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Le commerce de détail suisse face à la concurrence des régions limitrophes

Depuis 2001, la valeur des importations directes de denrées alimentaires et de biens de consommation courante a crû de 50%. Elle s’élève désormais à 2,1 milliards de francs. Les enseignes étrangères occupent ainsi la troisième place dans le commerce de détail «suisse». La hausse s’explique par l’augmentation de la fréquence des achats en Allemagne, une surestimation du potentiel d’économies et une sous-estimation des coûts de transport. À l’inverse, les étrangers fréquentent aussi les magasins en Suisse, mais cela ne compense pas l’évasion de pouvoir d’achat.

De moins en moins de différences dans les prix


Depuis la première étude sur le tourisme d’achat commandée par Coop en 1990, les écarts de prix par rapport à l’Union européenne se sont sensiblement réduits pour la plupart des produits examinés. Cette tendance s’explique par un nouveau contexte politique, notamment en matière agricole. L’écart s’est particulièrement resserré dans le cas des spiritueux depuis l’entrée en vigueur de l’harmonisation fiscale avec l’UE le 1er juillet 1999. Depuis 2000, le renchérissement relatif cumulé des denrées alimentaires et des boissons sans alcool en Suisse est sensiblement inférieur à celui enregistré en Autriche, en France et en Italie (voir graphique 1). Seule l’Allemagne affiche depuis 2002 un indice de renchérissement légèrement inférieur à la Suisse. Dans le cas des produits laitiers, l’écart de prix s’est réduit jusqu’en 2001 en raison de la suppression des mesures de soutien du marché. Les prix des produits laitiers ayant, cependant, davantage baissé dans les quatre pays limitrophes, les gains de compétitivité relative se sont effacés entre-temps. Dans le cas des fruits et légumes, pommes de terre comprises, le renchérissement en Suisse a été nettement inférieur à celui qu’ont connu l’Autriche, la France et surtout l’Italie. C’est aussi le cas de la viande, même si les écarts de prix élevés en chiffres absolus par rapport aux pays limitrophes ne se sont pas beaucoup resserrés (voir graphique 2). Seuls les boissons alcoolisées et le tabac ont renchéri davantage en Allemagne et dans les autres pays limitrophes qu’en Suisse.

Comparaison des niveaux de prix absolus


L’examen des écarts de prix absolus révèle une Allemagne sensiblement plus avantageuse dans les hypermarchés et les discounts, la France et l’Autriche arrivant en deuxième position. Les hypermarchés étrangers sont en moyenne 21% plus avantageux pour l’alimentaire et l’apparenté alimentaire, hors actions. Il faut, toutefois, tenir compte du fait que l’activité promotionnelle est plus intense et les baisses de prix plus conséquentes en moyenne chez Coop. Une comparaison des prix des articles de marque et des gammes de prix inférieures fait apparaître des écarts nettement moindres. Les articles de marque comparables sont en moyenne 13% plus avantageux dans les hypermarchés étrangers que chez Coop. Les prix des produits comparables dans les gammes de prix inférieures sont à parité avec les prix étrangers On peut supposer qu’il y a parité de prix entre les gammes les moins chères des différentes enseignes et considérer, par conséquent, que les résultats de l’enquête Coop sont valables pour l’ensemble du commerce de détail suisse.. Dans le cas des produits agricoles protégés, tels que la viande, le pain et le lait, les écarts de prix restent nettement supérieurs à la moyenne. Par rapport aux enseignes de discount étrangères, la différence de prix atteint 51% en chiffres absolus par rapport à Coop (à nouveau sans tenir compte des actions). Par rapport aux magasins discount étrangers, elle est – fait notable – de 53% pour les articles de marque comparables, mais ne s’élève qu’à 18% en moyenne pour les produits comparables des gammes de prix inférieures. L’écart de prix s’explique par l’assortiment extrêmement réduit des enseignes de discount, sans aucun élément de service, d’où des structures de coût plus avantageuses.

Une forte croissance du tourisme d’achat


Le débat sur les conséquences économiques de l’îlot de cherté suisse, le nombre croissant de ménages dont le revenu est proche du seuil de pauvreté, les nombreuses comparaisons de prix parues dans les médias et l’arrivée de distributeurs à bas prix allemands sur le marché suisse ont aiguillonné la sensibilité-prix des consommateurs, surtout en Suisse alémanique. Bien que le climat de consommation se soit amélioré depuis la dernière enquête sur le tourisme d’achat en 2002, ce dernier s’est nettement intensifié. Les résultats de l’étude révèlent qu’en dépit d’écarts de prix nettement moindres en chiffres absolus, les consommateurs de Suisse romande et de Suisse italienne se rendent plus souvent au-delà de la frontière pour faire leurs courses que ceux de Suisse alémanique. 21% de la population indique s’y rendre au moins une fois tous les trois mois et y remplir un caddie contenant en moyenne une trentaine d’articles. Avec un écart de prix moyen de 40%, l’évasion du pouvoir d’achat lié au tourisme d’achat correspond à une contre-valeur d’au moins 2,1 milliards de francs Trois banques de données indépendantes ont été utilisées pour quantifier l’évasion effective du pouvoir d’achat: le panel de ménage d’IHA GfK et celui d’AC Nielsen, ainsi que les tickets de caisse de l’enquête menée sur place auprès de la clientèle. L’évasion effective du pouvoir d’achat a été évaluée en fonction de l’importance de l’achat transfrontalier dans les pays limitrophes, ainsi que des canaux d’achat indiqués, avec les pondérations correspondantes..

