Rechercher

Les accords commerciaux, des contrats de partenariat très élaborés

La Suisse a déjà conclu trente-cinq accords de libre-échange, dont l’un avec l’Union européenne en 1973 et un autre, tout récemment, avec l’Inde. Que contiennent les milliers de pages de ces accords?
Schriftgrösse
100%

L’économiste Jagdish Bhagwati compare le réseau toujours plus complexe d’accords commerciaux bilatéraux et plurilatéraux à un «bol de spaghettis». (Image: Keystone)

Imaginez que vous veniez d’emménager dans un quartier résidentiel et que vous souhaitiez établir des relations de bon voisinage. Votre voisin, qui met toute son énergie à tondre le gazon, vous propose de s’occuper de votre pelouse. En échange, vous lui offrez une partie des poires de votre jardin que vous ne pourrez pas toutes consommer. Vous vous mettez immédiatement d’accord.

Les choses se passent de la même façon pour les accords commerciaux, à la différence près que les protagonistes sont des États, qu’ils ne sont pas forcément voisins et que ces accords peuvent être conclus par plusieurs parties. En mars 2024, les États membres de l’Association européenne de libre-échange (ou AELE, qui comprend l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse) ont signé un accord commercial de ce genre avec l’Inde.

Laisser de côté les domaines sensibles

Revenons à notre exemple du gazon. Comme vous n’avez conclu un accord qu’avec votre voisin et que tous les autres riverains en sont exclus, il s’agit d’un contrat à conditions préférentielles. Les États procèdent de même: via des accords préférentiels, ils améliorent leur accès réciproque au marché et la sécurité juridique des acteurs économiques des États partenaires, allant ainsi plus loin que les principes fondamentaux établis par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui établit les règles du commerce mondial et veille à leur application.

Bien que, selon les règles de l’OMC, les accords préférentiels doivent servir à instaurer une libéralisation complète des échanges entre des pays, ces derniers disposent d’une marge de manœuvre pour protéger les domaines sensibles. Pensez par exemple aux tulipes que votre voisin devra ménager. Contrairement à ce que suggère la notion courante d’accord de libre-échange, ce n’est pas automatiquement une ouverture complète des marchés qui est recherchée. L’agriculture, par exemple, est un domaine que les États souhaitent fréquemment protéger. L’Inde et les États de l’AELE ont ainsi manifesté leurs sensibilités respectives dans ce domaine et n’ont que partiellement réduit ou supprimé les droits de douane sur les produits agricoles. Les accords préférentiels respectent aussi d’autres normes spécifiques aux pays, telles que les normes relatives aux denrées alimentaires.

Un bol de spaghettis

Un accord commercial est donc un contrat de partenariat très élaboré, qui définit les conditions des échanges transfrontaliers de biens et de services et sert d’ouvrage de référence. On y recense par exemple les facilités douanières pour un produit spécifique. Ainsi, les tondeuses à gazon portent en Suisse un numéro de douane univoque à huit chiffres, soit 8433.1100.

Or, il n’existe pas qu’un seul contrat, mais près de 370 accords commerciaux (bilatéraux ou plurilatéraux, régionaux ou intercontinentaux) conclus entre divers pays, dans diverses combinaisons. Il n’est donc pas surprenant qu’il en résulte un enchevêtrement complexe, qualifié de «bol de spaghettis» par l’économiste Jagdish Bhagwati.

L’effet «bol de spaghettis» s’explique en partie par le blocage persistant de la voie des accords plurilatéraux au niveau de l’OMC. De nombreux États contournent cet obstacle en concluant des accords préférentiels. Ne pouvant plus compter sur la mise à jour des contrats plurilatéraux et face à la complexité grandissante des flux commerciaux, les États établissent de plus en plus souvent leurs propres règles dans un cercle restreint.

Des accords commerciaux conclus au pas de course

C’est pour cette raison que les textes des accords commerciaux sont devenus de plus en plus denses avec le temps. Les annexes de l’accord signé avec l’Inde contiennent par exemple quelque 180 pages consacrées aux concessions accordées par la Suisse dans le domaine du trafic des biens et des services.

La palette des sujets abordés dans ces accords est elle aussi très vaste. On y stipule notamment les règles dites d’origine, qui définissent dans quel cas un produit provient d’un État partenaire (parce qu’une importante partie de la préproduction y a été effectuée) et, de ce fait, peut bénéficier de préférences tarifaires. Les accords commerciaux règlent également des questions d’ordre technique, sanitaire ou phytoprotecteur, ce qui permet d’éviter des entraves au commerce inutiles et arbitraires et de garantir la protection de la santé et la sécurité des produits. Autre sujet important: l’amélioration des conditions-cadres pour les investissements. On encourage généralement ces derniers en instaurant une égalité de traitement entre les investisseurs nationaux et étrangers, par exemple lors du rachat d’une société ou de la création d’une filiale.

Souvent, ces accords commerciaux portent aussi sur la réglementation des marchés publics dans le but de garantir la transparence des appels d’offres des pouvoirs publics et la participation des fournisseurs des pays partenaires.

Lors des négociations, les États cherchent également à renforcer la protection juridique de certains droits de propriété intellectuelle, car les entreprises exportatrices suisses ont intérêt à ce que leurs innovations et leurs données de tests ne soient pas copiées. La protection juridique inclut entre autres les brevets, les secrets commerciaux, les droits d’auteur, la protection du label Suisse («Swissness»), de même que les indications géographiques d’origine qui recouvrent un large spectre, du gruyère à la poire à Botzi fribourgeoise. Revoici notre thème du jardin! Des sujets plus actuels, comme celui du développement durable ou des thèmes concernant les PME (voir encadré), sont désormais traités dans les accords commerciaux, y compris dans les accords conclus par la Suisse.

