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La formation professionnelle suisse peut-elle s’exporter?

Face à l’accélération des évolutions technologiques, la formation professionnelle doit plus que jamais s’adapter aux besoins de l’économie. C’est la raison pour laquelle le modèle de formation dual de la Suisse suscite un intérêt croissant dans le monde entier.
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Les systèmes de formation professionnelle américain et suisse se distinguent non seulement par leur mode de fonctionnement, mais aussi par l’âge moyen des apprenties et apprentis, plus élevé aux États-Unis. (Image: Keystone)

L’intelligence artificielle, les robots et les modèles commerciaux numériques sont autant d’évolutions technologiques qui transforment notre monde à une vitesse fulgurante, y compris sur le marché du travail, où les compétences sociales priment désormais sur les compétences professionnelles aux yeux des employeurs. Le Moniteur du marché de l’emploi suisse de l’Université de Zurich montre clairement que les compétences comportementales («soft skills»), comme l’esprit d’équipe, la résilience, la proactivité mais également l’expérience professionnelle, gagnent nettement en importance dans le pays (voir illustration 1). Or, ces compétences ne peuvent qu’être partiellement acquises dans les écoles à plein temps ou les hautes écoles. Il ressort ainsi d’une étude récente que les personnes qui ont engrangé une expérience professionnelle avant la fin de leurs études supérieures ont un avantage sur les autres à leur entrée sur le marché du travail.[1]

Ill. 1: Les compétences comportementales et l’expérience professionnelle sont de plus en plus prisées (analyse des offres d’emploi publiées en Suisse, 1950-2020)

Source: Moniteur du marché de l’emploi suisse, Université de Zurich / La Vie économique

 

Grâce à son solide système de formation professionnelle duale (formation initiale au degré secondaire II et formation supérieure au degré tertiaire), la Suisse offre un environnement économique propice aux PME. Ce dispositif permet aux personnes inscrites dans les écoles professionnelles et les institutions de la formation professionnelle supérieure de compléter leurs connaissances théoriques par des compétences professionnelles qu’elles développent en entreprise. Il existe également des systèmes comparables en Allemagne et en Autriche.

D’autres pays – dont l’Italie, la France ou les États-Unis – rencontrent beaucoup plus de difficultés avec leur stratégie de «l’université pour tous». En général, leur système comprend uniquement des programmes de formation générale et universitaire ou une formation professionnelle qui se déroule exclusivement à l’école et qui ne tient pas compte des besoins du marché du travail.

L’importance du système de formation pour le marché du travail

Les résultats de sondages réalisés auprès d’entreprises basées dans l’État du Colorado, en Ouzbékistan et au Népal[2] confirment la tendance observée en Suisse: partout, les compétences comportementales gagnent en importance par rapport au savoir-faire professionnel. Elles représentent des acquis transférables qui peuvent être mis à profit dans différents emplois.

Les analyses montrent également que la structure et la gouvernance[3] des systèmes de formation ont un impact sur la situation du marché du travail, par exemple sur le niveau de chômage (chez les jeunes) ou sur le taux de jeunes qui ne sont ni en formation, ni en activité. Quand on associe les organisations du monde du travail représentant les entreprises au développement des programmes de formation, on assure une meilleure préparation de la relève à l’entrée sur le marché du travail, car ce sont les entreprises qui savent le mieux quels sont les professionnels dont elles auront besoin demain. Les pays qui, comme l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, pratiquent ce type de gouvernance et disposent d’un système de formation perméable, sont davantage en prise avec les besoins du marché du travail et facilitent l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle. En conjuguant la formation générale, académique et professionnelle des degrés secondaire et tertiaire, leur offre permet au plus grand nombre d’atteindre un niveau de qualification supérieur et de se réorienter en cours de carrière, ce qui fait de la formation professionnelle initiale un tremplin particulièrement attrayant pour débuter un parcours professionnel.

La transformation numérique rend encore plus nécessaire une coordination étroite des programmes de formation formels avec les entreprises. En l’absence d’une telle collaboration entre les acteurs de l’éducation et de l’emploi, les systèmes de formation ne seront plus en mesure de fournir les compétences requises. En effet, le processus d’adaptation des plans de formation nationaux est trop lent par rapport à la rapidité des évolutions sur le marché du travail. En accomplissant la majeure partie de sa formation en entreprise, une personne peut se familiariser avec les nouvelles technologies et acquérir les compétences comportementales requises, tout en profitant d’un environnement de travail professionnel et de nombreux modèles. C’est la raison pour laquelle un grand nombre de pays s’intéressent au système de formation suisse et veulent comprendre pourquoi il donne d’aussi bons résultats.

