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Où va l’OMC?

Où va l'OMC?

Le 27 juillet 2006, le Conseil général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a décidé de suspendre jusqu’à nouvel ordre les négociations du cycle de Doha. Le présent article entend examiner les raisons qui ont mené à ce fiasco. L’auteur exposera également les perspectives envisageables. Selon la délégation suisse, il était temps de marquer une pause pour réfléchir. Il faudra l’employer à explorer le potentiel du système commercial multilatéral et à créer les conditions nécessaires pour pouvoir de nouveau progresser sur le chemin menant à un renforcement du droit économique international et à la libéralisation progressive du commerce mondial L’auteur s’exprime ici en son nom propre sans préjuger de la position à venir de la Suisse au sein de l’OMC. .

Historique des événements


Lors de la conclusion du cycle d’Uruguay en 1994, les membres de l’OMC se sont engagés à poursuivre en 2000 les négociations sur la réforme du commerce des produits agricoles et la libéralisation progressive des services. Ils ont très vite réalisé que ces dossiers resteraient au point mort si d’autres thèmes n’étaient pas inclus dans les négociations. Trois positions se sont alors dessinées: – les pays exportateurs de produits agricoles et les États-Unis insistaient pour que les négociations qui devaient compléter le cycle d’Uruguay ne se concentrent que sur l’accès au marché des produits industriels et agricoles ainsi que des produits de la pêche et des services; – l’UE, le Japon, la Corée, la Suisse et la Norvège plaidaient pour que le cycle ait une large portée afin de rétablir l’équilibre entre les pays qui devaient faire d’importantes concessions (les promoteurs de cette idée étaient tous sur la défensive dans les négociations agricoles) et ceux qui profiteraient d’une libéralisation progressive de l’agriculture; – le dernier groupe enfin, mené entre autres par l’Inde, l’Égypte et la Malaisie, rassemblait des pays en développement pour qui un nouveau cycle de négociations ne présentait pas d’intérêt, attendu que les délais transitoires de dix à quinze ans qui leur avaient été accordés pendant le cycle d’Uruguay n’étaient pas encore échus en 2000.

Lancement du cycle de Doha


Après l’échec de Seattle, les événements du 11 septembre 2001 ont eu un effet catalyseur et ont permis l’ouverture d’un nouveau cycle à Doha (Qatar) en décembre de la même année. La déclaration de Doha reflète les trois approches susmentionnées avec une «ambiguïté constructive»: beaucoup d’accès au marché, un vaste programme de travail et, si possible, aucune nouvelle obligation pour les pays en développement. Les membres de l’organisation avaient convenu de dresser un bilan après Cancún, en automne 2003, afin de décider de la direction à donner aux négociations. La conférence de Cancún Deux nouvelles alliances ont vu le jour durant la phase préparatoire: le G-20 et le G-10 (voir tableau 1). a échoué pour deux raisons: d’une part, il n’a pas été possible de répondre aux attentes spécifiques des pays en développement de petite et moyenne dimension; une coalition de pays en développement et d’organisations non gouvernementales (ONG) s’est, d’autre part, formée pour s’opposer à la poursuite des thèmes de Singapour Investissements, concurrence, transparence des marchés publics, facilitation des échanges.. Les États-Unis, de leurs côtés, ne s’intéressaient qu’à la facilitation des échanges. La conséquence de Cancún aura été que le cycle a traîné jusqu’au début de 2004. Il a fallu investir beaucoup d’énergie pour parvenir à un résultat intermédiaire, qui a été adopté comme cadre de travail le 1er août 2004. Certains membres du G-10, dont la Suisse, ont plaidé pour que soient définies des bases auxquelles tous les membres pourraient s’identifier. Ce cadre aurait dû rétablir l’équilibre entre les membres lors des tractations sur les modalités de négociations dans les dossiers agricole et des biens industriels, de même que pour progresser dans les services. Toutefois, peu après son adoption, les négociations piétinaient de nouveau, les exportateurs de produits agricoles affichant des exigences maximalistes sans pour autant être disposés à réagir aux demandes de l’UE et du G-10. Lors de la conférence de Hong Kong en décembre 2005, il n’a pas été possible de faire mieux qu’adopter un train de mesures minimal, à savoir la fixation d’une date butoir (2013) pour toutes les subventions à l’exportation et instruments similaires ainsi qu’un régime privilégié édulcoré pour les pays les moins développés. Les négociations ont peu avancé depuis Hong Kong. Les seuls nouveaux éléments ont justement été amenés par le G-10; ils décrivent comment les produits sensibles pourraient être traités et proposent une façon de concilier les différentes approches des membres de l’OMC. Lorsqu’en juin 2006 Pascal Lamy a réuni les ministres à Genève afin de sonder la date d’aboutissement («landing zone») des négociations dans les trois dossiers «à problèmes» que sont l’accès au marché des produits agricoles, les soutiens internes et l’accès au marché des produits industriels, une représentante a lancé: «Pourquoi parler de l’atterrissage alors que nous n’avons pas encore décollé?». Un constat réaliste de l’avancée des négociations. Il n’a pas été possible, au cours des consultations suivantes, de rapprocher les différents points de vue défendus au sein du G-6. L’UE et le Japon ont fait savoir qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin dans le domaine agricole si les autres partenaires ne faisaient pas de concessions sur leurs propres points sensibles, à savoir le soutien interne pour les États-Unis et l’accès au marché des produits industriels pour l’Australie, l’Inde et le Brésil. Les réunions de Genève ont donc été interrompues. Lorsque les discussions du G-8 avec les grands pays émergents que sont la Chine, l’Inde et le Brésil ont débouché sur du vide à Saint-Pétersbourg, Pascal Lamy n’eut d’autre choix que de suspendre les négociations.

