Mesurer le PIB à partir de l’espace

Régions claires ou sombres? Mesurer l’intensité lumineuse depuis l’espace afin de savoir si le PIB augmente. La capitale japonaise Tokyo la nuit. (Image: Keystone)
Mi-janvier 2025, les médias annoncent que le produit intérieur brut (PIB) de la République populaire de Chine a augmenté de 5% en chiffres réels en 2024, les autorités chinoises soulignant que cette évolution correspond exactement aux prévisions du parti et du gouvernement. La plupart des articles de presse parus en Suisse affichent toutefois leur scepticisme en soulignant qu’une telle croissance est difficilement concevable compte tenu de la mauvaise conjoncture économique en Chine, des gigantesques problèmes auxquels est confronté le secteur immobilier et du nombre élevé de diplômés de l’enseignement supérieur sans emploi. Il est établi que de nombreux pays manipulent régulièrement leur PIB. Les régimes autoritaires présentent plus souvent que les autres des données biaisées, tandis qu’un volume élevé d’échanges commerciaux est un frein à ce type de manipulation[1]. Des motivations individuelles jouent également un rôle car la carrière de certains responsables politiques régionaux dépend de la réalisation des objectifs économiques fixés par leur gouvernement[2].
Le produit intérieur brut, un compromis
Le PIB est un agrégat complexe d’activités et de domaines différents. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, dénomination ultérieure) puis les Nations Unies (ONU) ont défini le terme d’«activité économique productive». Bien qu’elle ait fait l’objet de quelques compromis importants, cette définition a depuis été adoptée par l’ensemble des États.
Premièrement, les activités domestiques, telles que le travail domestique ou la prise en charge des membres de la famille, ne sont pas prises en compte dans le calcul du PIB car il est difficile de les quantifier et de les évaluer. Ces occupations, qui représentent une grande partie de l’activité humaine, relèvent curieusement de la définition de l’économie souterraine.
Deuxièmement, pour autant qu’elle consomme des ressources, l’activité de l’État est entièrement considérée comme une contribution productive à l’activité économique. Or, ce n’est souvent pas le cas, car une grande part de cette activité n’entraîne pas une hausse mais une diminution de la productivité, notamment dans des cas extrêmes où l’intervention de l’État se substitue à des activités privées plus productives (dépenses militaires p. ex.).
Troisièmement, les activités informelles de l’économie souterraine (ventes à l’étal, travail au noir ou activités illégales) ne sont pas prises en compte dans le calcul du PIB bien qu’elles aient une grande importance dans de nombreux pays[3]. Certains offices de la statistique incluent des estimations de ces activités informelles dans leurs calculs du PIB, mais la part prise en compte n’est pas claire, sans parler des divergences de calcul entre les pays.
Ces problèmes fondamentaux liés au calcul du PIB entraînent des incohérences et ouvrent la voie à la manipulation des statistiques sans que cela ne soit ouvertement manifeste. Il en découle une image faussée de l’état de l’économie et de la société. Il existe évidemment des mesures censées contrer cette manipulation: l’intensification des échanges commerciaux entraîne un surcroît d’informations pour les partenaires commerciaux et les organisations internationales, telles que la Banque mondiale ou l’OCDE, vérifient les données économiques nationales. Cela ne semble toutefois porter ses fruits que dans une certaine mesure.
Mesurer le PIB à partir de la luminosité
Une approche complètement différente pour quantifier l’activité économique agrégée consiste à mesurer la luminosité que celle-ci émet la nuit. Ces données sont collectées par satellite avant d’être enregistrées et publiées par l’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace (Nasa) des États-Unis. Les conditions météorologiques, notamment la formation de nuages et de brouillard, sont prises en compte; les satellites utilisent des fréquences infrarouges, ce qui permet de détecter les nuages. Des analyses minutieuses confirment le lien étroit et systématique entre la luminosité nocturne et le PIB[4]. Mais il est aussi possible de mesurer la puissance économique d’un pays sans se référer au PIB, car les satellites enregistrent des variations, c’est-à-dire une croissance ou une contraction. Ces augmentations ou diminutions relatives permettent donc d’examiner l’évolution de la luminosité, indépendamment de son niveau absolu.
Cette approche présente trois avantages essentiels par rapport à la mesure classique du PIB. Premièrement, dans certains pays, en particulier ceux dotés d’une faible capacité étatique, les possibilités de mesurer le PIB via la méthode traditionnelle sont limitées. Ces pays s’appuient donc davantage sur des estimations sommaires que sur des enquêtes exhaustives et représentatives menées auprès des nombreuses petites et microentreprises ou dans les régions périphériques. La mesure par satellite permet de quantifier le PIB régional et local à moindres coûts. Le deuxième avantage de cette méthode est la disponibilité rapide, voire immédiate, des données. Enfin, l’activité humaine relevée par satellite ne dépend pas des offices nationaux de la statistique et n’est pas soumise aux influences politiques locales.
