Rechercher

Droit suisse des cartels: comparaison internationale et bonnes pratiques

L’article qui suit analyse le droit suisse des cartels par rapport aux bonnes pratiques internationales. Sur divers points (conflits d’intérêt, organisation, etc.), le dispositif institutionnel révèle des faiblesses considérables. Des corrections s’imposent également en matière d’accords verticaux et de sécurité juridique. Le dernier chapitre examine les sanctions individuelles et se penche sur la question de son introduction en Suisse Les considérations qui suivent se fondent sur une étude réalisée par l’auteur en automne 2008 pour le compte du Secrétariat d’État à l’économie (Seco), avec le concours de MM. Frank Bremer, Christian Mayer, Simon Planzer et Philipp Speitler. Cette étude abordait aussi le sujet du contrôle privé, qui ne sera pas traité ici..

Dispositif institutionnel


Dans sa loi sur les cartels (LCart) de 1995, la Suisse a repris le modèle classique d’Europe continentale et instauré une commission de la concurrence (Comco), dotée de la compétence d’enquêter et de disposer, et dont les décisions peuvent être soumises aux tribunaux. Ce principe devrait être maintenu.

Composition de la Comco


La Comco est actuellement une autorité de milice de douze membres: sept experts indépendants et cinq représentants des associations faîtières. Si on compare aux pratiques internationales éprouvées, elle est beaucoup trop grande et ne répond pas aux exigences qu’on attend de surveillants professionnels de la concurrence. Le système des représentants d’intérêts doit être aboli, car ceux-ci se trouvent par définition assis en permanence entre deux chaises. Selon les principes de l’État de droit, le seul soupçon de partialité des membres de la Comco rend contestables leurs décisions, lesquelles peuvent aussi comprendre des sanctions. D’après la déclaration d’un ancien intime de la Comco, des entreprises non cotées en Bourse ont renoncé à poser une question à la commission, voire à se regrouper, de peur que des informations sensibles ne tombent entre de mauvaises mains. La présidence devrait en tout cas être transformée en charge à plein temps. L’auteur plaide ensuite pour que même les membres ordinaires soient nommés à plein temps. La procédure de nomination doit être améliorée et les places mises publiquement au concours. Les critères de nomination seraient inscrits dans la LCart ou du moins dans une ordonnance spécifique à cette dernière.

Indépendance


Selon l’art. 19, al. 1, LCart, la Comco est indépendante des autorités administratives dans la mesure où elle n’a pas à recevoir dinstructions. Les ingérences sont rares, mais il arrive qu’il s’en produise, surtout en politique agricole. Même des parlementaires ne respectent pas toujours la distance exigée vis-à-vis du Secrétariat. Il est proposé que ce dernier tienne très vite avec la commission un journal où seraient consignées les interventions de l’administration fédérale et des parlementaires.

Récusation pour partialité


Selon l’art. 22, al. 1, LCart, tout membre de la Comco doit se récuser lorsqu’il existe un intérêt personnel ou tout autre soupçon de partialité. Cela signifie que des compétences sont perdues, surtout quand il s’agit d’experts indépendants. D’un autre côté, il est intolérable que les membres de la Comco ne se récusent pas lorsque des communications sont arrêtées, même (et justement) quand ils ont des intérêts particuliers dans certaines questions. Contrairement aux décisions de la Comco, ses communications sont en effet de portée générale et abstraite.

