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Mécanisme d’ajustement du CO2 aux frontières de l’UE: état des négociations

Les entreprises peuvent contourner la législation environnementale stricte de l’Union européenne en délocalisant leur production. Bruxelles veut mettre fin à ces pratiques, ce qui n’est pas sans conséquences pour la Suisse.

Mécanisme d’ajustement du CO<sub>2</sub> aux frontières de l’UE: état des négociations

La Commission européenne propose de soumettre à une taxe de compensation du CO2 l’acier et d’autres biens rejetant beaucoup de gaz à effet de serre importés dans l’UE. (Image: Keystone)

Les négociations internes menées par l’Union européenne[1] (UE) pourraient aboutir en fin d’année à une décision lourde de conséquences: la mise en œuvre du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF)[2] proposé par la Commission européenne en juillet 2021. Ce système constitue l’un des volets du paquet climatique «Ajustement à l’objectif 55» de l’UE, qui vise à réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030.

Ce programme ambitieux se traduit par un durcissement marqué des prescriptions de l’UE en matière d’émissions de gaz à effet de serre. Bruxelles entend ainsi revoir son système d’échange de quotas d’émission (SEQE) et l’étendre à d’autres secteurs. Les vingt-sept veulent aussi mettre progressivement fin à l’allocation de quotas d’émission à titre gratuit, en particulier pour les installations industrielles des secteurs à haute intensité de carbone exposés à la concurrence internationale (acier, aluminium, électricité, ciment et engrais). Ces réformes entraîneront probablement une hausse des prix du CO2 et, par conséquent, des coûts de production dans ces secteurs.

Des délocalisations problématiques

À l’origine de l’augmentation de l’imposition des émissions de CO2 qui résultera de la modernisation du SEQE, on trouve le souhait d’internaliser les coûts de production conformément au principe du pollueur-payeur. Il s’agit d’instaurer des incitations financières susceptibles d’accélérer la décarbonation de l’industrie européenne et, de façon plus générale, de lutter contre son impact négatif sur l’environnement. L’élaboration du MACF obéit à la volonté de la Commission européenne d’éviter que les entreprises délocalisent leur production vers des pays plus laxistes afin de contourner le SEQE, perçu comme trop contraignant.

Bruxelles part du principe que les pays appliquant des politiques de l’environnement plus laxistes attirent un type de production de biens et de services polluant davantage l’environnement. L’UE craint que la hausse des coûts de production qui résultera de la réforme de son SEQE aboutisse à la délocalisation des secteurs à haute intensité de carbone vers des «paradis de la pollution». Au final, cette tendance amoindrirait, voire anéantirait, les efforts consentis par l’UE pour réduire ses émissions.

Des études[3] montrent que les craintes de l’UE ne sont pas entièrement infondées: les taux de délocalisation moyens pour des pays dont les politiques de l’environnement et les prix du CO2 sont comparables à ceux de l’UE oscillent entre 10 et 30%. Autrement dit, chaque tonne de CO2 épargnée grâce au SEQE de l’UE est susceptible d’entraîner une hausse de 300 kilogrammes des émissions générées à l’étranger. Cependant, l’ampleur de la délocalisation carbone dépend de plusieurs autres facteurs. Ainsi, le taux de délocalisation augmente en fonction de la différence des prix du CO2, de la taille de la coalition des pays qui s’unissent pour freiner le changement climatique (l’UE en l’occurrence), de l’intensité carbone de la production et de l’élasticité-prix de la demande. À l’inverse, il recule en fonction de l’augmentation des coûts commerciaux et de la compétitivité du pays qui durcit sa politique en matière d’émissions.

Toutefois, dans sa proposition de MACF, la Commission européenne ne fait pas valoir ces arguments relevant de la concurrence internationale et se fonde uniquement sur des considérations de nature écologique visant à éviter la délocalisation des émissions vers des paradis de la pollution. Voilà un bon argument juridique dans l’éventualité où le mécanisme serait attaqué par d’autres pays devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

La proposition de la Commission

Actuellement, la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil négocient les modalités du mécanisme dans le cadre de la phase des «trilogue» de la procédure législative européenne.

La proposition initiale de la Commission prévoit de grever du prix du SEQE appliqué à la production intérieure d’acier, d’aluminium, de ciment, d’électricité et d’engrais les émissions contenues dans les importations de marchandises de même type. Selon cette proposition, les importateurs de ces produits seraient tenus de déposer des déclarations MACF et d’acquérir des certificats MACF au prix moyen hebdomadaire du SEQE.

Une déclaration MACF permet à l’importateur de présenter des données sur les émissions effectives du produit importé, mais ces dernières devront au préalable avoir été contrôlées par des vérificateurs agréés relevant de l’autorité nationale compétente d’un pays membre de l’UE. À défaut de données vérifiées, ce sont les valeurs d’émission moyennes du secteur industriel du pays d’origine qui s’appliqueront ou – si ces informations ne sont pas disponibles – les émissions générées par les sites européens faisant partie des 10% des installations les plus polluantes.

En outre, la Commission européenne veut tenir compte des coûts explicites du carbone dont les importateurs se sont déjà acquittés dans le pays d’origine, mais pas des coûts implicites qui dérivent de l’électricité utilisée pour produire les biens et les services.