Comment en est-on arrivé là?


Dès le départ, les exportateurs de produits agricoles ont formulé des revendications qui n’ont jamais pu être satisfaites dans un cycle de négociations du Gatt ou de l’OMC. À la fin du cycle d’Uruguay, les États-Unis qualifiaient d’amélioration substantielle pour l’accès au marché les modestes baisses de droits de douane, de 3 à 5%, qu’ils avaient consenties dans le domaine des textiles. En contrepartie, ils demandaient une baisse de 90% des droits de douane sur les produits agricoles, refusant le fait que lesdits droits avaient été garantis par accord pendant le cycle d’Uruguay. Les membres de l’OMC s’étaient, en effet, engagés à supprimer toutes les autres mesures à la frontière pour les remplacer par des droits de douane. C’est la raison pour laquelle ceux qui s’appliquent aux produits agricoles sont encore très élevés chez les membres du G-10, mais aussi dans l’UE. À Doha, les exportateurs de produits agricoles se sont concentrés sur la suppression des subventions à l’exportation. L’UE, qui avait fait ces concessions en été 2004, a confirmé la date de 2013 à Hong Kong puisque l’année avait déjà été fixée comme date butoir des subventions à l’exportation dans le cadre des réformes agricoles internes à l’UE. Alors que le Japon, l’UE et la Suisse réformaient leur politique agricole par phases de quatre ans (politiques agricoles 2002, 2007 et 2011), les États-Unis augmentaient leurs soutiens internes par le nouveau «Trade Bill» de 2002, atteignant ainsi le plafond fixé en la matière par l’OMC. Grâce aux réformes internes et au gel du budget agricole au niveau de 2002, l’UE s’est forgée une marge de manoeuvre, y compris au niveau du soutien interne. Elle l’a encore augmentée par le biais de l’élargissement à l’Est, attendu que le même budget n’est plus à diviser entre 15, mais 25 États. Les États-Unis n’ont jamais été disposés à accepter des baisses importantes dans les subventions et ont refusé, pratiquement jusqu’en juin 2006, de négocier les critères selon lesquels fonctionnerait une nouvelle «catégorie bleue», taillée à leurs mesures, qui leur permettrait tout simplement de sortir certains projets de la catégorie orange pour les intégrer à la catégorie bleue. Une telle manière de faire n’aurait guère diminué les subventions versées à l’agriculture. Les États-Unis campent sur leurs positions: ils ne seraient prêts à faire des concessions en matière de soutiens internes que s’ils obtenaient en échange un important accès au marché, et ce non seulement dans les pays de l’OCDE, mais aussi dans ceux émergents comme l’Inde et le Brésil. Or l’Inde, notamment, n’est pas d’accord. Le pays s’est en effet signalé, ces dernières années, par des baisses autonomes des droits de douane, en particulier dans le secteur industriel. Il défend la théorie de la marge de manoeuvre politique nationale et refuse de fixer ces réformes unilatérales dans le cadre de l’OMC. L’Inde a, par ailleurs, rejoint la position intransigeante des exportateurs de produits agricoles, puisqu’elle en fera sous peu partie. Quant au Brésil, il ne pouvait que profiter de chaque mouvement. Il s’est ligué aux autres pays exportateurs de produits agricoles et aux États-Unis contre l’UE et le Japon pour obtenir des accès au marché et s’est rangé, à l’inverse, aux côtés de l’UE et du Japon contre les États-Unis pour les soutiens internes.