Comparaison entre les États-Unis et la Suisse

On peut donc se demander si le système de formation suisse est facilement exportable. Globalement parlant, il ne l’est pas, car le contexte politique, économique, institutionnel et culturel est trop différent dans les autres pays. Même en Allemagne et en Autriche, où le système de formation dual s’inscrit dans une tradition de longue date, la situation n’est pas comparable à celle de la Suisse. En Allemagne, l’influence des syndicats sur la formation professionnelle est beaucoup plus forte, ce qui explique pourquoi, en moyenne, les apprentissages n’y apportent pas un bénéfice net aux entreprises. Quant à l’Autriche, elle a recours aux subventions pour inciter les entreprises à assurer des formations, ce qui n’est pas le cas de la Suisse. Dans la plupart des autres pays, la formation générale universitaire est souvent la seule voie d’accès au monde du travail, ce qui rend de plus en plus difficile l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle.

Toutefois, d’autres pays peuvent apprendre du système de la Suisse. En s’extrayant du contexte culturel, institutionnel et politique et en se focalisant sur les fonctions d’un système de formation, on décèle des pistes d’amélioration. Les résultats des recherches qui ont été menées permettent d’expliquer pourquoi le système suisse fonctionne aussi bien et d’aider ainsi les responsables des réformes dans d’autres pays à identifier des équivalences fonctionnelles au sein de leur propre système, afin de les renforcer.

Prenons l’exemple des États-Unis qui s’intéressent au système de formation suisse. Ils disposent déjà d’un système d’apprentissage qui s’avère certes fonctionnel, mais sert uniquement à l’intégration sur le marché du travail. Comme il ne débouche pas sur un diplôme homologué, il n’attire pas les jeunes et il n’est pas rattaché au système de formation. En Suisse, l’apprentissage intègre systématiquement le travail en entreprise. Il fait partie de la formation initiale duale, qui est inscrite dans la loi et qui permet d’accéder à un niveau supérieur et de se réorienter dans le système de formation. Les fonctions diffèrent donc d’un pays à l’autre, comme le met en évidence le tableau ci-dessous.

Différences entre le système d’apprentissage des États-Unis et la formation initiale professionnelle duale de la Suisse

États-Unis Suisse
Fonction Intégration des personnes sans-emploi sur le marché du travail (comparable au semestre de motivation «semo» en Suisse[4]) Formation professionnelle initiale pour l’accès au marché du travail et pour la progression et la réorientation au sein du système de formation
Programme de formation reconnu par la loi Non Oui
Âge moyen d’entrée 29 ans 17 ans
Durée De 3 à 48 mois, avec d’importants écarts dans la qualité Programmes de formation professionnelle initiale de 2, 3 ou 4 ans, fondés sur des normes fédérales et soumis à des contrôles de la qualité
Contenu de la formation Souvent très étroitement lié aux besoins de l’entreprise concernée Couvre un très vaste éventail de compétences répondant aux besoins de l’ensemble du secteur
Classification Cité[5] Nein Oui (niveaux 3 à 5)
Formation générale obligatoire dans une école professionnelle Non, participation basée sur le volontariat Oui, 1 à 2 jours par semaine
Délivrance d’un certificat ou d’un diplôme (reconnu par l’autorité en charge de la formation) Non Oui
Acteurs impliqués  Entreprise concernée, autorités responsables du marché du travail Associations professionnelles, entreprises membres, autorités fédérales et cantonales en charge de la formation, écoles
Mobilité garantie sur le marché du travail et au sein du système de formation Non Oui, grâce à un diplôme reconnu à l’échelle nationale
Source: illustration de l’auteure / La Vie économique

Soutien de la Suisse à l’État de l’Indiana et à l’Ouzbékistan

Aux États-Unis, les apprentissages agréés étant peu attrayants et ne débouchant pas sur un diplôme, plus de dix États fédéraux sont en quête de solutions. Ainsi, l’Indiana entend réduire le taux d’abandons scolaires dans les high schools (équivalent des écoles de maturité gymnasiale) en s’engageant dans une étroite coopération avec les entreprises. En concertation avec de nouvelles organisations sectorielles, comme l’Indiana Banking Association, cet État américain examine actuellement les possibilités qu’auraient ces dernières de développer avec les écoles des programmes facilitant l’entrée et la progression des jeunes dans le monde du travail. Il envisage également la mise en place de hautes écoles du degré tertiaire ainsi que l’introduction de diplômes de formation professionnelle supérieure, avec pour objectif d’éviter les impasses dans les parcours de formation, une mesure importante pour cet État accueillant de nombreuses PME.