Rapport commission/secrétariat


L’autorité suisse de surveillance de la concurrence se compose de deux organes, la commission et le Secrétariat. Selon l’art. 27, al. 1, LCart, c’est à ce dernier qu’il incombe d’ouvrir et de mener une enquête s’il existe des indices de restriction illicite à la concurrence. Lors de la procédure, en vertu de leur droit d’être entendus, les participants à l’enquête peuvent communiquer leur avis par écrit au Secrétariat (art. 30, al. 2, LCart). À première vue, on a donc affaire à une organisation à deux échelons: le Secrétariat est l’instance d’enquête, la Comco celle de décision. Il manque pourtant une séparation claire, comme dans le droit néerlandais Act of 22 May 1997 Providing New Rules for Economic Competition (Competition Act), Staatsblad Nr. 242 (1997).. Pour ouvrir une enquête, le secrétariat a, par exemple, besoin de l’approbation d’un membre de la présidence de la commission (art. 27, al. 1, LCart). La commission peut également procéder à des auditions de participants (art. 30, al. 2, LCart); elle peut donc s’ingérer dans les compétences du Secrétariat et charger ce dernier de compléments d’enquêtes. Dans la pratique, les chevauchements sont nombreux. Le Secrétariat influence la prise de décision au sein de la Comco. Une inégalité de savoir et de pouvoir s’instaure entre un Secrétariat qui exerce son rôle à plein temps et les miliciens de la commission. Il arrive, en outre, que le Secrétariat hésite à user de ses compétences et donc à ouvrir une enquête (art. 27 LCart). Un autre problème réside dans le fait que le Secrétariat suggère souvent trop vite aux parties de s’entendre à lamiable. Comme la commission elle-même tend aussi à préférer ce type d’accord, on en arrive à manquer cruellement de décisions fondamentales, ce qui compromet la sécurité juridique et la prévisibilité, surtout pour les entreprises et leurs conseillers. Étant donné la limitation des ressources et le nombre restreint de cas, la Suisse devrait se doter d’une structure simple à un seul échelon. L’idée qu’il faille déjà avoir au niveau des surveillants de la concurrence une procédure quasi judiciaire, avec une instance chargée d’enquêter et d’accuser, et une autre de trancher, est un peu factice. Le contrôle judiciaire par le Tribunal administratif fédéral et le Tribunal fédéral suffit de toute façon à rendre le système compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

Accords verticaux


La restriction de la concurrence intramarque qui résulte des accords verticaux peut renforcer, voire susciter la concurrence entre marques différentes (concurrence intermarque). La majeure partie des accords verticaux sont donc inoffensifs, au regard du droit des cartels. Le droit comparé démontre qu’en matière d’appréciation des accords verticaux, le critère décisif est la situation concrète du marché. Dans le droit communautaire européen, l’appréciation des restrictions verticales s’assouplit progressivement. Entre-temps, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) prescrit une analyse des effets au cas par cas. Sa jurisprudence a même conduit à écorner la protection absolue dont jouissait le commerce parallèle. Il en va de même, mutatis mutandis, des juridictions étudiées des États de l’UE et de la législation étatsunienne. Selon la jurisprudence récente de la CJCE, la Commission européenne doit prouver que le marché a été verrouillé En conséquence sans doute des arrêts CJCE C-234/89 Delimitis (1991), T-67/01 JCB Service (2004); T-65/98 Van den Bergh Foods (2003).. Il existe des indices clairs montrant que les tribunaux de l’UE exigent une analyse des effets même en cas de restriction fondamentale de la concurrence.