Une épargne surestimée…


Il est intéressant de noter que les personnes interrogées surestiment la valeur des achats effectués à l’étranger d’un facteur 2 en moyenne. Alors que dans le sondage par téléphone ils affirment dépenser en moyenne 191 francs, l’analyse du ticket de caisse sur place montre que ce montant ne s’élève en réalité qu’à 90 francs. Les acheteurs transfrontaliers interrogés pensent que le fait de faire leurs courses à l’étranger leur permet d’économiser beaucoup. Ils estiment qu’ils auraient déboursé 53% de plus, voire 62% s’ils achètent surtout du «hard discount», pour le même panier en Suisse.

…et des coûts de transport sous-évalués


La grande majorité des acheteurs transfrontaliers (95%) utilisent leur voiture pour se rendre dans le pays voisin. Ils parcourent en moyenne environ 60 kilomètres aller-retour par déplacement. Si l’on multiplie ce chiffre par la fréquence d’achat et la proportion des ménages qui font leurs courses à l’étranger sur l’année, on constate que 1,5 milliard de véhicules-kilomètres sont parcourus pour faire des achats à l’étranger. Ce chiffre représente 2,6% des quelque 57 milliards de véhicules-kilomètres parcourus par les voitures particulières en une année, ce qui apparaît faible. Elle est, toutefois, presque aussi élevée que la part du trafic total attribuée à la fréquentation des centres commerciaux en Suisse. Tandis que cette dernière donne lieu à des mesures très débattues sur le plan politique, telles que la limitation des places de parc et les modèles de déplacement, le tourisme d’achat transfrontalier n’apparaît ni dans les statistiques, ni à l’ordre du jour politique des autorités et des organisations écologistes. Si l’on se base sur l’estimation des coûts au kilomètre du TCS, soit CHF 0,76 /km, on obtient, avec 1,5 milliard de kilomètres, un bon milliard de francs. Même si l’on ne tient compte que des coûts variables à hauteur de 40%, chaque excursion transfrontalière engendre 18 francs de frais de transport.

Un large éventail d’achat


L’écart de prix est la principale incitation citée par les acheteurs transfrontaliers. Ils mentionnent spontanément la viande et les produits laitiers, dont l’écart de prix est effectivement très élevé en chiffres absolus. Viennent ensuite les produits de soin du corps, les lessives et produits d’entretien, les aliments de base et, dans une moindre mesure, les produits non alimentaires, tels que les vêtements, les articles pour bébés ainsi que les matériaux de construction et d’artisanat (voir graphique 3). Une analyse plus détaillée du ticket de caisse fait encore ressortir la présence importante de la viande fraîche et surgelée, des saucisses et de la charcuterie, des boissons désaltérantes sans alcool, des fruits et légumes, du fromage et des produits de soins du corps. Coop estime la contre-valeur de la viande et des produits carnés achetés à l’étranger à environ 600 millions de francs. Ce chiffre correspond approximativement à 10% de la consommation de viande des ménages suisses. Sur 60% des tickets de caisse figurent la viande, la volaille et/ou la saucisse et la charcuterie. Là où le bât blesse, c’est que l’écart de prix absolu élevé dans ce domaine est projeté sur l’ensemble du panier, ce qui entraîne une surestimation du potentiel d’économies.

Des idées communes surprenantes


Même les personnes qui effectuent régulièrement leurs achats à l’étranger et qui placent dans leur caddie plus de viande que la moyenne des consommateurs sont convaincues que les conditions d’élevage des animaux sont meilleures en Suisse qu’à l’étranger (voir tableau 1). Curieusement, l’attitude vis-à-vis des achats transfrontaliers en général révèle peu de différences entre les adeptes réguliers du tourisme d’achat et les consommateurs qui ne se sont jamais rendus à l’étranger pour y faire leurs courses. Les deux catégories de personnes pensent que ce ne sont pas seulement les difficultés financières qui incitent les consommateurs à effectuer leurs achats de l’autre côté de la frontière. Les personnes ne pratiquant pas le tourisme d’achat défendent bien davantage que ceux qui s’y livrent, l’idée selon laquelle l’argent gagné en Suisse doit également y être dépensé, ce qui ne constitue guère une surprise.