Les causes de l’échec


Plusieurs raisons expliquent la mauvaise fortune du cycle de Doha. Tout d’abord, le clivage Nord-Sud n’existe plus. Les pays en développement ont accru leurs exportations de produits, qui comptent pour plus de 50% des échanges mondiaux, si bien que les intérêts divergent à présent fortement d’un pays à l’autre. Le cycle de Doha doit donc également permettre d’améliorer l’accès au marché entre pays en développement. Les pays en développement n’acceptent d’ailleurs pas l’idée que des différences s’opèrent selon le niveau de développement, provoquant ainsi un échelonnement des privilèges. L’ancien système du Gatt accordait les mêmes droits au Brésil, à l’Afrique du Sud et au Togo: cela aurait actuellement pour conséquence que le Brésil, qui est concurrentiel, et l’Afrique du Sud, qui l’est dans certaines branches, évinceraient des pays comme le Togo du marché mondial. La situation est paradoxale, puisque les pays en développement de petite et de moyenne tailles, qui disposent d’un accès au marché privilégié dans l’UE, en Suisse, en Norvège et partiellement aussi en Amérique et au Japon sont, pour ce qui est de leurs intérêts, dans la même position que l’UE et le G-10, mais ne peuvent pas agir en conséquence en raison de la solidarité politique qui unit les pays en développement. Le fait que des pays comme la Corée, Singapour, Hong Kong, le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Mexique et la Turquie se considèrent toujours comme des pays en développement fausse par ailleurs la donne. La troisième cause des problèmes du cycle de Doha tient à l’étroitesse des majorités politiques, qui limite la marge de manoeuvre du gouvernement des États-Unis, du Japon, de l’UE et de l’Inde. Le schéma de négociations avec les six plus grands (G-6) n’a pas été concluant. Les pays qui avaient joué le rôle d’intermédiaires pendant le cycle d’Uruguay n’ont pas pu le faire cette fois-ci. Outre les pays de l’AELE, il s’agissait du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Uruguay et du Chili ainsi que de certains pays de l’Anase (Asean en anglais). Aujourd’hui, les négociations se polarisent du fait de l’émergence de groupes (voir tableau 1). Autre cause essentielle, le fait que les négociations ont été portées au niveau ministériel très rapidement a ralenti le travail des négociateurs qui devaient toujours attendre, d’une conférence à l’autre, ce que les ministres allaient décider de plus. Il manquait, toutefois, à ces derniers les bases pour prendre des décisions. Aucune puissance commerciale n’a servi de locomotive. Le regain d’intérêt des États-Unis pour les accords bilatéraux semblait même indiquer qu’ils n’étaient pas réellement prêts à négocier au niveau multilatéral. Ils ont, toutefois, réitéré à plusieurs reprises leur attachement au multilatéralisme commercial. Le gouvernement n’avait, cependant, pas de marge de manoeuvre au Congrès en raison de la faible majorité favorable à une libéralisation accrue. L’UE ne pouvait pas plus assumer le rôle de leader car sa propre marge de manoeuvre était, elle aussi, limitée par la complexité de ses structures décisionnelles et la position défensive adoptée sous la pression des exportateurs de produits agricoles. La polarisation sur le dossier agricole a certes permis de mettre au point des ébauches de solutions dans ce domaine mais a également fait que rien ou presque ne bouge dans les autres dossiers. Reprendre le cycle de Doha n’aura de sens que lorsqu’il sera possible de se concentrer sur tous les dossiers à négocier à la fois et à condition de garder toujours à l’esprit que les pays en développement de petite et de moyenne taille ne partagent pas les mêmes intérêts que les marchés émergents.

Quelles sont les perspectives?