Nouvelle communication et LCart


Le 2 juillet 2007, la Comco a arrêté une nouvelle communication concernant l’appréciation des accords verticaux («Vertikalbekanntmachung», VBM), qui remplace une communication antérieure de 2002 («Bekanntmachung über die wettbewerbsrechtliche Behandlung vertikaler Abreden», VertBM). La nouvelle VBM est entrée en vigueur le 1er janvier 2008. Le chiffre 10 de la VBM, censé concrétiser l’art. 5, al. 4, LCart, statue que les accords verticaux sont présumés supprimer la concurrence lorsque ceux-ci arrêtent un prix de vente minimal ou fixe et attribuent un territoire qui exclue les revendeurs qui n’y sont pas établis. Il stipule également que les accords en matière de concurrence qui revêtent la forme d’une recommandation de prix de vente, mais qui prescrivent un prix minimal ou fixe, sont considérés comme des cas de fixation des prix (chiffre 10 [1], let. a, dernière phrase, VBM). La présomption de suppression de la concurrence ne peut pas être renversée par la simple preuve qu’une concurrence existe entre les fournisseurs des différentes marques (chiffre 10 [2], VBM). En ce qui concerne les recommandations en matière de prix, le chiffre 11 (1) VBM exige un examen approfondi au cas par cas. Le chiffre 11 (2) VBM énumère les circonstances à prendre spécialement en compte. Ainsi, ces recommandations peuvent n’être pas généralement accessibles, mais émises à la seule attention des revendeurs ou commerçants, ou encore s’accompagner de pressions sur les commerçants ou d’incitations. Les recommandations de prix en francs suisses peuvent n’être pas désignées expressément comme non-contraignantes, le niveau de prix des produits concernés – à prestations comparables – être significativement plus élevé que dans les pays voisins, ou les recommandations de prix être effectivement suivies par une part importante des revendeurs ou commerçants. Un des premiers problèmes fondamentaux de la VBM est qu’il y manque l’épreuve de la pratique. Dans son rapport 2003, la Comco constatait que sur 120 cas d’accords verticaux examinés, pas un seul ne posait de problème au sens de l’ancienne VertBM. Dans 76 cas, il avait été impossible d’établir un accord vertical illicite (RPW/RPC 2004/1, p. 4ss). Le chiffre 10 (2) VBM, selon lequel la présomption en matière de suppression de la concurrence ne peut pas être renversée par la simple preuve qu’une concurrence existe entre les fournisseurs des différentes marques, ajoute une nouvelle appréciation qui, dans la procédure d’enquête, prive la concurrence intermarque du rôle qu’elle joue dans d’autres régimes juridiques. Organe de milice, la Comco est la seule autorité de la concurrence à revendiquer une sorte de solution toute faite pour un problème que ni l’économie, ni les décennies de jurisprudence des tribunaux des Etats-Unis et de la CE ne sont parvenues à résoudre. La conviction affichée dans le rapport 2007 de la Comco selon laquelle le chiffre 10 (2) VBM ne va pas au-delà des règles fixées par le droit européen (RPW/RPC 2008/1, 22, let. c) n’est pas compatible avec son libellé. Selon les bonnes pratiques internationales, une présomption efficace en matière de suppression de la concurrence doit, en effet, pouvoir être renversée, dans certains cas, par la (simple) preuve qu’une concurrence existe entre les fournisseurs des différentes marques. La concurrence ne se définit, en effet, pas seulement par les prix, mais aussi par des paramètres tels que l’innovation, la qualité, le conseil ou le service. Pour la sécurité du droit, ce point doit être éclairci dans la VBM. Ajoutons – à titre de recommandation purement théorique – que si la Suisse devait intégrer un jour l’EEE, il lui faudrait songer, au niveau législatif, à reformuler l’art. 5, al. 4, LCart. Cette disposition représente au fond une prescription provisoire: tant que le marché suisse reste difficilement accessible aux fournisseurs étrangers de l’UE, elle est parfaitement justifiée À l’époque, l’auteur, expert de la commission du Conseil des États, s’était prononcé entièrement en faveur de cette clause.; mais si l’accès au marché s’ouvrait sans problème aux fournisseurs étrangers, la probabilité de verrouillage diminuerait. Le chiffre 11 de la VBM soumet les recommandations de prix à un régime plus sévère que les législations étrangères. Les cinq critères énumérés par la Comco ont déstabilisé les assujettis. Sont en particulier critiques les deux dernières circonstances à prendre en compte en cas de soupçon d’entente illicite. Il faut donc modifier le chiffre 11 VBM. Il doit être possible au fournisseur de prouver librement qu’il n’y a pas entente; s’il y parvient, la présomption (art. 5, al. 4, LCart) disparaît et il n’est plus nécessaire de présenter de justification. L’art. 5 LCart devient alors aussi inapplicable que la VBM.