Le tourisme d’achat étranger en Suisse


Les achats effectués par les consommateurs transfrontaliers étrangers en Suisse ont été analysés pour la première fois dans l’enquête. Deux grandes raisons expliquent leur choix: la qualité de l’offre et le lieu de travail. Les acheteurs transfrontaliers étrangers qui travaillent en Suisse y effectuent souvent des achats par habitude, mais aussi par confort, parce que les commerces concernés se situent directement sur le chemin du travail.  Il est frappant de constater que les acheteurs transfrontaliers étrangers ont eux aussi l’impression d’économiser par rapport à leur pays d’origine. Ils s’intéressent fortement aux actions avantageuses et achètent des produits/marques exclusifs suisses ainsi que des marques propres d’un bon rapport qualité-prix. Avec en moyenne 5 articles, le panier est beaucoup plus petit que lors d’achats suisses à l’étranger et très sélectif. Les articles le plus souvent cités sont le pain, les biscuits, les yoghourts, sérés et desserts, les confiseries et les aliments de base. Cet afflux de pouvoir d’achat est estimé à environ 400 millions de francs. Il ne permet pas de compenser, loin s’en faut, l’évasion du pouvoir d’achat, qui, elle, atteint 2,1 milliards de francs.

S’attaquer aux racines du problème


Étant donné la forte croissance de ce type de tourisme et l’importance de l’évasion du pouvoir d’achat, il faut s’attaquer aux racines du problème et améliorer les conditions-cadres offertes au commerce de détail en Suisse:  – la viande joue un rôle de premier plan dans les achats effectués à l’étranger, où elle est perçue comme particulièrement avantageuse. Les consommateurs acceptent sciemment de céder sur le plan de la qualité et des conditions d’élevage des animaux. Ils semblent projeter l’écart important de prix applicable à la viande à la totalité de l’offre, ce qui se traduit par de fortes incitations d’achat de produits dont la différence de prix réelle est moindre. Cet important écart de prix ne s’explique pas par les conditions d’élevage des animaux – qui sont plus strictes en Suisse -, mais par les coûts des aliments pour animaux, des médicaments vétérinaires et de la construction d’étables. Dans la lutte contre l’évasion du pouvoir d’achat, il faut donc cibler la viande. Pour cela, il faut baisser le prix-seuil des aliments pour animaux et autoriser les importations parallèles qui s’adressent aux prestations agricoles en amont; – la proportion élevée d’articles destinés au soins du corps ainsi que des lessives et des produits d’entretien dans le panier continue de refléter des écarts de prix considérables, notamment dans le cas d’articles de marque identiques. Éliminer les différences dans l’étiquetage des produits entre la Suisse et l’UE, autoriser les importations parallèles et surtout celles effectuées par l’intermédiaire de l’alliance internationale de regroupement des achats sont autant de solutions à envisager pour réduire les écarts de prix injustifiés.  La concurrence – y compris celle de l’étranger – est bénéfique pour le marché. Elle est souhaitable si les règles du jeu, à savoir les conditions-cadres, sont comparables. Un durcissement de la législation réglementant les horaires d’ouverture des magasins, la délivrance des permis de construire et la construction de parkings alourdissent la facture et favorisent les concurrents étrangers. Rappelons que ces derniers ne forment pas d’apprentis suisses, ne se fournissent pas auprès d’entreprises suisses, proposent peu de produits suisses et ne paient pas d’impôts en Suisse.

Graphique 1 «Renchérissement des produits alimentaires et des boissons sans alcool en Suisse et dans les pays limitrophes, 2000-2005»

Graphique 2 «Renchérissement de la viande en Suisse et dans les pays limitrophes, 2000-2005»

Graphique 3 «Choix des produits lors d’achats transfrontaliers (enquête téléphonique 2005) Question: quels produits – à savoir quels biens de consommation courants et autres marchandises – achetez-vous régulièrement au-delà de la frontière (pas seulement dans le commerce principal)?»

Tableau 1 «Attitude vis-à-vis des achats transfrontaliers (enquête téléphonique 2005)»

Encadré 1: L’étude Sibyl Anwander Phan-Huy, Maya Herzog et Felix Wehrle, Tourisme d’achat 2005, édité par Coop, 2006. L’étude est disponible sur Internet à l’adresse: www.coop.ch , rubriques «Infos Coop», «Médias», «Conférences de presse», «Conférence de presse sur le bilan 2005».

Encadré 2: Méthodologie La dernière enquête Coop sur le tourisme d’achat s’inscrit dans la lignée des précédentes études réalisées en 1990, 1992, 1994, 1997 et 2002. Optimisée sur le plan méthodologique, l’enquête publiée en 2006 intègre des critères d’analyse supplémentaires permettant de décrypter davantage le phénomène du tourisme d’achat. L’analyse se base sur des études de marché récentes, un sondage réalisé auprès d’un échantillon de 1000 ménages représentatifs de la population suisse, des entretiens individuels avec 1000 acheteurs transfrontaliers, en Suisse et à l’étranger, avec analyse du ticket de caisse, des panels de ménage ainsi qu’une vaste campagne de comparaison des prix de 160 produits vendus dans des hypermarchés et des discounts en Allemagne, en Autriche, en France et en Italie.

Proposition de citation: Sibyl Anwander Phan-huy (2006). Le commerce de détail suisse face à la concurrence des régions limitrophes. La Vie économique, 01 juin.