Des coopérations similaires voient aussi le jour dans d’autres pays. En Ouzbékistan, par exemple, le tourisme peine à se développer car les diplômés des hautes écoles ne restent généralement pas longtemps dans ce secteur, qui pâtit d’un manque de professionnels qualifiés. L’industrie hôtelière a donc décidé de prendre les choses en main et de clarifier ses rôles et responsabilités avec les autorités en charge de la formation afin de préparer avec elles la relève en misant sur la qualité. Le Center on the Economics and Management of Education and Training Systems (Cemets) de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) soutient ces efforts en réalisant des études visant à identifier les particularités et les opportunités du système ouzbek afin de concevoir des solutions adaptées au contexte avec les partenaires concernés.

Les réformes institutionnelles prennent du temps, et leurs effets ne se produisent jamais du jour au lendemain. Après plus d’une décennie de collaboration avec de nombreux pays et des États fédéraux américains, l’expérience montre que, pour obtenir des résultats durables, il faut mener une démarche coordonnée, basée sur des données probantes, apprendre de ses erreurs et célébrer les succès, même modestes, comme autant d’étapes vers une réussite à long terme. Le Cemets fête cette année son dixième anniversaire et se réjouit de constater que, dans beaucoup de pays, le travail accompli a porté ses fruits.

  1. Voir Oswald-Egg et Renold (2021). []
  2. Voir Népal: Renold et al. (2024a); Ouzbékistan: Renold et al. (2024b); Colorado (États-Unis): Renold et al. (2017). []
  3. La structure d’un système de formation se caractérise par les différents niveaux de formation qu’il intègre et les programmes de formation formels correspondants. La gouvernance recouvre l’ensemble des acteurs des systèmes de la formation et de l’emploi qui conçoivent, mettent en œuvre et évaluent les programmes de formation. []
  4. Voir Weber M. (2003). Les semestres de motivation: un programme contre le chômage des jeunes. La Vie économique, août. []
  5. Cité: Classification internationale Type de l’éducation définie par l’Unesco. []

Bibliographie
  • Oswald-Egg M. E. et Renold U. (2021). No Experience, No Employment: The Effect of Vocational Education and Training Work Experience on Labour Market Outcomes after Higher Education. Economics of Education Review 80. Février.
  • Renold U., Bhandari U., McDonald P., Lickert E., Sharma A. et Subedi S. (2024a). Constitutional reform and its impact on TVET industry in Nepal: Fourth report in support of developing understanding and finding the way forward for federalizing the TVET sector in Nepal – Organized Industry. CES Studies, vol. 49, Zurich: EPFZ.
  • Renold U., Marie Caves K. et Palayil M.A. (2024b). Skills shortage and training trends: Results of a study on employers’ willingness to train in the hospitality sector in Uzbekistan. CES Studies, vol. 46, Zurich: EPFZ.
  • Renold U., Bolli T., Caves K., Buergi J. (2017). Training for growth: Skills shortage and companies’ willingness to train in Colorado. An application of the KOF Willingness to Train Survey. KOF Studies, n° 94, juin 2017.

Bibliographie
  • Oswald-Egg M. E. et Renold U. (2021). No Experience, No Employment: The Effect of Vocational Education and Training Work Experience on Labour Market Outcomes after Higher Education. Economics of Education Review 80. Février.
  • Renold U., Bhandari U., McDonald P., Lickert E., Sharma A. et Subedi S. (2024a). Constitutional reform and its impact on TVET industry in Nepal: Fourth report in support of developing understanding and finding the way forward for federalizing the TVET sector in Nepal – Organized Industry. CES Studies, vol. 49, Zurich: EPFZ.
  • Renold U., Marie Caves K. et Palayil M.A. (2024b). Skills shortage and training trends: Results of a study on employers’ willingness to train in the hospitality sector in Uzbekistan. CES Studies, vol. 46, Zurich: EPFZ.
  • Renold U., Bolli T., Caves K., Buergi J. (2017). Training for growth: Skills shortage and companies’ willingness to train in Colorado. An application of the KOF Willingness to Train Survey. KOF Studies, n° 94, juin 2017.

Proposition de citation: Renold, Ursula (2025). La formation professionnelle suisse peut-elle s’exporter? La Vie économique, 06 octobre.