
Le Bureau américain du copyright a refusé d’accorder la protection des droits d’auteur à «Théâtre d’opéra spatial», une image créée par l’artiste Jason M. Allen à l’aide de l’IA. (Image: Keystone)
L’intelligence artificielle (IA) est considérée par une grande majorité de personnes comme une technologie à double tranchant: elle ouvre d’immenses champs des possibles, sous la forme de nouveaux outils pratiques, tout en initiant un changement structurel qui n’est pas sans conséquences économiques et sociales.
Un domaine jusqu’ici plutôt «épargné» par les précédentes révolutions technologiques se trouve aujourd’hui dans l’œil du cyclone: nos prestations intellectuelles qui, d’un point de vue économique, sont déjà dans une position délicate. Une fois rendues publiques, elles sont en effet simples à copier par des profiteurs. Des personnes tierces peuvent, sans trop de difficultés, exploiter ou reproduire une idée innovante ou encore copier une nouvelle chanson, sans avoir contribué à leurs coûts de création.
Cette situation pourrait en dissuader plus d’un d’investir du temps et de l’argent dans le développement d’un médicament contre le cancer ou dans la création d’un nouvel album. Elle ne serait toutefois pas optimale pour la société dans son ensemble, car les inventions comme les œuvres créatives ont des effets externes positifs. Autrement dit, elles ont une utilité non seulement pour les parties directement impliquées, mais aussi pour l’ensemble de la société. Comment dès lors inciter individus et entités à poursuivre leurs investissements dans la création et les inventions?
La parade éprouvée jusqu’à présent pour répondre à cette question réside dans les brevets pour les inventions et les droits d’auteur pour les œuvres d’art et la littérature. Ces deux droits de propriété octroient des «droits de commercialisation» exclusifs pour une période limitée, afin que les créateurs et les innovateurs aient la possibilité de rentabiliser leurs investissements.
L’IA change la donne
L’arrivée de l’intelligence artificielle vient remettre en question ces systèmes établis depuis longtemps déjà. Aujourd’hui, ChatGPT peut produire des livres entiers tandis que des outils de l’IA sont capables de générer de nouveaux agents chimiques sur simple pression d’un bouton. Quelles répercussions ce bouleversement a-t-il sur les systèmes de protection de la propriété intellectuelle? La protection étatique des inventions et œuvres originales est-elle encore légitime? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord imaginer une situation particulière pour voir si les brevets et les droits d’auteur continueront d’être nécessaires pour protéger les créations intellectuelles.
La situation imaginaire tout d’abord[1]: que se passerait-il si les inventions ou les œuvres d’art créées dans le cadre de cette expérience, sans intervention humaine d’aucune sorte ni coûts supplémentaires (énergie, appareils, etc.), n’étaient protégées par aucun brevet ni droit d’auteur? Est-ce que l’innovation ou la production d’œuvres comme les livres, la musique ou les films en pâtirait?
Sur la base de ces hypothèses, la réponse est clairement non, car dans ce cas de figure, l’IA génère des contenus créatifs et des inventions sans la main de l’homme. Elle n’a donc pas besoin d’incitation supplémentaire concernant la protection de la propriété intellectuelle. En effet, selon un principe économique, seuls ont besoin d’une aide de l’État les biens que le marché ne proposerait pas, ou proposerait de manière insuffisante, sans cette protection. Les biens immatériels, comme les idées nouvelles ou une musique originale, en sont des exemples classiques.
Si les hypothèses restrictives ci-dessus sont légèrement assouplies: la situation se corse quelque peu dès lors que la création de nouvelles œuvres et d’inventions requiert des ressources supplémentaires (électricité, logiciels, etc.). Dans ce cas, il est judicieux de considérer distinctement les inventions et les œuvres créatives.
Les brevets restent nécessaires pour les inventions
Bon nombre de personnes ignorent que les entreprises pharmaceutiques utilisent depuis longtemps déjà l’IA dans leurs processus d’innovation[2]. Outre des modèles d’apprentissage automatique, des modèles d’IA très similaires à celui sur lequel repose ChatGPT sont ainsi utilisés pour la création de composés chimiques, ce qui accélère le processus de recherche conduisant à une invention et en réduit les coûts en conséquence[3]. Toutefois, la voie que suit un nouveau composé chimique généré par l’IA, de sa genèse à sa commercialisation sur le marché sous forme de nouveau médicament, reste longue et coûteuse. Une entreprise ne consentira à ces dépenses liées au développement et aux autorisations que si elle a la possibilité de les rentabiliser. Elle ne réalisera sans doute pas les investissements nécessaires si elle n’a pas la perspective de disposer d’un droit de commercialisation exclusif d’un médicament pendant un certain temps après la mise sur le marché de celui-ci.
La protection des brevets, qui octroie cette exclusivité pour une période donnée, demeurera une mesure incitative nécessaire, malgré l’utilisation de l’IA dans le processus d’invention. Des adaptations de la durée de protection pourraient toutefois être requises, car le recours à l’IA devrait sensiblement diminuer les coûts de recherche qu’il s’agit d’amortir. Or, les statistiques sur les dépenses de recherche n’indiquent pas à ce jour que ces coûts ont déjà diminué.