Sanctions individuelles


Selon l’art. 49a (1) LCart, les sanctions administratives ne peuvent être prononcées que contre des entreprises, et encore seulement s’il s’agit d’infractions graves, comme le montrent les renvois à l’art. 5, al. 3 et 4, LCart (cartels horizontaux et verticaux) et à l’art. 7 LCart (abus de position dominante). L’art. 49a LCart n’est pas applicable aux employés agissant pour le compte d’une entreprise (pour une réflexion théorique sur les sanctions individuelles, voir encadré 2 D’après leurs partisans, les sanctions individuelles favorisent la prévention efficace des pratiques contraires au droit des cartels en dissuadant aussi bien le fauteur lui-même (prévention spéciale) que les délinquants potentiels (prévention générale). À condition que les programmes de clémence s’appliquent aussi aux personnes physiques, les sanctions individuelles en renforcent l’efficacité et donc la découverte d’ententes cartellaires. Il s’ensuit une course au programme de clémence, aussi bien entre les collaborateurs qu’entre eux et leurs entreprises. Les sanctions individuelles, en particulier celles de nature pénale, sont propres à mieux sensibiliser les esprits au caractère socialement dommageable des pratiques anticoncurrentielles. Dans plusieurs cas, les sanctions infligées aux entreprises ne peuvent atteindre un niveau suffisamment dissuasif. La probabilité relativement faible d’être découvert a pour conséquence que les sanctions effectivement prononcées doivent dépasser largement le profit d’une entente cartellaire. Contre les sanctions pénales, on objecte souvent que le droit ne doit être invoqué que pour protéger des valeurs élémentaires de la vie communautaire; or les infractions au droit des cartels n’en font pas partie. On relève encore qu’à cause de leur caractère invasif, les sanctions pénales augmentent les exigences procédurales, ce qui pourrait notablement ralentir les procédures, voire, dans certaines circonstances, torpiller tout espoir de sanction. On met aussi en doute qu’il soit possible d’identifier les grands responsables des infractions au droit de la concurrence. Les sanctions individuelles, qu’elles soient de nature pénale ou administrative, pourraient encore avoir pour conséquence que les acteurs économiques prennent leurs distances vis-à-vis des normes de la concurrence, voire qu’ils ne pratiquent par certaines formes de coopération novatrices et encore plongées dans un certain flou juridique (zone grise), par peur de se voir infliger des sanctions. Il faudrait encore craindre que les participants ne déploient toujours plus d’efforts pour masquer leurs activités cartellaires. Enfin, un inconvénient spécifique des sanctions financières seraient qu’elles pourraient être prises en charge par des tiers, en particulier par les entreprises concernées.Tout compte fait, les avantages des sanctions individuelles l’emportent. Qu’elles soient pénales ou administratives, elles ont un effet nettement plus dissuasif que celles infligées aux entreprises. Pour autant que les programmes de clémence soient aussi accessibles aux personnes physiques, les entreprises y recourront de façon plus efficace. Les sanctions individuelles renforcent la conscientisation générale et le respect du droit. Étant donné l’importance éminente de la concurrence, il est indubitable qu’il faut pouvoir sanctionner individuellement les violations du droit en la matière. Quant au risque invoqué d’un ralentissement des procédures dû à l’emploi extensif de leurs droits par les participants, il faut remarquer qu’à des droits étendus en matière de procédure s’opposeraient aussi des droits d’enquête étendus de la part des autorités compétentes. La crainte qu’on éviterait des pratiques économiquement valables, quoique juridiquement floues, de peur d’encourir des sanctions individuelles, est infondée. On pourrait d’ailleurs y parer en limitant les sanctions individuelles aux infractions les plus dures («hardcore»). Même en négligeant les particularités du régime suisse, on peut donc conclure que l’institution juridique de la sanction individuelle – administrative ou pénale – représente un outil légal valable pour imposer efficacement le droit de la concurrence.).