Au vu des événements de politique intérieure (élections présidentielles en France et au Brésil, élections législatives aux États-Unis) prévus jusqu’à la mi-2007, il est peu probable que des décisions courageuses soient prises d’ici là. Les scénarios envisageables sont donc les suivants: – le cycle est suspendu jusqu’à ce que la nouvelle administration américaine commence son travail au premier semestre de 2009; – le cycle se clôture sur un résultat minimal, ce qui supposerait que les exportateurs de produits agricoles retirent leurs demandes, que les travaux dans les autres dossiers progressent rapidement et que les pays en développement qui en sont capables, acceptent un paquet d’engagements suffisamment important; – la troisième éventualité serait la renégociation de la déclaration de Doha, ce qui demanderait beaucoup de temps et ne serait possible – au regard des intérêts divergents des membres de l’OMC – que sous le leadership de nombreux pays.; – enfin, il reste l’option du constat d’échec pour le cycle de négociations ou, plus diplomatiquement, sa transformation en programme de travail comme lors de la conférence ministérielle de 1982. Les spécialistes feraient alors progresser les questions techniques tandis que les problèmes politiques resteraient en veilleuse jusqu’en 2009.

Que se passera-t-il d’ici là?


Les commentaires des médias sur l’échec provisoire du cycle de Doha ont trop peu souligné que l’ensemble des accords du cycle d’Uruguay continueront d’être appliqués et que le règlement des différends sera, lui aussi, maintenu. Ces deux piliers de l’OMC resteront donc intacts. On assistera, toutefois, à un glissement général des négociations vers le règlement des différends, comme l’ont déjà annoncé de nombreux membres. Ce seront principalement les subventions du secteur agricole par les États-Unis et l’UE qui seront remises en question. Parallèlement, des thèmes auxquels on n’avait pas accordé, jusque-là, tant d’importance, se retrouveront davantage sur le devant de la scène. Si l’on considère que le commerce des contrefaçons représente 12% des échanges mondiaux et qu’il est donc plus important que le commerce des produits agricoles (10%), il y a vraiment de quoi se demander ce que fait l’OMC. La raréfaction de l’énergie et les problèmes d’approvisionnement en eau sont également des thèmes qui devraient être traités, sous leur aspect commercial, au sein de l’OCDE et de l’OMC. La question du commerce et de la sécurité revêt une importance particulière, notamment à une époque où les menaces terroristes refont surface. Il n’est pas très réaliste de croire que l’on peut lutter contre le terrorisme à coup de mesures administratives sans que n’en pâtissent les échanges commerciaux. Plus la charge administrative est légère, plus les contrôles sur le terrain sont simples. Enfin, les experts devront continuer à se pencher sur les thèmes suivants: investissements, commerce et politique de la concurrence, transparence des marchés publics. Il faut aussi réfléchir à la manière de rendre l’OMC plus démocratique et efficace. La Suisse imaginerait sans problème un «parlement de l’OMC», dans le sens de la proposition avancée il y a quelques années. Mais de nombreux membres de l’OMC ne connaissent pas de système parlementaire et se montrent de ce fait plutôt réticents. Au cours des prochaines années, de nombreux accords de libre-échange devraient voir le jour en marge du système de l’OMC. Cette tendance comporte deux risques: d’un côté, ces accords risquent de marginaliser encore davantage les petits pays en développement peu intéressants en termes de politique commerciale, de l’autre, le commerce mondial sera fragmenté par des règles d’origines différentes et par leur application également dissemblable, ce qui renforcera la nécessité de trouver des solutions multilatérales afin de faciliter réellement les échanges commerciaux. Il n’existe à moyen terme aucune alternative au système commercial mondial. Il est en revanche possible d’organiser différemment les négociations et d’en modifier les règles du jeu. Peut-être est-il possible de lancer un mouvement qui se pencherait sur ces questions entre-temps; la question mérite en tout cas d’être examinée.

Conclusion


Une chose est sûre, il n’y a pas d’alternative au système commercial multilatéral. Tant que les gouvernements feront preuve d’un minimum de raison, celui-ci s’imposera à moyen et à long terme. Il est donc important que la Suisse poursuive ses réformes internes pour maintenir et améliorer sa compétitivité, dans le domaine agricole comme dans toutes les branches économiques touchant au marché intérieur.

Tableau 1 «Alliances dans le cadre des négociations du cycle de Doha»

Proposition de citation: Luzius Wasescha (2006). Où va l’OMC. La Vie économique, 01 septembre.