La luminosité nocturne n’est pas infaillible
Les détracteurs de cette méthode soulignent que la luminosité nocturne ne serait, dans le meilleur des cas, qu’une approximation utile de l’activité économique globale et non une mesure précise[5]. Il existe effectivement un risque de double comptage car l’emploi du PIB – en particulier la consommation, mais aussi les investissements – entraîne des émissions lumineuses, ce qui gonfle le PIB. L’intensité de la luminosité nocturne est en outre affectée par la réflexion de la lumière solaire sur la neige, les changements d’heure ou des activités qui se déroulent sous terre ou exclusivement de jour. La manipulation des données obtenues par cette méthode est certes plus difficile étant donné que les gouvernements ne mesurent pas eux-mêmes la luminosité nocturne, mais ils ont néanmoins la possibilité d’agir sur le rayonnement émis par leur pays.
Certains États pauvres tentent de minimiser les chiffres de leur PIB afin de bénéficier du soutien financier généreux des institutions internationales telles que la Banque mondiale. Pour y parvenir, ils ne détruisent pas des ateliers de production, mais adaptent les chiffres publiés par l’office de la statistique de leur pays. Si l’intensité de la luminosité nocturne sert de critère d’évaluation du PIB, ces États pourront par exemple réduire l’éclairage public. À l’inverse, les régimes autoritaires tentent généralement de démontrer leur puissance économique afin de prouver à leur population et aux autres pays leur capacité à mener une politique économique. À cet effet, des installations sportives telles que les terrains de football peuvent par exemple être éclairées toute la nuit. Les possibilités de manipulation sont cependant plus coûteuses que dans le cas d’une mesure traditionnelle du PIB et certaines tentatives de manipulation peuvent être détectées et corrigées à l’aide de l’intelligence artificielle.
Mesurer par satellite le produit intérieur brut constitue donc un bon moyen de détecter les écarts par rapport aux statistiques officielles[6]. La méthode de la luminosité nocturne permet notamment d’étudier des régions comme le lac de Constance ou les Alpes qui dépassent les limites communales ou n’existent plus à la suite de fusions de communes. La mesure du PIB depuis l’espace recèle donc un énorme potentiel pour une analyse de l’évolution économique tenant davantage compte des problèmes, indépendamment des frontières statistiques établies. Cette méthode permet de surmonter en partie les difficultés liées à la prise en compte de l’économie souterraine, qui pourrait être importante, voire en progression constante, dans de nombreux pays. La luminosité nocturne ne doit toutefois pas être considérée comme un substitut mais comme un complément judicieux de la méthode classique de mesure de l’activité économique. Son utilisation devrait être intensifiée, également en Suisse.
Bibliographie
- Briviba A. et al. (2024). Governments manipulate official statistics: Institutions matter, European Journal of Political Economy, 82, 102523.
- Chen S., Qiao X. et Zhu Z. (2021). Chasing or cheating? Theory and evidence on China’s GDP manipulation, Journal of Economic Behavior & Organization, 189, 657-671.
- Gibson J., Olivia S. et Boe-Gibson G. (2020). Night lights in economics: Sources and uses, Journal of Economic Surveys, 34(5), 955-980.
- Lehnert P. et al. (2023). Proxying economic activity with daytime satellite imagery: Filling data gaps across time and space, PNAS Nexus, 2(4).
- Martínez L. R. (2022). How much should we trust the dictator’s GDP growth estimates?, Journal of Political Economy, 130(10), 2731-2769.
- Schneider M. F. et Enste D. (2002). Hiding in the shadows: the growth of the underground economy, Fonds monétaire international.
Bibliographie
- Briviba A. et al. (2024). Governments manipulate official statistics: Institutions matter, European Journal of Political Economy, 82, 102523.
- Chen S., Qiao X. et Zhu Z. (2021). Chasing or cheating? Theory and evidence on China’s GDP manipulation, Journal of Economic Behavior & Organization, 189, 657-671.
- Gibson J., Olivia S. et Boe-Gibson G. (2020). Night lights in economics: Sources and uses, Journal of Economic Surveys, 34(5), 955-980.
- Lehnert P. et al. (2023). Proxying economic activity with daytime satellite imagery: Filling data gaps across time and space, PNAS Nexus, 2(4).
- Martínez L. R. (2022). How much should we trust the dictator’s GDP growth estimates?, Journal of Political Economy, 130(10), 2731-2769.
- Schneider M. F. et Enste D. (2002). Hiding in the shadows: the growth of the underground economy, Fonds monétaire international.
Proposition de citation: Frey, Bruno S.; Briviba, Andre (2025). Mesurer le PIB à partir de l’espace. La Vie économique, 15 mai.