Les sanctions individuelles dans d’autres régimes


Parmi les pays étudiés, la France, les Pays-Bas et l’Allemagne connaissent des sanctions administratives contre les individus, mais jusqu’ici, seule la dernière les a confrontées à la pratique. La liste des amendes se trouve dans les art. 81ss de la loi sur les restrictions à la concurrence («Gesetz gegen Wettbewerbsbeschränkungen», GWB). Les infractions peuvent être légères ou graves. Selon l’art. 81, al. 1, GWB, commet une infraction grave quiconque enfreint l’art. 81, al. 1, CE (ch. 1) ou l’art. 82, 1ère phrase, CE (ch. 2). L’art. 81, al. 2, ch. 1, GWB sanctionne les infractions à l’interdiction des cartels (art. 1 GWB) et l’abus de position dominante (art. 19, al. 1, GWB). Les infractions légères au droit des cartels sont les infractions indirectes ou les cas de désobéissance. Dans la pratique, le Bundeskartellamt se montre sévère: en 2007, il a prononcé des amendes totales de 1,8 million d’euros contre 26 personnes physiques. Le programme de clémence («Bonusregelung») énoncé en 2006 dans la communication n° 9/2006 s’applique aussi aux personnes physiques. Les sanctions pénales pour violation de prescriptions concurrentielles sont relativement répandues dans le monde. L’exemple le plus notable est celui des États-Unis, où les individus peuvent être poursuivis pénalement pour pratiques contraires au droit des cartels en vertu de la section 1 du Sherman Act. Bien que la loi ne le précise pas, ne sont poursuivis pénalement, en pratique, que les cas dits «hardcore», notamment les ententes horizontales sur les prix, territoires, clients et soumissions. On trouve encore des dispositions pénales applicables aux personnes physiques au Royaume-Uni, en France, au Danemark, en Irlande et en Estonie. En Allemagne et en Autriche, seules sont punissables les concertations dans les procédures de soumission qui prennent la forme de fraudes ou d’ententes anticoncurrentielles sur les appels d’offres et les adjudications. Aux Pays-Bas, un projet de loi sur les sanctions pénales en cas d’infraction au droit des cartels est en préparation. Au Royaume-Uni, le législateur a introduit en 2002 la notion de «cartel offence» (section 188 Enterprise Act): est punissable quiconque conclut une entente déloyale sur les prix, les quantités, les territoires ou les soumissions. Le chef d’accusation est limité aux ententes horizontales (section 189 (1) Enterprise Act). Selon la section 9a du Company Directors Disqualification Act, les directeurs de sociétés peuvent en outre être interdits d’exercice par un tribunal; la durée maximale d’une telle interdiction professionnelle est de 15 ans. À la tendance croissante de criminaliser le droit de la concurrence s’oppose cependant une pratique très diverse. Seuls les États-Unis appliquent jusqu’ici rigoureusement leur législation: en cas de condamnation pénale, la peine de prison peut aller jusqu’à 10 ans, l’amende jusqu’à 1 million de dollars, et les peines être combinées; les dispositions pénales sont appliquées activement; en 2007, un total de 31 391 jours de détention ont été prononcés contre 34 personnes physiques. Au Danemark et en France, en revanche, aucune sanction notable n’a été prononcée jusqu’ici contre des individus. Au Royaume-Uni, les trois premières personnes condamnées pour «cartel offence» (2008) ont écopé de peines de prison de deux ans et demi à trois ans; les accusés ont en outre été interdits d’exercice pendant 5 à 7 ans.

Une introduction possible en Suisse Tant qu’on n’aura pas exploité à fond les possibilités de l’art. 49a LCart, il restera difficile de comparer la situation suisse avec celle des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne ou de la Communauté européenne, et d’en tirer des conclusions utiles.


L’introduction de sanctions administratives individuelles peut et doit être envisagée. Celles-ci devraient cependant s’ajouter aux amendes infligées aux entreprises. Pour autant que le programme de clémence s’applique aussi aux personnes physiques, les sanctions individuelles en renforceront l’efficacité et permettront de porter les ententes cartellaires au grand jour. Les sanctions pénales ont un potentiel dissuasif considérable, mais elles compromettraient probablement l’efficacité du programme de clémence actuel. Comme ce dernier ne s’applique pas aux sanctions pénales individuelles, il serait moins souvent invoqué par les entreprises, surtout si leurs décideurs devaient s’attendre à des poursuites pénales. En tout cas, les sanctions pénales impliquant la possibilité de peines de prison ne pourraient pas être infligées par la Comco, mais devraient être transmises à des cours pénales; les compétences techniques de la Comco n’auraient donc plus qu’une incidence limitée sur les arrêts. En vertu du principe de proportionnalité, les pratiques condamnables ne peuvent d’ailleurs être punies pénalement que si la répréhensibilité en a été reconnue, celle-ci n’étant donnée que si la menace d’une peine est le seul moyen efficace de mettre fin à une pratique dommageable pour la société. Or il est douteux que des dispositions pénales soient actuellement nécessaires, puisque les sanctions administratives individuelles constituent déjà un outil tout aussi efficace pour prévenir des violations moindres du droit de la concurrence. Le manque de pertinence pratique des sanctions pénales dans les États de l’UE est un autre argument en leur défaveur. Il faudra en tout cas observer la façon dont elles évoluent pour mieux juger de leur utilité. À la limite, on pourrait envisager un tel procédé pour les ententes sur les soumissions. Comme il s’agirait d’une norme pénale plus circonscrite, le législateur aurait moins de terrain à défricher. À cela s’ajoute que, par leur jurisprudence, quelques États européens jouissent déjà d’expériences concrètes en la matière.