Pas de pénurie sur le front des œuvres d’art
Dans le domaine des créations artistiques (peinture, musique, littérature), la situation est quelque peu différente. Les coûts de commercialisation d’une œuvre sont devenus bien plus gérables, généralement grâce à la numérisation. Une fois qu’un article est écrit, sa publication ne nécessite pas d’importants investissements supplémentaires, et il en va de même pour une photo, par exemple. En revanche, et c’est nouveau, ChatGPT et consorts ont largement fait baisser les coûts de production des textes, des images, de la musique ou des traductions. Une grande majorité des arts dits «appliqués», comme les fonds sonores ou les photos d’archives illustrant les diapositives d’une présentation, est déjà largement générée par l’IA en quelques secondes et requiert très peu d’intervention humaine. Les productions qui en résultent peuvent ensuite être utilisées sans nécessiter un travail de retouche trop important.
Certes, les œuvres correspondantes issues de la main de l’homme restent protégées par les droits d’auteur. En raison de leurs coûts significativement plus élevés, la plupart d’entre elles ne sont toutefois plus compétitives. D’un point de vue économique, les œuvres d’art générées par l’IA n’ont pas besoin de protection car, comme l’énonce le principe économique évoqué plus haut, elles sont produites en nombre suffisant, même sans cette protection.
État des lieux
À ce jour, il n’existe, dans de nombreux pays, aucun droit d’auteur ni aucune protection des brevets, pour les inventions ou les d’œuvres générées par l’IA, comme l’illustrent d’ores et déjà des exemples. Dans le domaine des brevets, le système d’IA «Dabus» a vu sa demande de brevet pour son invention rejetée dans quasiment tous les pays, y compris la Suisse, simplement parce que celle-ci désignait l’IA Dabus comme inventrice. Le tableau «Théâtre d’opéra spatial» est un autre exemple, cette fois dans le domaine de l’art. Le bureau américain du copyright a jugé que l’auteur du tableau ne pouvait prétendre à la protection du droit d’auteur, car la contribution humaine à la création était marginale. Puisque, à l’inverse des États-Unis, la Suisse ne dispose pas de registre de propriété intellectuelle, il reviendrait à un juge de décider si la contribution humaine à la production d’un tableau suffit pour que celui-ci bénéficie de la protection du droit d’auteur.
En résumé, on constate que, sur le plan économique, il n’est généralement pas nécessaire d’introduire de nouvelle incitation à investir dans des œuvres d’art produites par l’IA ni, par conséquent, d’appliquer le droit d’auteur aux contenus générés par l’IA. Il en va différemment pour les inventions comme les médicaments: le processus sera probablement moins coûteux grâce à l’IA, mais le développement d’un produit apte à la mise sur le marché restera très coûteux.
Des preuves empiriques sont nécessaires avant que des propositions concrètes de révision du cadre réglementaire puissent être avancées. Elles devront notamment démontrer si la durée de développement est réduite et si les dépenses effectives liées aux inventions diminuent réellement. Il sera alors possible de formuler des propositions de redéfinition d’une «protection adéquate». Il va donc falloir encore réaliser nombre de travaux de recherche et d’expériences pratiques d’ordre économique et juridique dans le champ des nouvelles technologies avant de pouvoir rééquilibrer, s’il se trouve déstabilisé, le système d’incitation en matière de prestations intellectuelles.
Bibliographie
- Cruz J. A. et Wishart D. S. (2006). Applications of Machine Learning in Cancer Prediction and Prognosis. Cancer Informatics 2006:2; 59-77.
- Cuntz A., Fink C. et Stamm H. (2024). Artificial Intelligence and Intellectual Property: An Economic Perspective. Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (World Intellectual Property Organization, WIPO), Economic Research Working Paper Series No 77.
- Rammer C., Fernandez G. P. et Czarnitzki D. (2022). Artificial intelligence and industrial innovation: Evidence from German firm-level data. In: Research Policy 51 (2022) 104555.
- The Economist (2024). The World Ahead 2025. Making pharma go faster.
- Viswa C. A. (2024). Generative AI in the pharmaceutical industry: Moving from hype to reality. Boston: McKinsey & Company
Bibliographie
- Cruz J. A. et Wishart D. S. (2006). Applications of Machine Learning in Cancer Prediction and Prognosis. Cancer Informatics 2006:2; 59-77.
- Cuntz A., Fink C. et Stamm H. (2024). Artificial Intelligence and Intellectual Property: An Economic Perspective. Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (World Intellectual Property Organization, WIPO), Economic Research Working Paper Series No 77.
- Rammer C., Fernandez G. P. et Czarnitzki D. (2022). Artificial intelligence and industrial innovation: Evidence from German firm-level data. In: Research Policy 51 (2022) 104555.
- The Economist (2024). The World Ahead 2025. Making pharma go faster.
- Viswa C. A. (2024). Generative AI in the pharmaceutical industry: Moving from hype to reality. Boston: McKinsey & Company
Proposition de citation: Stamm, Hansueli (2025). L’IA dans le domaine de la création: la fin des brevets et des droits d’auteur? La Vie économique, 15 avril.