Adopter une approche pluridimensionnelle

Les États scellent leurs accords commerciaux au travers de procédures de signature internationales et d’approbation interne. Après la conclusion des négociations par l’Inde et l’AELE, l’accord a été peaufiné sur le plan juridique et signé à l’échelon ministériel. Il pourra entrer en vigueur quand toutes les parties contractantes auront achevé les procédures d’approbation internes. En Suisse, ce sont les Chambres fédérales qui doivent donner leur approbation, ou éventuellement le peuple suisse si le référendum facultatif est saisi.

Avant d’en arriver là, on négocie intensément et sur de très nombreux sujets. Pour l’accord Inde-AELE, par exemple, ce sont onze groupes d’experts qui se sont penchés sur des questions allant du travail aux droits de douane. Les entretiens sont divisés en séances plénières et intermédiaires, dont la cadence est fixée par les négociateurs et négociatrices en chef qui peuvent se saisir directement des problèmes les plus épineux durant les phases critiques, en impliquant parfois des supérieurs hiérarchiques jusqu’à l’échelon ministériel. Les réunions peuvent être virtuelles ou physiques, selon l’avancement des négociations et la nécessité d’organiser des discussions informelles.

La mécanique des négociations doit être bien huilée et finement calibrée d’un point de vue politique. Les fenêtres d’opportunité pour la conclusion d’un accord peuvent s’ouvrir et se refermer rapidement en raison d’élections nationales, comme cela a été le cas en Inde, où les élections législatives ont été fixées à court terme pour 2024.

Les équipes doivent en outre adopter une approche pluridimensionnelle. Lors des négociations avec l’État partenaire, elles doivent garder à l’esprit leur mandat de politique intérieure et les intérêts des parties prenantes. À cela s’ajoute le fait que, la plupart du temps, la Suisse ne négocie pas seule, mais dans le cadre de l’AELE. Sa position doit donc toujours être en adéquation avec celles des autres États membres de ce groupe.

Le réseau commercial de la Suisse est dense (état: août 2024)

Des négociations sont en cours avec le Kosovo, la Malaisie, le Mercosur, le Vietnam et la Thaïlande. La Suisse a signé une déclaration de coopération avec Maurice, la Mongolie, le Myanmar, le Nigeria et le Pakistan. Source: Seco, présentation de l’auteur / La Vie économique

L’AELE: petite, mais bien là

Pour quelles raisons la Suisse négocie-t-elle ses accords commerciaux dans le cadre de l’AELE? L’AELE a été fondée en 1960 par sept États (la Suisse, le Danemark, la Norvège, l’Autriche, le Portugal, la Suède et le Royaume-Uni) dans le but de libéraliser le commerce entre ses membres et de jeter une passerelle d’intégration en direction de la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l’Union européenne (UE).

Si l’AELE se concentrait à l’origine sur l’Europe, elle s’est ouverte dans les années 1990 à des partenaires du monde entier, une orientation qui s’est encore accentuée depuis que la Suisse est le seul pays membre de l’AELE, qui n’est plus constituée aujourd’hui que de quatre pays (Suisse, Islande, Liechtenstein et Norvège), à ne pas avoir adhéré à l’Espace économique européen (EEE).

Actuellement, la Suisse dispose d’un vaste réseau de 35 accords commerciaux conclus avec 45 partenaires hors de l’UE et de l’AELE (voir illustration), dont la majeure partie a été négociée dans le cadre de l’AELE. Agiles et ouvertes, les économies nationales des États de l’AELE parviennent à conclure des accords dans le monde entier, ouvrant la porte à des partenariats stratégiques et positionnant leurs entreprises au niveau international. Les avantages des négociations communes sont la taille accrue des marchés, une plus grande force de négociation ainsi que le partage des ressources et du savoir-faire.

Il ne faudrait pas sous-estimer la valeur ajoutée des accords commerciaux, surtout à une époque où les grands États ont tendance à se consacrer davantage à leur propre jardin, dont ils redéfinissent la politique industrielle et qu’ils cloisonnent dans une démarche protectionniste. Dans le cadre de sa politique économique extérieure libérale, la Suisse doit se demander comment elle peut développer son réseau commercial, garantir la compétitivité de son économie et garder son jardin verdoyant.

 

Proposition de citation: Wüthrich-Bovet, Simon (2024). Les accords commerciaux, des contrats de partenariat très élaborés. La Vie économique, 10. septembre.

Développement durable, petites et moyennes entreprises et commerce en ligne

Les dispositions relatives au développement durable ont pour but de garantir que les engagements découlant des accords internationaux sur l’environnement et le travail (comme l’Accord de Paris sur le climat) soient respectés et que les États s’engagent en faveur de flux commerciaux et d’investissements durables. L’accord avec l’Indonésie prévoit par exemple que l’huile de palme ou l’huile de palmiste ne peuvent être importées en Suisse à un tarif douanier préférentiel qu’à la condition qu’une preuve de leur durabilité est apportée – une première pour la Suisse.

Il s’agit en outre de renforcer les conditions régissant le commerce en ligne telles que les procédures douanières dématérialisées ou la promotion des systèmes de paiement et de comptabilité électroniques.

Les accords contiennent la plupart du temps des mesures ciblées pour les petites et moyennes entreprises, visant à leur faciliter l’utilisation des accords commerciaux, comme l’obligation de mettre en ligne de manière groupée des informations commerciales, et à prévoir des dispositions en matière de coopération.