Encadré 1: Conclusion d’un accord de coopération avec l’UE Il faut chercher à conclure un accord de coopération avec l’UE. Dans ce cas, une Comco professionnelle serait un avantage, car un tel accord impliquerait des échanges d’informations sensibles. Il faut avant tout régler l’entraide administrative en cas de fusions, cartels et abus. On éliminerait aussi de ce fait les incertitudes quant à l’applicabilité des art. 271 et 273 CPa. Il est cependant douteux que la Suisse puisse accéder ainsi au Réseau européen de la concurrence (REC).

Encadré 2: Considérations théoriques sur les sanctions individuelles D’après leurs partisans, les sanctions individuelles favorisent la prévention efficace des pratiques contraires au droit des cartels en dissuadant aussi bien le fauteur lui-même (prévention spéciale) que les délinquants potentiels (prévention générale). À condition que les programmes de clémence s’appliquent aussi aux personnes physiques, les sanctions individuelles en renforcent l’efficacité et donc la découverte d’ententes cartellaires. Il s’ensuit une course au programme de clémence, aussi bien entre les collaborateurs qu’entre eux et leurs entreprises. Les sanctions individuelles, en particulier celles de nature pénale, sont propres à mieux sensibiliser les esprits au caractère socialement dommageable des pratiques anticoncurrentielles. Dans plusieurs cas, les sanctions infligées aux entreprises ne peuvent atteindre un niveau suffisamment dissuasif. La probabilité relativement faible d’être découvert a pour conséquence que les sanctions effectivement prononcées doivent dépasser largement le profit d’une entente cartellaire. Contre les sanctions pénales, on objecte souvent que le droit ne doit être invoqué que pour protéger des valeurs élémentaires de la vie communautaire; or les infractions au droit des cartels n’en font pas partie. On relève encore qu’à cause de leur caractère invasif, les sanctions pénales augmentent les exigences procédurales, ce qui pourrait notablement ralentir les procédures, voire, dans certaines circonstances, torpiller tout espoir de sanction. On met aussi en doute qu’il soit possible d’identifier les grands responsables des infractions au droit de la concurrence. Les sanctions individuelles, qu’elles soient de nature pénale ou administrative, pourraient encore avoir pour conséquence que les acteurs économiques prennent leurs distances vis-à-vis des normes de la concurrence, voire qu’ils ne pratiquent par certaines formes de coopération novatrices et encore plongées dans un certain flou juridique (zone grise), par peur de se voir infliger des sanctions. Il faudrait encore craindre que les participants ne déploient toujours plus d’efforts pour masquer leurs activités cartellaires. Enfin, un inconvénient spécifique des sanctions financières seraient qu’elles pourraient être prises en charge par des tiers, en particulier par les entreprises concernées. Tout compte fait, les avantages des sanctions individuelles l’emportent. Qu’elles soient pénales ou administratives, elles ont un effet nettement plus dissuasif que celles infligées aux entreprises. Pour autant que les programmes de clémence soient aussi accessibles aux personnes physiques, les entreprises y recourront de façon plus efficace. Les sanctions individuelles renforcent la conscientisation générale et le respect du droit. Étant donné l’importance éminente de la concurrence, il est indubitable qu’il faut pouvoir sanctionner individuellement les violations du droit en la matière. Quant au risque invoqué d’un ralentissement des procédures dû à l’emploi extensif de leurs droits par les participants, il faut remarquer qu’à des droits étendus en matière de procédure s’opposeraient aussi des droits d’enquête étendus de la part des autorités compétentes. La crainte qu’on éviterait des pratiques économiquement valables, quoique juridiquement floues, de peur d’encourir des sanctions individuelles, est infondée. On pourrait d’ailleurs y parer en limitant les sanctions individuelles aux infractions les plus dures («hardcore»). Même en négligeant les particularités du régime suisse, on peut donc conclure que l’institution juridique de la sanction individuelle – administrative ou pénale – représente un outil légal valable pour imposer efficacement le droit de la concurrence.

Proposition de citation: Carl Baudenbacher (2009). Droit suisse des cartels: comparaison internationale et bonnes pratiques. La Vie économique, 01 avril.