Pendant une période transitoire de trois ans allant de 2023 à 2025, les importateurs agréés seront uniquement tenus de publier des rapports annuels sur les volumes importés et les émissions intrinsèques, l’obligation d’acheter des certificats MACF ne prenant effet qu’en 2026.

Les pays entièrement intégrés dans le système d’échange de quotas d’émission de l’UE ou qui y sont associés ne seront en principe pas assujettis à la taxe du MACF. En dépit de cette exception, ces pays, dont font partie les États membres de l’AELE (Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse), devront faire face à une hausse des charges dans leurs échanges de biens à haute intensité d’émissions avec l’UE.

Une explosion des coûts?

La hausse attendue des coûts commerciaux que devront supporter les partenaires commerciaux dans les pays d’origine est relativement faible. C’est du moins ce qui ressort d’une première simulation[4] fondée sur la proposition de la Commission européenne. Les auteurs de cette étude, réalisée avant le début de la guerre en Ukraine, estiment ainsi l’augmentation des coûts des produits importés à 602 millions d’euros pour la Russie, à 402 millions pour l’Ukraine, à 274 millions pour la Turquie, à 208 millions pour la Chine, à 123 millions pour la Corée du Sud et à 25 millions pour les États-Unis. Ces recettes viendraient alimenter le budget de l’UE.

En revanche, si l’on compare la part de la taxe d’ajustement aux frontières au volume total exporté dans les secteurs assujettis du pays d’origine, on constate que son impact peut être relativement fort, surtout pour les pays d’Europe de l’Est qui ne sont pas membres de l’UE et pour les pays en développement[5]. Des études[6] indiquent ainsi que les gouvernements de divers pays concernés ont déjà commencé à élaborer des lois climatiques et à mettre en place une comptabilité carbone afin de se préparer à l’entrée en vigueur du MACF au début de l’année 2023.

Toutefois, les impacts absolus et relatifs sur les prix du MACF pourraient être encore nettement plus marqués, notamment si le Parlement européen faisait prévaloir sa position dans les négociations menées actuellement avec la Commission et le Conseil. En effet, si la prise de position du Conseil s’aligne pour l’essentiel sur la proposition de la Commission, le Parlement défend en revanche une approche bien plus engagée. Ses amendements visent à étendre le champ d’application du MACF aux secteurs de l’hydrogène, des polymères et des produits chimiques organiques, ainsi qu’à taxer les émissions indirectes générées par l’électricité utilisée dans les processus de production des secteurs couverts par le mécanisme. En outre, il avance à 2032 la fin de la gratuité des quotas d’émission, prévue pour 2035.

Strasbourg envisage aussi la possibilité d’étendre ultérieurement le MACF aux autres secteurs du SEQE, comme le papier ou le verre. Enfin, le Parlement a invité la Commission européenne à proposer un régime de restitution à l’exportation conforme aux règles de l’OMC pour les coûts carbone induits par le SEQE.

La conclusion des négociations tripartites étant prévue pour décembre 2022, nous saurons bientôt quelle forme prendra le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, si attendu, et quelle sera la réaction des partenaires commerciaux de l’UE face à l’augmentation des coûts commerciaux et des frais administratifs.

  1. Les derniers développements ont été pris en compte jusqu’à la clôture de la rédaction le 9 décembre 2022 []
  2. Voir Commission européenne (2021) []
  3. Voir Felbermayr et Peterson (2020) []
  4. Voir Assous et al. (2021) []
  5. Voir Magacho, Espagne et Godin (2022) []
  6. Voir Pauw, Van Schaik et Cretti (2022). []

Bibliographie
  • Assous A., Burns T., Tsang B., Bangenechten B. et Schäpe B. (2021). A Storm in a Tea Cup. Impacts and geopolitical Risks of the European Carbon Border Adjustment Mechanism. Sandbag et E3G. Août.
  • Commission européenne (2021). Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Bruxelles. 14 juillet.
  • Felbermayr G. et  Peterson S. (2020). Economic assessment of Carbon Leakage and Carbon Border Adjustment. Kiel Institute for the World Economy (IfW Kiel). 14 avril.
  • Magacho G., Espagne E. et Godin A. (2022). Impacts of CBAM on EU trade partners: consequences for developing countries. Agence française de développement. Mars.
  • Van Schaik L., Pauw P. et Cretti G.  (2022). The CBAM Effect: how the world is responding to the Eu’s new climate stick . Clingendael Institute. Mai.

Bibliographie
  • Assous A., Burns T., Tsang B., Bangenechten B. et Schäpe B. (2021). A Storm in a Tea Cup. Impacts and geopolitical Risks of the European Carbon Border Adjustment Mechanism. Sandbag et E3G. Août.
  • Commission européenne (2021). Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Bruxelles. 14 juillet.
  • Felbermayr G. et  Peterson S. (2020). Economic assessment of Carbon Leakage and Carbon Border Adjustment. Kiel Institute for the World Economy (IfW Kiel). 14 avril.
  • Magacho G., Espagne E. et Godin A. (2022). Impacts of CBAM on EU trade partners: consequences for developing countries. Agence française de développement. Mars.
  • Van Schaik L., Pauw P. et Cretti G.  (2022). The CBAM Effect: how the world is responding to the Eu’s new climate stick . Clingendael Institute. Mai.

Proposition de citation: David Kleimann (2022). Mécanisme d’ajustement du CO2 aux frontières de l’UE: état des négociations. La Vie économique, 09 décembre.