqu’à 50% pour certaines tâches, la prochaine génération d’outils (Cursor, Lovable, Bolt, etc.) va encore plus loin: de l’idée à l’application, elle se passe de code, ce qui pourrait multiplier la productivité par 20.
Même dans des secteurs à forte intensité de données, tels que la santé, la finance, l’industrie ou la biotechnologie, il existe encore un grand potentiel qui ne peut être exploité avec les modèles de langage existants. D’une part, les données intéressantes ne sont pas accessibles au public sur Internet et, d’autre part, elles ne sont pas seulement disponibles sous forme de textes, mais aussi sous forme de séries chronologiques ou de données en temps réel qui changent rapidement et pour lesquelles les architectures existantes de modèles de langage ne sont pas conçues. Pour exploiter ce potentiel, les spécialistes de l’IA et les experts doivent collaborer étroitement en vue de mener des recherches fondamentales qui permettront de développer des architectures et des approches d’apprentissage nouvelles.
La Suisse investit dans l’avenir
Une chose est sûre en tous cas: ce n’est pas en souscrivant un abonnement ChatGPT pour l’ensemble du personnel qu’une entreprise sera basée sur l’IA. Ce serait comme si, en l’an 2000, on avait essayé de rendre une entreprise apte au commerce électronique en installant un navigateur sur l’ordinateur de chaque employé. Si elle veut exploiter pleinement le potentiel de l’IA, une entreprise doit repenser radicalement ses processus, ses structures organisationnelles et ses modèles, en plaçant l’IA au cœur de sa stratégie.
La Suisse a compris que l’intelligence artificielle n’est pas seulement synonyme de recherche et de technologie, mais aussi de transformations économiques et sociales. Les écoles polytechniques fédérales de Zurich (ETHZ) et de Lausanne (EPFL) ont mis en commun leur expertise en matière de recherche avec d’autres partenaires, en créant le Swiss National AI Institute (SNAI). Fondé en 2024,cet institut a pour objectif de positionner la Suisse comme un leader mondial du développement et de l’utilisation d’une IA transparente et fiable, en mettant l’accent sur trois piliers: les talents, les données et la puissance de calcul.
«Alps» fournit une puissance de calcul élevée
Outre une masse critique de données et d’expertise, l’IA a surtout besoin de puissance de calcul. C’est la raison pour laquelle le SNAI s’appuie fortement sur le nouveau superordinateur «Alps», entré en service à Lugano à l’automne 2024. Cette infrastructure publique d’IA, leader mondial avec ses plus de 10 000 processeurs graphiques (GPU) Nvidia, fournit la puissance de calcul nécessaire pour entraîner efficacement un modèle de base. Plus de 800 chercheurs venant de plus de 70 laboratoires suisses de pointe dans le domaine de l’IA[1]y travaillent déjà et des collaborations de recherche internationale devraient bientôt démarrer. La Suisse est pionnière dans ce domaine: en comparaison, l’UE n’a annoncé que récemment la création de ce qu’on appelle des «usines d’IA», qui devraient suivre une stratégie similaire à celle du SNAI; elles ne sont actuellement qu’au stade de la planification.
L’objectif d’«Alps» est de développer de grands modèles de base. Contrairement aux modèles actuels «à pondération ouverte» tels que Deepseek ou Llama, le but est d’ouvrir la voie à des modèles véritablement open source (voir encadré), en commençant par le lancement d’un tout nouveau modèle de langage d’IA suisse, prévu à l’été 2025. Avec quelque 70 milliards de paramètres, il comptera parmi les modèles les plus puissants, tout en étant transparent, éthique et accessible à tous.
Ce modèle profitera en particulier aux PME et aux jeunes pousses en leur permettant d‘accéder aux toutes dernières technologies de l’IA. Parallèlement à leurs innovations internes, celles-ci pourront aussi mettre en œuvre des cas concrets d‘utilisation et des applications, en coopération avec les hautes écoles, ce qui leur offrira un potentiel d’innovation et une véritable indépendance vis-à-vis des grandes entreprises technologiques. Étant donné que les IA proposées par ces dernières sont des modèles à pondération ouverte ou fermée, elles ne sont pas assez fiables pour que de nombreuses entreprises puissent les appliquer à leurs données confidentielles. L’IA suisse permettra en revanche de développer directement en Suisse un savoir-faire important. Les valeurs suisses de la nouvelle IA – transparence, fiabilité, durabilité et inclusion – représenteront donc un avantage concurrentiel.
Les jeunes pousses, des moteurs d’innovation
À elle seule, la recherche de pointe n’est cependant pas suffisante: elle doit se traduire par des solutions commercialisables, ce qui nécessite une coopération étroite entre chercheurs, jeunes pousses, PME et grandes entreprises. Outre les instruments d’innovation existants, il faut en particulier développer le financement des jeunes pousses via des investissements ciblés des caisses de pensions, par exemple.
Le rôle des pouvoirs publics est également crucial: ceux-ci doivent encourager l’innovation et créer la confiance en se portant premiers acheteurs. Les retours d’information à un stade précoce et les projets de référence sont décisifs pour les produits de l’IA. Le monde politique peut contribuer activement à instaurer cette confiance.
L’accès aux données, un atout
L’État pourrait améliorer les conditions-cadres. Le laboratoire d’IA du canton de Zurich, par exemple, a lancé des «bacs à sable pour l’innovation», soit des environnements protégés dans lesquels les entreprises et les chercheurs peuvent exploiter des données réelles dans un cadre éthique et juridique clair. Une telle approche renforce durablement l’attrait de la place économique suisse.
L’accès à des données réelles et de haute qualité est un goulet d’étranglement souvent sous-estimé. Les jeunes pousses et les PME en sont souvent privées, notamment dans des domaines sensibles comme la santé, les finances ou l’industrie. Les services de l’État et les entreprises pourraient considérer les données comme un atout stratégique.
La création du Swiss National AI Institute a posé les bases de l’excellence technologique, de l’innovation économique et de la visibilité internationale. Travaillant en étroite collaboration avec l’administration, les grandes entreprises, les PME et les jeunes pousses, le SNAI pourrait devenir synonyme d’une IA fiable au rayonnement international.
- notamment l’EPFZ, l’EPFL, l’Université de Zurich, l’Université de Genève ou l’Institut Dalle-Molle de recherche en intelligence artificielle (IDSIA) de l’Université de Suisse italienne (Lugano). []
Proposition de citation: Ilic, Alexander; Schwiderski-Grosche, Scarlet; Gabriel, Melanie (2025). La recherche suisse mise sur une IA fiable pour prendre le leadership mondial. La Vie économique, 15 avril.
L’ouverture est une condition primordiale pour l’innovation, la confiance et l’accessibilité, en particulier pour les PME. Contrairement aux logiciels classiques, il ne s’agit pas ici du code source des modèles d’IA, mais des données et des processus associés. On distingue trois approches:
Les modèles d’IA fermés: Ces modèles ne sont utilisables que via les interfaces du fournisseur. On ne sait pas quelles données ont été utilisées pour les entraîner et les utilisateurs n’ont aucun contrôle sur les données, le comportement ou le développement ultérieur des modèles. La dépendance vis-à-vis du fournisseur est totale. Exemples de modèles IA fermés: GPT 3 et GPT 4, Google Gemini, Grok et Claude.
Les modèles à pondération ouverte: La variante la plus populaire actuellement des modèles ouverts est la pondération ouverte, sur laquelle reposent notamment Deepseek, Mistral et Llama. Les «poids» sont les paramètres d’un modèle; ils ne comprennent pas les données d’entraînement, mais uniquement les compétences acquises à partir de celles-ci. Le modèle peut ainsi être exploité localement et continuer à être entraîné à l’aide de données propres . Cependant, comme les données d’entraînement originales et les méthodes d’entraînement sous-jacentes restent opaques, on ne sait pas s’il existe des risques en termes de sécurité et des distorsions de données ou si le système a été entraîné avec des données non autorisées (par exemple la collecte de données controversée basée sur le torrent appelée «LibGen»).
Open source: Dans le cas des IA open source, on révèle avec quelles données le modèle a été entraîné, lesquelles ont été exclues délibérément (informations personnelles, par exemple) et quelles mesures ont été prises pour garantir que le modèle ne mémorise pas les données d’entraînement, mais puisse véritablement généraliser des modèles et des concepts. Ces modèles offrent le plus haut niveau de transparence et permettent une traçabilité complète. Avec une licence ouverte (par exemple Apache 2.0), leur utilisation est véritablement gratuite, même à des fins commerciales. Pythia et Olmo sont des exemples d’AI open source.